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Jean Guy
| Envoyé mardi 10 juin 2003 - 16h45: | |
Mon père ne supportait pas d’écouter jouer du violon, mais il adorait écouter du piano sans doute parce que sa mère en jouait. A la mort de sa mère, il avait près de 8 ans, on l’a placé dans un orphelinat. Il n’a jamais aimé sa belle mère. Entre 10 et 13 ou 14 ans il a été interne au petit séminaire de La Roche sur Foron. Pendant les vacances il allait chez sa sœur de 18 ans plus âgée que lui qui était mariée et avait déjà 2 enfants. Il se prétendait gourmet, ma mère disait qu’il était plutôt gourmand. Il adorait le hareng fumé qu’il aimait à manger accompagné d’une salade de pommes de terre tiède simplement assaisonnée d’huile et de rouelles d’oignons. Il n’aimait pas les haricots verts mais avait une vraie passion pour les flageolets et tombait à genoux devant les crèmes glacées quelque soit le parfum. Je crois me souvenir que la pistache avait pourtant sa préférence. Il poivrait son melon, disait que le gras c’est le meilleur du jambon et que les ortolans se mangeaient avec une serviette par-dessus la tête et l’assiette pour que les autres convives ne voient pas le jus dégouliner de chaque côté de la bouche. Il aimait les abats de volaille, gésier, cœur mais laissait toujours le foie à ma mère. Il essuyait son assiette jusqu’à la dernière trace de sauce et ma mère alors disait « c’est toujours ça que les boches n’auront pas ». Il rouspétait quand le café était trop chaud disant "que c'était impossible de boire ça". D’ailleurs il laissait toujours refroidir son assiette avant de manger. Après il mangeait vite. Son Opinel ne le quittait jamais. Il en avait tant affûté la lame que celle-ci devint plus souple que celle d’une Gilette bleue. Il aimait aussi que tous les couteaux de la maison soient parfaitement aiguisés. Un jour j’ai laissé tomber sa pierre à fusil qui s’est cassée en deux tout net. Il a été très en colère. Il avait une voix très forte, une belle voix de basse. Il chantait à la chorale de la paroisse. Pendant deux ou trois ans je l’ai accompagné. Pendant de longues années il avait fait « les trois huit » On le voyait peu, il partait et revenait du travail à des heures bizarres, en pleine nuit ou au beau milieu de la journée et même le dimanche après souper. Il avait un beau vélo très lourd avec des vitesses qu’il pendait à un crochet de boucher dans la cave. Il sentait la poudre et revenait tout blanc du travail. Il travaillait sur une presse à fabriquer de la vaisselle en mélamine. Toute la semaine cette odeur remplissait la maison. Un jour, distrait ou fatigué il a laissé un doigt dans la presse. Il a alors cessé de rouler ses cigarettes et s’est mis à fumer des Gitanes maïs. Je crois qu’il avait aussi essayé les « Boyards » mais le calibre ne lui convenait pas. Le samedi ou le dimanche matin il partait, avec un petit sac, il revenait une heure, une heure et demie après rasé de frais, sentant bon le savon, les cheveux bien tenu grâce à une célèbre crème en tube qui s’appelait « Pento ». Aujourd’hui il n’y a plus de bains municipaux. Le dimanche il mettait un costume et une chemise blanche. Il avait horreur des cols amidonnés. Et quand ce jour là il y avait du poulet il se mettait un grand torchon à la ceinture pour ne pas se salir en le découpant. Un jour dans la cuisine il a installé un douche portative. Il aimait beaucoup raconté des blagues que pour la plupart, avec ma sœur, nous n’étions pas sûrs de comprendre. Ca nous faisait rire quand même et quelque fois rougir quand on était certain d’avoir compris. Sa première voiture a été une « Ami 6 ». Avant il avait conduit une 204 que son frère lui prêtait de temps en temps. Un jour avec cette 204 il nous a emmenés à Lyon, ma mère, ma sœur et moi. A un carrefour