Une traversée de mots

au goût de Noël...







 


     


Quelques douceurs des membres du Comité
   

       
      en ce temps spécial     !                


         

LA VALISE

Depuis son plus jeune âge, au delà des souvenirs les plus anciens, il n’avait jamais oublié d’emmener avec lui sa petite valise brune. Elle n’était pas en carton comme dans les contes, non, bien que petite, son contenu était trop lourd pour que le carton puisse en supporter le poids sans se déformer, et de cela il en avait grand peur, en laisser s’échapper le contenu à son insu.

Il avait gravé le code d’ouverture au centre de la vie de ses mains, juste au centre, là où les trois fleuves d’âme, d’être et de corps tressent leurs incessantes chansons. De temps en temps, il mettait ses mains en conque, coquillage à cinq volutes et il s’abîmait dans l’écoute des voyages certains qu’il ferait plus tard. Quand il serait tout à fait né.

On lui avait toujours vu cette démarche un peu empruntée, lançant loin ses pas en avant, les yeux en déroute, les cheveux bruissant sous les caresses du vent, voyageant en des chemins trop intérieurs pour être suivis, mais sur des routes trop exposées aux regards pour qu’il passe inaperçu.
Au soir des étapes, son premier geste était de déposer avec sollicitude son bagage sur le lit. Passer le plat de la main sur le cuir granuleux. L’entendre s’enfoncer en un soupir dans le moelleux des draps.

Alors seulement, il se dévêtait entièrement, laissant ces habits faussement honnêtes sur le dossier d’une chaise et il s’asseyait, là, au chevet de l’étrange bagage. Tenant dans son cœur tout ce qui s’était passé durant le jour et, comme un artiste marmiton, il le portait à ébulition dans les fourneaux de ses songes.

Le matin, il se réveillait d’un bond et soufflait les pétales nacrées que la nuit avait aimablement déposé sur sa valise. Puis repartait, encore pour une journée, chargé de son unique trésor. Quand le personnel de l’hôtel pénétrait dans sa chambre des effluves de petits pains très blonds, très tièdes et très tendres dansaient autour d’eux jusqu’à en imprégner leurs vêtements. Tout sur son passage évoquait un petit déjeuner aux aubes voluptueusement lumineux.

Personne, jamais, ne l’avait vu ouvrir sa valise. Celle-ci relevait du pure mystère. Comme ces ostensoirs d’église, le fonctionnement des coucoux suisses, la consistance de la brume et la géographie des flocons de neiges.

On disait qu’il était musicien et que c’était un instrument très rare et précieux qu’il transportait ainsi. D’autres imaginaient qu’il avait perdu la raison et que son voyage incohérent était une errance plus qu’un cheminement. Il revenait parfois à certains endroits, à dates précises, d’années en années. Puis, quelques fois, disparaissait totalement d’un lieu.

Il n’était pas sujet d’un conte ni d’une légende, car, chose étrange, on l’oubliait sitôt qu’il était parti, mais lorsque venaient les jours où il devait normalement refaire son apparition, il resurgissait dans les mémoires, on narrait son histoire aux plus jeunes et on recommençait à se lancer dans de grandes spéculations sur le contenu de sa valise. Les hôtels libéraient une chambre, quelques habitants préparaient des repas simples mais fortifiants, on lui trouvait l’une ou l’autre leçon particulière à donner aux enfants sans que celle-ci eût nécessairement une quelconque utilité.

Personne ne se l’avouait vraiment, mais ce qui rendait sa venue si

Et lorsqu’il revenait, on lui montrait les photos des nouveaux-nés, des mariages, des kermesses, des cavalcades et des ducasses; les preuves des retrouvailles, les progrès, les maisons rebâties après les incendies, les récoltes nombreuses, les malheurs partagés, les défis et les acquis.

Mais ça ne se passait pas toujours comme ça…. On l’avait vu battre la poussière de ses chaussures au sortir d’un petit bourg étriqué d’âmes austères. Trop lourdes avait il dit, je n’ai plus la force après toute cette route, et cette valise qui ne cesse de s’apesantir…

Il était vrai qu’au fil des ans, elle se plombait davantage, arquant la silhouette du petit homme, affaissant son regard, laissant une empreinte inaltérable dans les matelas, griffant les escaliers de bois, …

Mais on ne regardait pas trop à cette peine, le bonheur n’était que plus palpable à chacun de ses passages.
Un jour, à bout de souffle, l’échine courbée, il frappa à une porte inconnue dans un petit hameau essaimé près d’une ville nouvelle. Le gîte lui fut offert mais par simple devoir. Les enfants mis au lit, les tv vite éteintes. On l’observa longuement. Sans un mot, soupçonneux. Etranger sans métier, sans famille, il leur sembla soudain une proie très facile.

Au matin, ils exigèrent de lui le prix de son hébergement; il n’avait pas d’argent. Il les regarda sobrement, un sourire infime aux lèvres, déjà sur la partance. Il était fatigué de leur mauvais accueil, le lit était pourri, la chambre humide et sale, le dîner chiche, la compagnie absente. Les insultes murmurées, la convoitise visible.
Sa valise trônait tout en haut, sur le premier palier. Il n’avait pas eu le courage de la redescendre. On lui proposa de laisser là l’objet en gage contre un juste paiement des services rendus. Il consentit lassé. Sortit. Mais ne s’éloigna pas.

