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jml
Envoyé mercredi 25 mai 2005 - 17h51:   

UN CAILLOU DANS LES POCHES


Mes premiers mots sentaient la craie et les vacances. Plus tard, la bière, la coke et le cambouis. Aujourd’hui, ils ont un goût de neige, de loup et d’eau d’érable. Certains lieux nous en veulent. On y passe en vitesse pour éviter les Djinns, un caillou dans les poches en souvenir du premier homme. Des petits gestes dans nos mains tiennent les doigts en laisse. Ils amadouent l’espace. Je bâtis mot à mot une ville autour d’un mince filet de voix. Quand une cigale véhémente érode les voyelles, je dois recommencer. Sur la page encore blanche, mes doigts en parchemin cherchent l’humidité de l’encre.

Où je laissais des lunes sur un buvard, je soude des virgules sur un clavier. Je sonde l’inconnu, des nichées d’hirondelles sur la paille d’un nid, de grands sérieux patibulaires qui s’habillent en adage. Des voix plus minces que le verre font entendre l’orage en tombant sur la page. Sur le fil du crayon, on finit par vivre de profil. Un fil de musique retient les mots ensemble, un fil de laine les colore. Quand on relit, on lit déjà quelqu’un qui n’est plus là. À chacun ses tessons et ses ruines. La voix bourrée de sang, il faut chanter si bas pour endormir les larmes.

Tchou ! tchou ! chantent les mots quand le wagon des phrases croise la vieille gare du papier. Au son d’un toc-toc liquide, j’ouvre la porte aux anémones. Je n’écris pas un roman. Je porte des gros mots tenant par la main des mots doux, des pansements d’images sur des regards blessés, des pieds de nez dans des souliers d’enfant. Je mets en scène le soleil, quelques fleurs, le vol d’un caillou blanc dans un sillage de sel, quelques graines d’étoiles dans le sillon du ciel, la parole du pain sous son bâillon de seigle. Les choses me prennent par le bras et me conduisent ailleurs. Quand nous rions, l’infini se laisse percevoir. Les pierres dorment et rêvent dans les bras du lichen.

Des béquilles de pluie agrandissent les petites pattes de l’herbe. Le vent défroisse les forêts. L’aube, tisserande de rosée, habille les fougères d’une lumière intime. La salive du bois chantourne le feuillage. La pluie ouvre ses yeux en gouttelettes d’images. La distance d’un arbre à un autre se mesure en racines. Il arrive que je sorte les mots d’un coffret pour dire le coffret comme la musique s’échappe d’un violon pour en chanter le bois. L’instrument de musique est à la fois son berceau et son cercueil, son cadavre et sa chair. Ce que je suis en plein, mon ombre l’est en vide. Le chemin du blé est celui de la faim. J’attends que celui du pain soit celui du partage.

Une miette sur la table, un caillou sur la plage, un mot qui dérape, suffisent à éclairer la vie. Si nous avons aimé, nous ne sommes jamais seuls quand nous disparaissons. Un arbre sans oiseaux continue de couver l’espérance du chant. Chaque image nous vient d’un savoir absolu, même les plus naïves. Toute chose est une métaphore. Le temps écrit sans cesse l’espace qu’il habite.

L’homme se vide en avançant pour se remplir de vie. Dans les premiers mots du matin, le silence de la veille résonne encore. Le premier homme refait ses pas dans les pas du dernier. Quand le peintre dessine, il ne voit pas, il peint. J’entrevois l’infini dans les brèches du décor, les fissures, les failles entre le visible et l’invisible. Il y a de l’immuable au fond de ce qui change, des mouvements dans la pierre, de l’ordre dans le désordre. Il y a autant de routes que de pas, d’espace que de gestes. J’aime que les lichens se nourrissent de pierre. Ça permet d’espérer.

Les doigts se cachent dans un poing pour pleurer. Quand on lit, les yeux servent d’oreilles, les phrases de musique. L’eau des ruisseaux sourit d’une manière transparente. Chaque caillou est un éclat de rire. Chaque éclat de soleil est la main d’une mère. La parole est comme un robinet : il reçoit l’eau quand il la donne.

Tout commence par un point. Il faut compléter l’image par sa vie, ses mains, ses mots. Tout continue par un pont qu’on tient en équilibre. Les mots sont des noisettes quand on les cueille, des racines quand ils vont sous la terre. Ce sont des fleuves aussi, des fleurs quand on les sent, des aveugles distraits, des notes de musique, des sculptures dans un parc. Il faut marcher beaucoup pour indiquer la route et puis savoir se perdre.

Je m’accroche à la vie comme un derviche tourneur. Plus je m’accroche, plus je monte. Les images tournoient sur la tige des yeux. Ma bouche a le vertige quand je parle. Ma voix est si ténue qu’elle n’a plus d’apparence. Elle prend le grain des choses pour se laisser toucher. Elle prend le grain de l’eau et le sème dans l’air. Elle prend le grain du vent qui agite les feuilles et le grain du papier qui se couvre de mots. Elle est comme le pollen invisible que sucent les abeilles pour en faire du miel, les formes qui se lèvent dans le regard du peintre ou dans l’inachevé, la vie qui souffre et jouit du parfum qu’elle répand. Les pas retrouvent l’équilibre sur le bord de l’abîme.