dans la rue de Brest, il s’est soudain retourné pour nous montrer l’hôtel où notre mère et lui avaient passé leur première nuit de jeunes mariés. Il n’a pas vu le tram arriver sur la droite. Pendant près de deux heures ce carrefour de la rue de Brest est resté bloqué par l’accident. Le plus beau jour de sa vie c’est, un ou deux ans avant de prendre sa retraite, lorsqu’il a pu s’acheter « sa barque». Avant, un ami lui en prêtait une. Elle et lui ne firent alors plus qu’un. De l’ouverture de la pêche en février à la fermeture il n’y a que de sérieuses circonstances qui ont pu l’empêcher de prendre sa barque pour aller déposer ses lignes de fonds du côté de Duingt ou du Roc de Cher. Sa fierté était de prendre des Ombles Chevaliers, cette fameuse espèce de la famille des salmonidés des lacs savoyards qu’on pêche par 30, 40, 50 mètres de fonds, toujours bien au dessus de la taille permise. Il tenait un cahier où, jour après jour, il consignait ses prises et les circonstances de la pêche du jour, température de l’air, de l’eau, lac agité ou calme. Il n’aimait pas pêcher en juillet et en août, à cause des touristes qui brassaient l’eau. Pour lui, jouer aux cartes c’était sérieux. Je crois bien qu’il n’aimait pas perdre. Il n’aimait pas non plus vraiment faire équipe avec ma mère qui était distraite et trichait un peu mais disait-elle que ce n’était que par distraction. Il aimait par dessus tout nous raconter ses souvenirs du « Tarn et Garonne » dans les années 34, 35. Il avait 16 ans, placé là, par les Orphelins Apprentis d’Auteuil comme garçon de ferme. Cent, deux cents fois il nous a raconté les oies et le foie gras, les melons, les pêches, la chaleur, les levers à l’aube, le puits, les chevaux et mille petits détails de la vie paysanne. En l’écoutant il nous faisait rêver, on imaginait le paradis ou quelque chose qui y ressemble. Il y a une vingtaine d’années, apprenant que nous irions en vacances dans la région, il a absolument voulu nous y rejoindre avec ma mère, pour enfin nous faire connaître et partager ce paradis qu’il avait toujours dans la tête mais auquel, nous les enfants, avions cessé bien sûr de croire. La ferme était toujours là, au bout d’un chemin bordé d’arbres. il l’a immédiatement reconnue. Dans la cour il y avait une dame d’une soixantaine d’années . Elle se met à nous dévisager, nous six, mon père, ma mère, ma femme, moi et nos deux filles et soudain se retournant vers la maison elle se met à crier : « Maman, maman, viens voir, le domestique est revenu ». Une vieille très vieille dame est sortie dans la cour et a dit, « Oui c’est bien lui » et s’en est retournée sans dire un autre mot. Je crois que ma mère a pleuré. Lorsque son frère de 3 ou 4 ans plus âgé que lui est mort autour de la cinquantaine il a beaucoup pleuré et a cessé de croire en Dieu.
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aar
| Envoyé jeudi 12 juin 2003 - 07h47: | |
superbe portrait du père, émouvant, humain, vrai. On sent l'odeur du saucisson au fenouil, des mouches sur la toile cirée, des balles en cuivre de la guerre de 14 sur le dessus de la cheminée... Bravo JeanGuy. Mais dis-moi, où c'était dans le Tarn et Garonne ? Parce que moi, je suis de là-bas, Moissac plus exactement. Je voudrais aussi proposer, si tu es d'accord qu'on le publie à Francopolis. Aar
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jeaan guy
| Envoyé jeudi 12 juin 2003 - 09h55: | |
Merci Aar, Il s'agissait de Réalville en bordure de la nationale 20 il me semble , et cette année là nous étions en vacances non loin de Moissac, à côté de Saint Nicolas de la Grave, à Merle si mon souvenir est bon. Le publier sur Francopolis, oui, je veux bien mais il a sans doute besoin d'être un peu nettoyé. il doit forcément y avoir des fautes d'accord et autres balourdises.
