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PascalDuf
| Envoyé vendredi 03 juin 2005 - 14h29: | |
Cargos. Le long des quais et le long des bassins, ils retiennent la houle par leurs ancres, figés… A l’heure violine de la blessure du jour, étalant leurs coques pansues comme d’indécents prélats, ils exhalent les senteurs sauvagines et embaument de vapeurs océanes la ville stupéfaite. Mais la lune les fait mystérieux comme des fantasmes – avec leurs ombres bleues, mouvantes et geignardes – Le long des quais et le long des bassins… Et pendant que la vague s’étire comme une chatte satisfaite, que de promesses terribles et que de chants d’adieu, entre les ombres bleues, mouvantes et geignardes… La maille des filets des chaluts assoupis entrave les étoiles du nord. Les cris plaintifs dans le ciel sombre, les oiseaux gris et blancs aux ailes immobiles, sculpture éphémères… Les clapotis invisibles où se perdent les heures désespérées et, dans le néon des bars, - les récits monotones des voyages accomplis. Mais, comme ils craquent les vieux rafiots de tôle rapiécée, que de solitude et que de traversées blêmes dans le roulis léger qui donne un air d’ivrogne… Et comme ils sont éteints les hublots rivetés – Les hublots aveuglés, la cécité d’une vie sans bois et sans collines – Où sur la passerelle luisante, le pas du capitaine martèle le présent… Souvent, bien entendu, ils intriguent, les vieux rafiots au bord du temps… Lorsque pour exalter leurs aventures rouillées au strass de pacotille, les touristes émus les dévorent des yeux. Avec leurs grues d’acier comme des mains levées, ils semblent alors – les vieux rafiots, au bord du temps – des morceaux de bravoure dans l’océan du quotidien. Le long des quais et le long des bassins, ils retiennent la houle par leurs ancres, figés… Et quand le matin froid se pointe à l’horizon sur ce décor de cinéma, ils se redressent comme des vaisseaux de guerre ; jusqu’à la période tapageuse, où dans l’agitation vaine des hommes, le paysage étrange retombe dans un anonymat industriel, comme une scène de déjà vu, au journal de vingt heures… Alors toute la magie s’efface, toutes les odeurs empestent et dérangent… Seul, un jeune garçon observe, avec dans le regard des envies d’horizons frais et de ciels neufs. A l’heure mandarine de la montée du jour… Le long des quais et le long des bassins, ils retiennent la houle par leurs ancres, figés… Les cargos…
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Emile Verhaeren
| Envoyé vendredi 03 juin 2005 - 14h39: | |
LE PORT Toute la mer va vers la ville ! Son port est surmonté d'un million de croix : Vergues transversales barrant de grands mâts droits. Son port est pluvieux et suie à travers brumes, Où le soleil comme un œil rouge et colossal larmoie. Son port est ameuté de steamers noirs qui fument Et mugissent, au fond du soir, sans qu'on les voie. Son port est fourmillant et musculeux de bras Perdus en un fouillis dédalien d'amarres. Son port est tourmenté de chocs et de fracas Et de marteaux tournant dans l'air leurs tintamarres. Toute la mer va vers la ville ! Les flots qui voyagent comme les vents, Les flots légers, les flots vivants, Pour que la ville en feu l'absorbe et le respire Lui rapportent le monde en leurs navires. Les Orients et les Midis tanguent vers elle Et les Nords blancs et la folie universelle Et tous les nombres dont le désir prévoit la somme. Et tout ce qui s'invente et tout ce que les hommes Tirent de leurs cerveaux puissants et volcaniques Tend vers elle, cingle vers elle et vers ses luttes : Elle est le brasier d'or des humaines disputes, Elle est le réservoir des richesses uniques Et les marins naïfs peignent son caducée Sur leur peau rousse et crevassée, A l'heure où l'ombre emplit les soirs océaniques. Toute la mer va vers la ville ! O les Babels enfin réalisées ! Et cent peuples fondus dans la cité commune ; Et les langues se dissolvant en une ; Et la ville comme une main, les doigts ouverts, Se refermant sur l'univers ! Dites ! les docks bondés jusques au faîte Et la montagne, et le désert, et les forêts, Et leurs siècles captés comme en des rets ; Dites ! leurs blocs d'éternité : marbres et bois, Que l'on achète, Et que l'on vend au poids ; Et puis, dites ! les morts, les morts, les morts Qu'il a fallu pour ces conquêtes. Toute la mer va vers la ville ! La mer pesante, ardente et libre, Qui tient la terre en équilibre ; La mer que domine la loi des multitudes, La mer où les courants tracent les certitudes ; La mer et ses vagues coalisées, Comme un désir multiple et fou, Qui renversent les rocs depuis mille ans debout Et retombent et s'effacent, égalisées ; La mer dont chaque lame ébauche une tendresse Où voile une fureur ; la mer plane ou sauvage ; La mer qui inquiète et angoisse et oppresse De l'ivresse de son image. Toute la mer va vers la ville ! Son port est parsemé et scintillant de feux Et sillonné de rails fuyants et lumineux. Son port est ceint de tours rouges dont les murs sonnent D'un bruit souterrain d'eau qui s'enfle et ronfle en elles. Son port est lourd d'odeurs de naphte et de carbone Qui s'épandent, au long des quais, par des ruelles. Son port est fabuleux de déesses sculptées A l'avant des vaisseaux dont les mâts d'or s'exaltent. Son port est solennel de tempêtes domptées Et des havres d'airain, de grès et de basalte.
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