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 JUAN GELMAN 
            : à la recherche, sans cesse Dans le cadre de cette rubrique, nous vous proposons des portraits de poètes dont l'œuvre et l'expérience se mêlent, vont de pair pour bien souvent ne faire qu'un. Juan Gelman fait bien entendu partie de cette catégorie, mais une incertitude demeure toutefois, est-ce ici la vie qui inspire les mots ou bien plutôt la poésie elle-même qui donne un relief plus marqué, voire une justification irrévocable aux soubresauts d'une existence particulière, parfois tragique ? Il est probable que l'œuvre de Juan Gelman échappe à ces considérations, nous en sommes même bien au-delà, car les mots deviennent organiques, ils sont tour à tour respiration, cris, pleurs, ou tremblements. Ils sont du domaine du corps, non plus du simple fait de l'art.  
            
              Le motIl habite dans l'ombre le mot qui te nommerait. Quand il te nommera tu seras ombre. Tu crépiteras dans la bouche qui t'a perdue pour t'avoir.
 Juan Gelman est né dans la capitale argentine Buenos Aires le 3 mai 1930. Il vit une enfance sans histoire, entre lecture et football. Alors qu'il n'a que quatre ans, son frère lui récite des poèmes de Pouchkine en russe dans le texte. Il découvre Dostoïevski à l'âge de seulement 8 ans, probablement encouragé en ce sens par des parents issus de l'immigration russe, ce qui selon la " légende " lui vaut quelques jours de forte fièvre. Imaginez la tête du docteur en constatant une chose pareille…
 De Pouchkine, il gardera le souvenir enchanté d'une musicalité, d'un son bien particulier, et en fera l'une des exigences de son écriture future, comme nous pouvons le constater, ou plutôt devrais-je dire l'entendre, dès son premier recueil paru en 1956, alors qu'il est âgé de 26 ans : « Violín y otras cuestiones »
 
            
              | Habítame, penétrame.Sea tu sangre una con mi sangre.
 Tu boca entre a mi boca.
 Tu corazón agrande el mío hasta estallar.
 Desgárrame.
 Caigas entera en mis entrañas.
 Anden tus manos en mis manos.
 Tus pies caminen en mis pies, tus pies.
 Ardeme, árdeme.
 Cólmeme tu dulzura.
 Báñeme tu saliva el paladar.
 Estés en mi como está la madera en el palito.
 Que ya no puedo así, con esta sed
 quemándome.
 
Con esta sed quemándome. 
La soledad, sus cuervos, sus perros, sus pedazos. 
 Extrait de Violín y otras cuestiones, 1956
 
 |    Son parcours d'homme de lettres débute par des collaborations avec divers mouvements et groupes littéraires ainsi que le début d'une carrière de journaliste. Il publie plusieurs ouvrages entre 1956 et 1973 et s'affirme progressivement comme une voix majeure de la poésie argentine et plus largement latino-américaine. 
La poésie de Gelman se caractérise notamment par une volonté de recherche, d'expérimentation sur le langage. Faire de la langue un mysticisme. Pour cela il utilise notamment une variante de l'espagnol parlée à Buenos Aires, le porteño. La musicalité, nous l'avons vu, est une autre des caractéristiques de cette poésie, si bien qu'il peut parfois sembler incomparablement plus intéressant de lire les poèmes en version originale, même pour un non hispanophone incurable et convaincu. 
 
            
              | El niño duerme
 al pie de un árbol y el aire
 que lo relata brilla
 como vida en la vida. Se vuelca
 con claro alivio sobre
 la piel llena de caminos, sube
 en el fulgor del día
 para darle fulgor y el otoño
 quiere al niño que duerme
 al pie del aire
 y el espanto se va, corrido
 por una voz
 que nadie escucha todavía
 en la marea de las huellas.
 Extrait de Oficio ardiente, 2005, page 541 
 
 |     Mais en 1976, le coup d'état militaire du 24 mars qui instaure la dictature argentine va profondément bouleverser la vie de Gelman. Contraint à l'exil notamment pour sa participation supposée au mouvement révolutionnaire armé des Montoneros, il se réfugie en Europe, à Rome et Paris principalement. 
             
