Auteur |
Message |
   
laurence dSM
| Envoyé dimanche 09 janvier 2005 - 06h09: | |
AKH, L'OEIL, CET OEUF A L'ETAT SAUVAGE La main fermée pulsait des mots qui n'existent pas, ronds comme des flaques de soleil à l'état brut. Le rythme giflait les os jusqu'à la renaissance, les pieds gelés courraient sur la braise tandis que sur les ailes des grands oiseaux, l'océan refluait déchaîné ; de fiers pélicans gris vous sautaient à la gorge ! Silence. La main était fermée. Le poing crispé faisait mal. Il fallait ne plus penser, s'assourdir, tirer la mort et la langue de la glaise, creuser pour sauver une autre poigne, une autre menotte, sortir un bras, un torse, une lèvre... Dans le maintien des nuques, la ligne des épaules, au coeur des progressions lentes et empesées entre et sur d'imposants morceaux déchiquetés de bois et de métal, l'on décelait la fatigue, intense. L'on devait cependant tenir, se remettre debout, progresser dans la vase, évacuer ce qui empêchait la ventilation des poumons, expectorer la boule qui avait gagné l'intimité du ventre. La main était fermée. Les ongles saignèrent l'intérieur de la paume, perles de mer, noires. D'un coup, d'un seul, venue dont ne sait où, la vague puissante, charognarde s'était abattue, couteau et battoir dans et sur les corps, arrachant tout ce qui était fixé et tout ce qui ne l'était pas. Le jeune frère dont les bras jouaient en gestes lents et précis paumes ouvertes auprès de la plus grande main à présent close, disparut dans la morsure de la lame. La main était fermée. Retenait-elle la mort prisonnière ? La main droite sans relâche, ouverte, lapait le ciel dans l'eau métallique, cherchait la petite paume-coquillage dans les profondeurs du temps assiégé, encore et encore... Les pieds foulaient les escaliers impalpables flanqués de fonds cannibales, des lianes poursuivaient les jambes affolées. La terreur se lut dans le tressaillement des peaux et la fixité des regards. Devant, deux ou trois mères avaient réussi à rejoindre la berge fracassée. Hébétées, sans une seule plainte, elles tenaient serré tout contre leurs seins lourds des paquets de mer vomis, inertes qui avaient pris possession de jeunes silhouettes à la fois menues et denses ; ces vies qui avaient progressé en elles puis avaient tissé des fils aussi fins que fiables au-dehors de leurs eaux berçantes et protectrices, l'espace d'aimer. La main gauche était fermée à hauteur d'épaule : les points d'articulations des phalanges blanchirent et les tendons saillirent sous la peau. Le sang battait au poignet comme si convoité par une force implacable et impassible, il cherchait à maintenir le courage, la dignité et protégeait quelque chose d'inestimable, au grand galop. Les murmures jouaient du tambour à mille mains nues qui enflaient interminablement : bhâî... bhâî... bhâî...bhâî... bhâî (1) ... "Petit frère... Aap kahan ho ? (où es-tu ?) " Le bras droit semblait exécuter des moulinets si rapides qu'ils ne servaient plus à grand chose, puis la main redevint saccadée exsudant une chaleur insupportable qui montait encore au fur et à mesure que les abysses s'ouvraient, insondables. Le bras était si tendu que l'on s'attendait presqu'à tout moment qu'il se décroche du corps, à ce qu'il déchire ce réseau complexes de veines et de nerfs ; le bras appelait la main égarée du petit frère, celle-la même qui quelques heures auparavant avait bondi avec une souplesse joyeuse sur son dos ; le bras appelait la voie du petit frère qui n'avait pas fini de grandir entre les eaux de la vie, appelait le rire du petit frère le long de sa chair, appelait... Projetées violemment sur la rive, la main droite et la main gauche prièrent longtemps sans même se joindre, dans un langage religieux retiré du monde, que l'on apprend seul. Le regard de l'aîné, découpant les ombres vacillantes de ses mains sur les mouvements