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| Envoyé vendredi 18 juin 2004 - 17h52: | |
Ceux qui marchent C’est le temps galop, passe vite, ce qu’il fallait voir. On restait là, avec nos grandes mains vides, pleines de confusion, tellement de blancs à remplir. Comment dire soi, s’identifier, où, qui, comment, l’on est, ensemble et seul, comment sommes devenus lents, éblouis, désenchantés, exilés. On écoutait pourtant, les mots étaient grands, pas plus grands que les nôtres, mais plus vastes de pouvoir être prononcés, sans risquer d’en mourir. Mais, on était pas là pour les mots. On était là. Ce n’est pas qu’on voulait. Au fond, on ne voulait pas vraiment, mais, on n’avait pas le choix. C’est aussi la vague du temps, qui te roule, t’enroule, dans les écheveaux furieux des écumes, l’illusion, te laisse haletant, inutile pierre au fond, noyée, un peu quand même heureuse, elle, d’exister encore, par le ressac, portée. Grande respiration pour remonter, le souffle médusé d’être là. Ceux qui marchent en grève d’eux-mêmes, collés à la lenteur. Ceux qui ne disent plus: quelque part c’est le pays, vin, palmes, olives, ciel céruléen. Du bleu dénudé, sans langue pour pouvoir dire la démesure, personne n’écoute, personne n’entend. Mais, les doigts très loin, plongent, disent, arrachent. Regarde! Ça! C’est le cœur de la distance tavelée. Ça! Le doute, paysage des ongles cassés, gale du ciment, desquamé. Qui va me rendre l’ombre des pierres du chemin, où je pouvais vieillir, accompli, au soleil, sans paroles inutiles, écouté. Maintenant, il n’est plus temps de repartir. La nuit va plus vite que ton pas. Pourtant qu’elle est lente à venir. Un jour nous marcherons ensemble dans la même lueur, pas de colline, pas de l’eau, hauteur et vigilance, chaleur retrouvée. Peut-être, mais ça tu n’y crois pas, fais semblant de croire que c’était là le beau temps, alors qu’il était serré en toi, avant le doute, la racine saxifrage du doute. Ils sont morts ceux qui disaient « y’a qu’à se baisser pour ramasser ». Mais tu t’es tellement baissé à t’en casser le dos sans jamais rien récolter. Ceux qui disaient « travail » dans toutes les langues de l’espoir, avec l’avenir brillant dans les yeux et l’illusion, poussière des chantiers, boues, sueurs et la peur, de n’en pas revenir, en grappes humides, collée, contre ta peau. C’est que le temps va trop vite, éclairs, pluies, vents, tonnerre, déjà sommes passés. On tenait bon pourtant! On tenait! Ils sont partis ceux qui disaient « vous êtes le sel de la terre, l’humanité » tandis qu’on mangeait les bouillies froides des solitudes et du silence, dans la nuit gluante, barattée par l’ennui. N’importe où, pour monter des villes géantes, des villes arrachantes, des villes désespérées, à murer les soleils, armés de nos âmes, à force, granitées, dans les rasades ivres du vent, pour seule compagnie. Chaque tour qui montait nous enfonçait plus profondément encore dans le doute. Quand est-ce qu’on vit un peu? Quand est-ce qu’on vit? Ils ne passeront pas, mais c’est nous qui passions. Chaque fenêtre qu’on ouvre dans ce pays sur nous se referme. Chaque porte, chaque clôture, nous emmure un peu plus encore dans l’absurdité. Nous n’étions pas de ce pays. Nous n’étions pas de ce pays. Nous sommes ce pays, pierre à pierre, sang à sang lentement. Vous écoutez à peine. Vous dites « j’irai bien là-bas. » Pourquoi rendre encore plus nue la nudité, absolue la pauvreté, pour toucher, retoucher, numériser l’exotisme, le désespoir indigène. N’êtes-vous pas aussi indigènes, avec en plus, l’indigence de l’esprit? Ceux qui viennent maintenant, le flot indescriptible de la détresse ne se tarit jamais. Vous en fabriquez des générations qui ne sont pas encore nées. Ceux qui viennent, qui nous ressemblent, avec leurs soleils pliés dans d’informes bagages d’air, cœurs tambours ensevelis sous les linges avec le sable des mechtas, l’eau des oueds encore limpide, mais salée dans les yeux. Générations fellahs des grandes banlieues taguées par la désespérance, sans terres, sans paroles, sans musique, que le bruit des machines à détisser, dans le cambouis et les rouilles, le racinement. Là seront arasées, la mémoire et l’histoire, comme fut laminée la notre, bien avant, sans qu’on