A peine l’huis clos, les hôtes encerclèrent la valise esseulée. Curieusement, elle n’avait pas d’ouverture, une simple poignée, une surface lisse, sans la moindre fente ni couture. Ils usèrent de ciseaux et de couteaux mais sa matière restait inviolable.
La fureur montait, le mystère arrogant troublait leur raison et augmentait leur peur. Munis de scies, il finirent, au bout de plusieurs heures, par éventrer le cuir.
Dehors, le petit homme poussa un léger gémissement.
Le père, de ses mains épaisses, fourragea par l’ouverture l’intérieur du bagage. La famille entière le fixait, les traits crispés, durcis par la tension. Ils virent soudain une expression de pure surprise, d’abasourdissement complet envahir la face jusqu’alors hargneuse du père. Il retira sa main brusquement puis l’inspecta scrupuleusement.


Dehors, un long frisson parcouru le petit homme.


La main du père ne lui faisait pas mal à proprement parler, la sensation était pourtant loin d’être agréable. Elle était comme écaillée par le froid, nue, jusqu’à l’os.
- Alors ? grogna le frère aîné…
- Chut ! répondit le père d’un voix emplie de crainte
- Quoi le vieux, dit le frère, moi ca ne me fait pas peur !
Et joignant le geste à la parole, il plongea ses deux mains dans l’ambrasure, et d’un coup sec écarta les plaies béantes de la valise jusqu’à obtenir un trou grand comme une assiette à spaghetti.


Dehors, les vêtements du petit homme commencèrent à se décolorer jusqu’à devenir d’un tendre rose chair.


Le trou fait, l’aîné contempla ses mains, interloqué : ses doigts lui semblaient gourds et solides, comme durcis par le gel. Pendant ce temps, le plus jeune des enfants, à peine âgé de trois ans, se pencha dessus la trouée :
- Ce que c’est noir et profond, dit-il
- Ce que c’est noir et profond, répondit l’écho…
Amusé, il éclata de rire et passa sa tête à l’intérieur.


Dehors, la blondeur des cheveux du petit homme prirent la couleur de l’or.


- Oh….. ce que c’est beau, dit l’enfant.
Puis retirant sa tête, il ébroua une chevelure devenue soudain plus longue et ondoyante.
Un frémissement parcouru l’assemblée… Cet enfant voyait et ressentait des choses que les deux hommes n’avaient pu percevoir.
- Montre nous ce que tu vois, somma l’aîné, tenant sa main pétrie de glace.
- Une lampe, dit l’enfant
Et sortant l’objet, il replongea à l’intérieur :
- Un livre d’histoires
Il retira l’objet sans même regarder.
-Une flûte
Et continua ainsi, dans le silence consterné de ses frères, à ponctuer ses découvertes d’un rire, tout en nommant les trésors qu’il déposait à ses pieds.


Dehors, la stature du petit homme devient plus imposante, comme étirée de l’intérieur.


Mais aux pieds de l’enfant, les hommes rudes ne voyaient, eux, que des choses abjectes, honnies jusque dans leurs pires cauchemars : des bêtes rampantes et gluantes, un objet ensanglanté, des miroirs renvoyant des visages mauvais, des livres emplis de souvenirs pénibles, les portraits de leurs précédentes victimes, .. le tout imprégnés d’odeurs fétides et de plaintes déchirantes.


Dehors, l’homme rayonnait maintenant d’une indicible lueur.


L’enfant commençait à se lasser de ce jeu sans compagnon. Il s’arrêta enfin. Autour de lui, ses frères, son père, les femmes en retrait paraissaient frappés de stupeur. N’osant avancer ni reculer. Immobiles, condamnés dans la contemplation de leurs propres terreurs.


Alors, l’homme resté au dehors avança vers la porte de la maison. Il sonna une fois, comme la veille, exactement à la même heure du jour.
Mais cette fois, ce fut la crainte qui accueillit le tintement. Personne ne se sentait la force d’aller ouvrir et par là même de briser la fascination morbide qui les emprisonnait tous autour de cette valise au contenu violé.

L’enfant seul, dévala l’escalier, et d’un grand rire ouvrir la porte :
-Ah, c’est toi, Monsieur, qu’ils sont beaux tes jouets !!!
-Je suis venu, dit l’homme, payer ma dette à tes parents
Et déposant trois plumes dans la paume de l’enfant, il gravit avec lui les marches vers le palier.

Le père reçut la somme : trois pièces d’aspect antique, auréolées d’or.
-Merci, dit-il bredouillant, voulez-vous que nous vous aidions à prendre votre bagage. Il vous semblait si lourd.
-Ca ira , répondit l’homme, ce ne sera plus nécessaire.
Il se pencha sur la valise, l’ouvrit bien grande, comme si elle n’avait jamais été magiquement close puis se pencha à l’intérieur. Il en sortit deux grandes ailes :
- Ca faisait longtemps… leur dit-il, avec un sourire amusé.
Elles lui allaient encore à merveille.

Il descendit, ouvrit la porte, ne se retourna pas et prit son envol.
Dans la maisonnée, ca sentait le petit pain tout juste sorti du four, un air de musique bourdonnait. Sur le palier, plus de valise, juste quelques jouets et l’enfant au milieu.


Et dans la froide main du père, trois plumes frissonnaient doucement.


 

 

Florence Noël



         
                                   

Créé le 1 mars 2002

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