Le Jura ! À
mon horizon, muraille bleue dans la poudre d’or du couchant, ou
mystérieusement modelé dans ses croupes, ses gorges, ses rochers et ses
forêts par les rayons rouges et indécis de l’aurore, il est un appel. Ses
ravines sauvages, ses sapins noirs au tronc d’argent m’ont comblé et rempli
d’un appétit douloureux et insatisfait. Je savais qu’il y avait encore des
ours il y a un demi-siècle. Comme cette gorge oblique, ses bancs de rocher
étagés, les grands sapins crevassés au tronc bossué, gris de lichens, me
semblaient réclamer la présence velue, circonspecte, le pas des grosses
pattes feutrées !
Je suivais la trace des sangliers dans
la neige d’hiver recouvrant les branches d’une mate blancheur, par-dessus
les sombres aiguilles des sapins et des ifs, le vert luisant des houx, les
feuilles rousses des fayards ; dans la neige fondante des jours
chauds, couleur d’ivoire, translucide où les ombres à peine bleues des
branchages s’enfoncent parmi le grain cristallin. Je ne les vis pas
souvent : par un temps de grande gelée, les bêtes rousses montant en
lacets, mangeant avec bruit les feuilles de ronces, et la laie noire qui
vint ensuite, souffla, grogna et les entraîna plus haut, dans la neige
épaisse où elles traçaient une tranchée étroite et profonde. Tout noirs
dans l’éclat sourd du clair de lune, traversant, en file espacée, l’herbe
brune et gelée, entre les taches de neige, le museau très long, hauts et
marchant sur leurs pieds pointus avec une roide légèreté. Ou encore
descendant tout droit de la montagne, trottant, grognant, le dernier au
galop, pour se perdre sous bois dans le
froissement des feuilles mortes. J’ai passé des nuits au haut d’un banc de
rochers, les pieds calés par un petit buisson, à regarder au fond de la
gorge les ombres des arbres tourner sur la neige soufrée par la lune,
espérant voir sortir le chat sauvage du trou, là au pied de l’autre paroi,
où j’avais vu entrer ses traces.
Extrait de Nature et mécanisme (1946)
in Les
forêts sauvages, Fondation Hainard, Editions Hesse, 2008
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(*) Robert Hainard
(1906-1999) est un artiste, naturaliste suisse. Peintre, sculpteur,
écrivain, il est un précurseur de l’écologie. Il a publié une multitude
d’ouvrages sur la nature et la vie sauvage, basée sur l’observation
directe, notamment Mamifères sauvages d’Europe (1949) avec des
croquis pris sur le vif. Il a inventé
un nouveau procédé de gravure sur bois en 1927.
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