de son petit frère imprimés sous son crâne, s'égara oscillant comme un pendule, puis lut au-dessus et au-dessous des flux et des reflux. Le tumulte des eaux s'estompa et mourut. La main gauche de l'aîné enfin s'ouvrit. A l'intérieur, pelotonné comme un oeuf couvé, brillait toujours un oeil. Rond et ocre, celui-ci arborait une fine pupille noire et intense qui aurait nargué en temps normal un observateur non averti par le simple fait que la pupille faisait presque le tour l'oeil à l'exemple d'une ligne en relief qui séparerait deux hémisphères. Peu avant le début des tremblements de terre puis de mer, comme à chaque jour de ses vacances, petit frère s'était promené avec son porte-bonheur enfoui précautionneusement dans un sachet couleur safran en tissu presque transparent qu'il suspendait toujours autour de son cou, ainsi qu'il se mettait à claironner en variant la place des mots comme si, indéfiniment, tout était à reconstruire : "C'est mon oeil, c'est mon oeil ! Akh ! Il ne voit pas tout, il ne sait pas tout, mais à travers lui tout peut germer ! " " Akh ! C'est mon oeil, c'est mon oeil ! Il ne sait pas tout, il ne voit pas tout ... " Puis inventant un rituel d'amour qu'il présenta comme un jeu d'enfant et qui assurément n'en était pas un, petit frère avait sorti l'oeil de son petit sac et posé un baiser sur la graine avant de l'offrir au premier-né de ses parents qui, complice, souriait à ses côtés ; leurs jambes doucement et hardiment se comparèrent dans l'océan et leurs deux bustes, émergés de l'eau amorçèrent un ballet de bras. Petit frère et son aîné furent si concentrés qu'ils en oublièrent l'alentour et ne prêtèrent pas attention au cris désordonnés des baigneurs. La vague immense, incommensurable déjà s'approchait avec une vitesse indicible. L'aîné dont la main avec précaution s'était refermée sur le cadeau, se souvint que son petit frère ne s'étant aperçu de rien, tout comme lui, eut tout juste le temps avant d'être emporté, de chantonner d'une voix claire : "Baptême en eau vive, tere saath (3) !" Laurence dSM (06-01-2005) Notes : Même retrouvé sur les plages après des années d'errance, l'oeil de l'inde (2) comme celui du petit frère, conserve souvent entier son pouvoir de germination. (1) En hindi ; bhâî : frère. Chota bhai : frère cadet. Bara bhai : frère aîné. Akh : oeil (2) également de l'afrique appelé mucuna. (3) tere saath : avec toi (familier, en hindi) Remarque qui peut appuyer le sens de la nouvelle : - En hindi le même mot kal est utilisé pour traduire à la fois hier et demain - ------------------------ Hindi : La langue prédominante en Inde ce qui lui vaut d'être, par la Constitution , reconnue comme « langue nationale » , même si , dans les faits , elle n'est la langue maternelle que de 40 % de la population. L'Hindi est par rapport au sanskrit ce que l'italien est au latin. Son vocabulaire , d'origine sanskrite , s'est enrichi au fil des dominations étrangères subies par l'Inde du nord de termes et de tournures persans , arabes , turcs et anglais . Dans un livre sacré de l'Inde, le Minokhired Péhlvi on lit cette évocation de l'oeuf cosmique: «Le ciel et la terre et les eaux et toutes les autres choses qui sont dans le ciel sont faites à la façon d'un oeuf d'oiseau. Le ciel, au-dessus et au-dessous de la terre, a été fait par Ahura Mazda à la façon d'un oeuf. La terre, à l'intérieur du ciel, est comme le jaune de l'oeuf» -------------------------
|
   
lafourmi
| Envoyé mercredi 12 janvier 2005 - 17h57: | |
comme quand on regardait les images ces derniers temps on ne peut que baisser les yeux. l'image est trop intense seule la dernière vague est tutélaire, permet une musique d'innocence beau texte Lau |
   
laurence dSM
| Envoyé vendredi 14 janvier 2005 - 21h22: | |
Un sourire amical et franc pour toi Hélène, attentive à chacun et à tout ce qui se passe. lau
|
|