Il y a tant d’absurdité. Une seule goutte de rêve corrige le réel, une seule goutte de pluie rafraîchit le désert, une seule goutte d’encre rectifie le destin, un seul pas dans l’absence irradie la présence. Il faut de la musique pour entendre le monde, de la peinture pour le voir, de l’encre pour le dire. Pour avancer, il ne faut pas de route mais des pas. Quand on ouvre une porte, je sens le temps qui passe devant moi. L’espace se tasse contre les murs pour le laisser passer. Quand la pensée titube, je m’appuie sur le rêve.

Si je touche la langue du lecteur, je le dois aux quelques pommes qui restent dans le verger, au rouge des framboises avec lequel j’écris, à la sève des érables quand j’entaille une page, aux vagues cicatrices que laissent les cailloux sur le dos bleu du fleuve, au cercle imaginaire que tracent les shamans dans la mémoire des Peaux-Rouges. Dans une phrase bancale, les mots se mettent à boiter pour créer la beauté comme une symétrie d’hésitations. Pour certains, il importe peu que le cercle commence ou finisse, pourvu qu’il tourne. Ce qui m’importe, c’est que le centre se déplace. On touche l’infini par ses imperfections. Ce que l’on appréhende avec le sentiment est plus vivant que la pensée.

Les larmes politiques, je les essuie d’un chiffon d’ironie. Les blessures à l’âme, je les noie d’une fausse froideur. Les mots trop polis, je les replace de guingois. Sur le moindre des masques, les poils finissent par pousser, les rides par apparaître, les yeux se mettre à nu. Les mains du cœur finissent par arracher leurs gants pour toucher la douleur.

Dans le terrier des mots, j’ai déterré des traces de voyelles plus vieilles que le feu. Il y a des routes dans nos mains, des falaises, des ponts. Elles unissent ou éparpillent. Il n’y a pas de frontières mais des lignes d’horizon. Une vieille abeille résume le théorème d’une rose. J’ai remplacé les murs par des bouts de papier pour éclairer la face cachée de la terre sur le visage de l’homme. Pour voler sur les vagues, je réapprends le rêve. J’aiguise l’amadou d’un briquet d’infortune pour conjurer le sort. Je recouds de caresses le petit sac de l’amour. J’accroche à l’espérance le baluchon du cœur. Je ne veux plus marcher à la vitesse des hommes mais celle des montagnes.

Je ne compte plus le temps sur les doigts du chagrin. Je guette l’infini dans le pas des insectes. Je sème des framboises au milieu de la neige, des pains d’épices sur le béton, des trains de porcelaine sur des rails d’argile. Les cigales déplient les crosses de fougères dans la musique de l’aube. Toutes les lignes de nos mains n’en forment qu’une seule, innombrable et multiple. J’attable mes oreilles au banquet des oiseaux, du sel des goélands au sucre brun des merles. Chaque jour est un sentier nouveau qui traverse la vie. Chaque heure est un ruisseau, chaque seconde un galet. Chaque matin efface la tache énorme de la nuit. Il y a une prière au fond de chaque chose. Le mur debout contre son mur, la chaise assise dans son bois, les lèvres de la soif sur le rebord du verre, ne demandent qu’à aimer à travers nos caresses.

24 mai 2005


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Christiane
Envoyé mercredi 25 mai 2005 - 18h40:   

Vous transformez maintenant les poèmes en guirlandes éternelles

Vous vous faites rare maintenant
Saluts
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LN
Envoyé mercredi 25 mai 2005 - 23h20:   

La pluie ouvre ses yeux en gouttelettes d’images.
une pluie émue de souvenirs .

oui tu te fais rare.
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ali
Envoyé jeudi 26 mai 2005 - 01h54:   

On dirait que personne ne peut assouvir nos soifs d'images en mots que ce Jml(chameau en arabe)!!merciiii
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Lilas pour JML
Envoyé vendredi 27 mai 2005 - 23h59:   

Toujours un plaisir de vous lire, riche moisson, d'aphorismes qui interpellent ("Sur le fil du crayon, on finit par vivre de profil") en métaphores beaucoup moins convaincantes, me semble-t-il, "Chaque jour est un sentier nouveau qui traverse la vie" (facile), sauf si leur fonction, comme je le crois, est d'apporter un humour adolescent ("quand le wagon des phrases croise la vieille gare du papier").
Je préfère "des pansements d’images sur des regards blessés, des pieds de nez dans des souliers d’enfant." voire "Les pierres dorment et rêvent dans les bras du lichen."

j'aime ce jaillissement irrésistible comme une eau fraîche, même si, parfois, je lui rêve, à cause de cette abondance même, çà et là le lit d'un ruisseau puis les bras fermes de berges ...
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Marion LUBREAC
Envoyé jeudi 08 septembre 2005 - 21h06:   

Je t'envoie un odorant chariot de slurpibises à la noisette: tu dois les sucer tout doucement pour bien sentir le goût. Prends ton temps, c'est un moment tellement délicat!
poeticksmacks aussi
Marion

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