Le noël des Noël (sophie) Log Out | Thèmes | Recherche
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sophie
Envoyé vendredi 05 décembre 2003 - 09h52:   

Plus la date fatidique approchait, plus Justin Noël devenait fébrile, comme tous les ans et comme tous les enfants du monde.

A une différence près: depuis l'âge de quatre ans, il était certain que le père Noël existait bel et bien. Personne n'avait eu besoin de lui dire. Il avait découvert tout seul la vérité malgré les efforts que sa mère déployait pour le maintenir dans l'ignorance.

Cette année-là, il était resté éveillé toute la nuit, tendant l'oreille au moindre bruit, intrigué par l'absence du grand sapin illuminé qui ornait quotidiennement la salle à manger des Nöel.

Son attente avait été récompensée au-delà de ses rêves. Son père n'avait pas surgi de la cheminée comme il le faisait chaque nuit depuis sa naissance et sans doute depuis bien plus longtemps, couvert de suie et la hotte pleine de ces cadeaux que Justin ne pouvait plus voir en peinture… Méfiant, il n'avait pas baissé la garde de toute la journée, au cas où son père aurait été retardé par un carambolage de rennes. Malheureusement, ceci n'arrivait jamais.

Depuis vingt-quatre heures, son père était absent : Justin avait connu le plus beau jour de sa vie. Pas de paquets à déballer au réveil, pas de chants débiles à la gloire de son géniteur, pas de saumon fumé au souper de la veille, pas de dinde et de bûche au dîner. Juste une tranche de jambon sous vide et des frites congelées sur la table de la cuisine saisies avec les doigts et un yahourt! Un repas de fête comme il n'y en avait qu'une fois par an.
Ce n'est pas tous les jours Noël, se disait-il.

Il poussa la chansonnette:
"Petit papa Noël,
Quand tu monteras au ciel,
Avec des jouets par milliers,
Oublie mon petit soulier."

Comme il aimait ces paroles pleines d'espoir!

Il passa la journée à fouiller dans ses innombrables coffres à jouets, cherchant parmi les livres de contes de Noël, une de ces histoires merveilleuses racontant la vie inouie de jeunes héros dont les parents bossaient toute l'année pour un salaire de misère. Les veinards n'avaient pas de quoi manger à leur faim tous les jours. Ils ne connaissaient pas l'angoisse du coffre à jouets débordant et toujours renouvelé.

Seule la fin de ces récits était triste à pleurer: de malheureux enfants attendaient dans leur lit, terrorisés, qu'un homme mauvais en houppelande lance des paquets multicolores au pied d'un sapin, prenant aussitôt la fuite par la cheminée afin d'aller réitérer son forfait chez le voisin, puis, chez le voisin du voisin et ainsi de suite. Ou, pire, les pauvres gosses se réveillaient un matin pour constater qu'un être malfaisant avait déformé leurs chaussettes en y déposant des cadeaux ou des oranges.

Il s'en était ouvert à sa maman qui avait fini par lui dire la vérité avec beaucoup de précautions oratoires. Elle ne voulait pas le traumatiser à vie et risquer de l’envoyer pour vingt ans sur le divan d’un psychanalyse.

Certes, il était très jeune, mais tellement mûr pour ses quatre ans. C'est au pied du mûr qu'on reconnaît le garçon, se dit-elle pour rire un peu. Elle lui raconta l'histoire suivante, embellissant l'horrible vérité, taisant l'inutile:

-Mon chéri, ton papa est au chômage depuis la nuit des temps. Il n'a jamais pu se faire embaucher à cause d'un C.V. aussi vide qu'un tourteau au mois de mars.
Quand je l'ai rencontré, il ne savait déjà rien faire sauf distribuer des cadeaux à gauche et à droite. J'ai cru en lui, j'étais jeune et amoureuse. Je pensais qu'avec des cours du soir et ma tendre présence il pourrait devenir balayeur, ouvrier chez Toyota, postier, politicien, gardien d'immeuble, technicien de surfaces ou, pourquoi pas, éboueur.

J'ai perdu mes illusions très rapidement. Rien ne pouvait le détourner de sa passion maladive. Je le surprenais, au début de notre mariage, grimpant dans la cheminée avec son costume rouge ridicule et sa hotte à la con. Pris en flagrant délit, il prétextait un ramonage urgent ou un exercice d'alerte en cas d'incendie.

Depuis ta naissance, cette obsession a pris des proportions incroyables: pas une seule nuit de répit. Il se lève, met son affreux costume, prend tout son attirail et pose tous les paquets possibles au pied du sapin. J'ai beau l'enguirlander, rien n'y fait.

Voilà pourquoi, mon petit Justin, on est si malheureux toute l'année. Je vois bien à ta mine défaite que tu ne supportes plus de déchirer des papiers-cadeaux chaque matin avant le petit déjeuner, je sens ton ras le bol des faux cris de surprise et d'être obligé de jouer à longueurt de journée.

Dis-toi bien que moi-même, je vis un supplice . Faire cuire des dindes, des oies, des chapons, préparer des toasts, ouvrir des huîtres, mettre la table avec le service de mémé et l'argenterie si dure à récurer, la décorer avec des branches de houx et des bougies dorées, me casser le cul à entretenir le sapin , lui dépoussiérer les boules, changer les ampoules qui ne clignotent plus, aspirer les épines fichées dans la moquette. Voilà ma vie. Elle n'est pas de tout repos.

Madame Noël essuya quelques larmes qui coulaient sur ses joues avant de poursuivre :

-Mon bébé, si tu savais comme j'en ai marre de la bûche! Il m'arrive de rêver d'un bon vieux sandwich ou d'une pizza.
Grâce à Dieu, ton père a ce petit boulot, le 25 décembre. Le seul travail possible pour ce gros flemmard. Il part pour la journée à travers le monde et distribue des cadeaux à la noix à de pauvres gamins sans défense. Malheureusement, il n'y a que vingt_quatre fuseaux horaires. Demain, il sera revenu et nous devrons subir sa générosité maladive pendant trois cent soixante quatre jours. Alors, mon petit lapin, profitons pleinement de cette unique journée de calme, de paix et de bonheur.

Le coeur empli d'amour, Justin fit ses devoirs et rangea sa chambre, savourant chaque instant qui passait. Seule ombre au tableau, son âme généreuse regrettait de ne pas partager ce moment de bonheur avec tous les malheureux qui n'avaient pas cette chance.

Bonté naturelle qu'il tenait de son père.
.
D’ailleurs, qui sait? Un jour,quand il serait grand, il pourrait succéder à son papa.

Sophie et Aglaé


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