              | LA FRICHE
 Animal de friche, mémoire, tu manges des herbages qui n'ont plus poussé. Extrait de Les salaires de l'impie et autres 
                  poèmes, éditions PHI, 2002
 
 |    La dictature aura des conséquences tragiques sur la vie de Gelman ainsi que sur celle des opposants à la junte militaire. Il est mis en place un scandaleux réseau d'adoption illégale pour enlever les enfants des opposants, et les confier à d'autres familles, plus « dociles », pour la plupart militaires. Ainsi la belle-fille, alors enceinte, et le fils de Juan Gelman sont-ils enlevés, et la petite fille plus tard adoptée par un couple uruguayen. Il ne reverra plus jamais son fils, ni sa belle-fille. Il retrouve cependant sa petite-fille en l'an 2000, des tests ADN confirment la filiation. Il recherche toujours depuis à retrouver la trace de sa belle-fille qui n'aurait semble-t-il pas été victime du régime dictatorial. 
La poésie de Gelman se ressent bien sûr de ce contexte dramatique, il ne peut en être autrement. La force et la colère, le brut et l'intense parcourent le moindre vers et diffusent des impressions très vives, qui prennent à bras le corps.
           
             
              | LE COURAGE
 Mot qui se consume en respirant, nommer ses impossibles, os qui ont brûlé pour lui donner de l'ombre, palais achevé dans ses salives, ce qui a été corps et se calcine pour que commence l'horizon. Le vers creuse la poésie et, autour du monde, l'aube vaseuse est une forêt de sang. Ou les pas de la mort effrayée ? Il n'y a déjà plus de villes refuges, Cédès, Arama, Asor ont le front trempé de sueur, se sont enfuies leurs alouettes vers les bâtons du soleil. Tout est déjà naissance. Extrait de Les salaires de l'impie et autres poèmes, éditions 
                  PHI, 2002
 L'ANIMAL
 Je cohabite avec un obscur animal.Ce que je fais de jour, il le mange de nuit.
 Ce que je fais de nuit, il le mange de jour.
 La seule chose qu'il ne mange pas c'est ma mémoire. Il s'acharne à palper
 la moindre de mes erreurs et de mes peurs.
 Je ne le laisse pas dormir.
 Je suis son obscur animal.
 Extrait de Les salaires de l'impie et autres 
                  poèmes, éditions PHI, 2002
 
 |      Et ce n'est certainement pas son retour en Argentine en 1988 après 12 ans d'exil qui apaisera les incandescences d'une poésie qui si elle est rarement « engagée » de façon explicite, frontale, n'en demeure pas moins riche en revendications et proclamations sous-jacentes.  
             
              | sud-américains
 est-il parti à travers l'air ou était-ilune invention de gorge verte ?
 Isidore Ducasse de Lautréamont
 est parti à travers l'air ou était :
 une invention de gorge verte
 un Isidore de l'autre amour
 qui mangeait des visages pourris
 mélancolies désespoirs
 peines toutes blanches tristes rages
 et dressait ensuite son courage
 et remplaçait l'infortune
 par l'une ou l'autre clarté
 
le sud-américain mag-nifique aux algues dans la bouche
 où trouvait-il des clartés ?
 il les trouva sur des visages pourris
 mélancolies désespoirs
 peines toutes blanches tristes fureurs
 qui lui touchèrent le coeur
 comme on dit le pourrirent
 désespéré attristé
 on le vit comme un petit oiseau
 au coin de Canelones et Boul' Mich'
 promenant la Mélanco Lie
 comme une fiancée pure
 dissimulant des viols
 commis dans le quartier
 
"oh douce fiancé" lui disait-illa clouant contre ses bras
 ouverts et une sorte de
 mer lui sortait
 par le regard par la bouche
 par les poignets par la nuque
 « voyons comment tu meurs » lui
 disait-il « ma belle » lui disait-il
 pendant qu'il l'aimait spécialement
 et la désarmait à Paris
 comme une fête comme un feu
 hier continue de crépiter
 dans une chambre de Poissonnières
 qui sent la sueur américaine
 
ea Ducasse Lautréamontmontévidéen ea ea
 eu vide o monte de ta mort
 pareille à une boule d'or
 une chaleur dégainée
 la tristesse décapita
 la fureur apaisa
 il est parti à travers l'air ou était
 un Isidore Ducasse mort
 cette fois-ci seulement
 ou comme pluie d'un autre amour
 mouilla Notre Dame de
 la Commune armée et aimée
 avec la beauté qui montait
 de sa gorge vert pourri
 