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Anonyme
| Envoyé jeudi 12 juin 2003 - 13h15: | |
merci de ce régal JG |
   
aar
| Envoyé vendredi 13 juin 2003 - 07h53: | |
JeanGuy, chez moi, à Moissac, on habitait un peu en dehors de la ville, à mi-colline, au dessus de la vallée de la Garonne. Saint-Nicolas avec son clocher et son palais abbatial faisait partie de la fenêtre de la cuisine. Merles, c'est un peu plus loin. En passant en vélo, c'était chouette d'aller décrocher quelques cerises, ou une pêche. |
   
jean-pierre
| Envoyé dimanche 15 juin 2003 - 22h06: | |
Le garage était ouvert (ce qui évitait à Georges de sonner à la porte d'entrée et d'officialiser son arrivée). Il se glissa dans l'étroit passage entre la camionnette et les échelles couchées contre le mur; (un passage réservé aux va et viens ordinaires mais particulièrement malcommode avec une valise ), cette difficulté valait mille fois mieux que l'attente devant la lourde porte d' entrée, le bruit de pas réglés, celui du double tour de clé amorti par l'épaisseur du chêne, et finalement le déclic du verrou résonnant comme une sentence et faisant apparaître le visage composé du père. George traversa rapidement la cour, baissa légèrement la tête pour passer sous une branche décrochée du rosier et poussa la porte de la cuisine; une cuisine parfaitement en ordre, un peu morte, peut-être à cause de la laque trop brillante des murs, peut-être cause du manque d'odeur. La mère assise dernière la table, une double page de la nouvelle république ouverte devant elle épluchait des pommes de terre en parlant toute seule, tantôt fâchée tantôt indignée, les yeux trop fixes, trop bleus, avec figée sur le visage l'expression de supériorité de l'inquisiteur; l'ordre et le soin apporté à sa tâche contrastait avec ce qui devait se passer dans sa tête. Bien ce soit une de ses occupation favorite, George n'eut pas envie de faire l'effort de décrypter ses paroles et se contenta de rester debout devant la table à bonne distance attendant que sa présence extirpe la mère de ses pensées . À travers la porte du bureau filtrait le son du violon du père qui pour la n'ième fois ressassait les méditations de Thaïs . Il est difficile de dire si Georges aimait sa mère, il aspirait par dessus tout à la normalité sans très bien savoir ce que cette normalité représentait . Mais je crois que c' est surtout le père qui mettait Georges mal à l'aise, un père dont l'autorité n'était basée sur rien sinon une sorte de calme condescendant et qui, certainement à dessein, contrastait avec la violence passionnée voire hystérique de la mère, un père dont la culture n'était utilisée que pour une pseudo intégration dans le monde des autres et surtout pour camoufler la vie. Il n' avait pas son pareil lorsqu' à table, les élucubrations de la mère risquaient de donner à penser, pour prendre la parole et vanter la beauté d' une Madame Meillant qui venait d' éclore (et à laquelle il apportait le plus grand soin) ou bien de celle des arches du château de Chenonceaux se reflétant dans l'eau ( les châteaux de la Loire faisaient partie des promenades dominicales obligées lorsqu'il considérait la mère comme sortable )et puis surtout il y avait la musique : sujet certainement le plus souvent abordé et toujours immédiatement interrompu afin de bien montrer qu'il n'y avait personne pour comprendre ce qu'il aurait pu dire. Malgré le malaise qui envahissait Georges à chaque fois qu'il franchissait cette porte, il n'avait pu, jusqu' à ce jour, se résoudre à vivre ailleurs; ici c'était son monde, un monde qui n'existait nulle part, un monde impossible à exporter mais surtout un monde qu'il ne pouvait accepter de quitter sans en avoir trouvé l'origine. Il eut beau, pendant des années, essayer de déchiffrer les marmonnements incessants de la mère, les obsessions qui alimentaient le plus souvent ses crises, confronter son honnêteté naïve avec les bonnes manières du père,il n'arriva à rien, il y avait trop d'absences, trop de silences surtout ( la famille avait du apprendre à parler chez les carpes ). Tout le monde s' appliquait à arrondir les angles, à soigner la présentation et si par hasard quelqu' un s'aventurait à prononcer un mot suspect il était éloigné des gens fréquentables. Faute de pouvoir tirer la moindre conclusion il quitta définitivement la maison
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