ne puisse en retrouver une trace tangible, sauf dans ce mouvement interminable de ceux qui viennent, de ceux qui sont venus, de ceux qui viendront, corps de soleils noirs, corps djembés, ne trouvant plus le rythme, corps rizières, tiges repiquées sur les balcons sans eau, sans sommeil, corps mousson, simoun, Khamsin, alizés, corps de steppes, de plaines, de toundras, corps égarés dans les dédales de la rose des vents, désertée, lorsque vous perdez parfois la route qui ramène à son âme, l’oublié. Nous sommes l’humanité qui marche, dans les barbelés, les épines et chaque pas fait ensemble, écarte le néant. Nous serons là, toujours, dans les fleuves immenses de nos pas, goutte à goutte, irrigués, Amazone, Amour, fleuves jaunes et bleus, fleuves de poussière désagrégée, Nils réunis par nos pas, mers de poussière, rouges et noires, soulevées par nos mains, jusqu’à les traverser, pour enfin revenir au pays, le pays en nous-mêmes. Mais ça, c’est le rêve du samedi soir ou même du vendredi, lorsque l’on refait le monde à la table d’un bistro, sous la tonnelle et les rires feutrés, que tombent les murs de Berlin, de Prague, de Varsovie, que résiste à l’impérialisme, Bagdad, qu’il faudrait pourtant délier, que se dessine, dans les bulles de Champagne, les derniers verres d’Ouzo de raki ou de vin vert, une carte imaginaire de la Palestine libérée, sur ces petites terrasses, aux silhouettes anonymes, des cafés (ne vous êtes vous jamais demandé, pourquoi cette absence?) que peignait Van Gogh, en accrochant, au-dessus, des étoiles, pour rappeler que l’humanité ne tient qu’à un fil dérisoire, dans la clarté finissante. Ça c’est votre poésie, votre hérésie poétique et politique, qui ne dit jamais comment cela se termine, vous écrivez: nous reviendrons, avec nos os moulus, notre peau en lanières, tannée, nos corps envolés en fumées dans les démences, un beau jour de soleil, pour serrer encore vos mains sérieuses et fortes et que tout sera, biblique, comme au premier jour. Mais, d’où pourrions-nous bien revenir? L’âme désagrégée. Avez-vous oublié que le rêve s’use et s’éteint, à force de tragique, à force de rien, d’absence, non de ce miracle que l’on attendait pas, mais de ce probable mirage où sombre la lumière pour pouvoir, équilibriste au-dessus du vide, traverser, la seule, la dérisoire, mais, l’unique vie? Je sais qu’il faut rompre, le pain autant que le silence, pour les partager. Ce que l’on ne dit pas est à jamais dispersé, comme ce que l’on dit, sans doute, mais il aurait fallu le dire, même si nous devions en mourir. Mais, jamais personne ne nous a posé la question. Combien pèsera, le fardeau, de ce qui n’est jamais arrivé? Il y eut des escaliers innombrables pour descendre en soi, des gouffres quotidiens. Ce ne fut pas le malheur, mais du temps en panne dans le temps, des heures, des jours, des années, des siècles immobiles. Personne ne voyait les ailleurs, felouques lignifiées dans les Sargasses de la mémoire, vents englués dans les nasses du vent et les fruits refusés, l’ossature des odeurs perdues, le mystère des femmes jamais oubliées, des femmes imaginées, lorsque le corps, le supplicié, poisson étouffé, submergé, ensemence de sa laitance rauque les draps rêches du lit. Il y eut des jours à la rame, des jours mis en panne, pour oublier, mais rien ne peut s’oublier, qui ne revienne battre, encore plus fort, au fond, ses aigres litanies. Cela doit-il être, non, ce qui sera, est, déjà. Mais il n’y avait pour toi, que des murs à monter pour traverser tous ces siècles éreintants. Le voilà, ton pays perdu et retrouvé, ton maigre viatique, Grandes murailles de la Chine et de la douleur où ton nom multiple, ton nom unique et indivisible, ton nom à jamais inconnu, inscrit son néant, pyramides levées des martyrs antiques, routes pavées de milliers de vie soufflées, à travers les jungles, à travers les démesures, les barrages irrigués par le souffle et le sang, les terres fertilisées par nos chairs dispersées, mais ce n’était pas celui que tu appelais. Entendez-vous, ceux qui marchent sans bruit, ceux qui ne demandent rien, que de vivre, ceux qui marcheront encore longtemps, dans le silence, l’indifférence, la dignité refusée?
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