en mille neuf soixante-septpar le ravin des perroquets
 on l'entendit presque voler
 ou il semblait crépiter
 contre la forêt trouée
 les désespoirs du pays
 les mélancolies les plus grosses
 mais ce fut l'autre qui tomba
 cette fois-ci seulement
 pendant que Ducasse se reposait
 dans un campement d'ombres
 Extrait d'Obscur ouvert, 
                  éditions PHI, 1997 |      Tout au long de sa carrière poétique, que ce soit avant, pendant ou après la dictature, chez lui ou en exil, Juan Gelman a gardé intactes ses exigences. Il a mené sa recherche artistique sans relâche, ne cessant pas un seul instant, est resté fidèle à son travail sur la langue, toujours soucieux d'une certaine intertextualité. 
             
              | L'aveugle
 Ne pose devant l'aveugle rien qui puisse le faire trébucher. Il a honte de sa cause et ne cherche qu'un endroit sous la vie huileuse, le domaine enragé ou graisseux, pour tourner autour du puits palpitant. Qu'en sortira-t-il sinon les riens de l'halètement ? L'aveugle a vu ce qui ne s'est pas passé. Il a des revers d'animal et sonne contre les cordes du néant possible.
 Extrait de Les salaires de l'impie & autres poèmes 
                  éditions PHI, 2002 |      De même que ses thèmes de prédilection, parmi lesquels l'amour, la mort, la mémoire, l'enfance ou encore la poésie elle-même, ont jalonné tout son parcours. 
             
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 AMOUR QUI S'APAISE finit-il?commence-t-il? quelle nouvelle
 vieillesse l'attend encore?
 quel éclat? amour qui se penche
 
de soi-même vers soi-même étantaussi mémoire de soi
 mangeant
 de soi quelle vieille
 
ombre lui sucera la nuque? oh pestesqui ont visité mon pays
 ont attaqué sont parties
 étrangères comme le vent
 Extrait d'Obscur ouvert, 
                  éditions PHI, 1997 |      En conclusion, il m'apparaît naturel de terminer sur deux poèmes caractéristiques de la démarche de Gelman, extrait du recueil " Obscur ouvert ", où se manifestent la recherche linguistique et certains des thèmes récurrents de l'œuvre de ce poète, qui vit aujourd'hui à Mexico mais reprend petit à petit espoir d'un futur plus paisible pour l'Argentine. 
             
              | Les belles compagnies
 il arrive souvent qu'un vautour me travaille les entrailles sans les dévorer mais plutôt en les aimant ou les déchirant comme pour donner le jour à mes visages ultimes et regarde-les me dit-il regarde ce que tu manges animal me dit-il le beau vautour 
 Extrait d'Obscur ouvert, 
                  éditions PHI, 1997 |  
		  
		   
             
              | Par la parole tu me connaîtras
 tout l'avalanche les peines les oublisles pénombres la chair la mémoire
 la politique le feu le soleil d'oiseaux
 les plumes les plus violentes les astres
 les repentirs près de la mer
 les visages la houle la tendresse
 parfois à peine pénombrent
 oublient brûlent raillent astrent
 politisent ensoleillent oisellement
 plument se repentent et mémorisent maréent
 s'envisagent et houlent ou s'attendrissent
 se cherchent et se lèvent quand ils tombent
 meurent comme des substances naissent comme des substances
 s'entrechoquent sont la cause de mystères
 balbutient bavent se mangent se boivent
 se pleuvent pour dedans aux fenêtres
 se voient venir circulent dans leurs bras
 finissent par donner dans la parole comme morts
 ou comme vivants tournent cillent
 libres dans le son pris dans le son
 ils arpentent le monde humainement
 n'appartiennent à personne astres mers
 comme des repentirs comme des oublis
 peines en feu ou politiques
 pénombres de la chair oiseaux de ce visage
 et l'avalanche la mémoire la houle
 Extrait d'Obscur ouvert, 
                  éditions PHI, 1997 |  
		  
		  Poèmes traduits par Jean Portante
		  
             Quelques liens, autant de sources :  Biographie, bibliographie et liens sur Poezibao 
           Biographie sur wikipedia  
            Un article intéressant de L'express Le blog de Juan Gelman (en espagnol) : http://www.juangelman.com/wordpress 
           
 Teri Alves
 pour Francopolis
 mai 2007
 
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