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Anita
Envoyé samedi 01 mai 2004 - 21h17:   

(voir le lien dans la rubrique "sur la toile")
FAUSSE ROUTE

J’ai senti ton regard sur ma nuque pendant tout le trajet. Je ne pouvais me retourner, mais, au travers de l’épaisseur de ma chevelure, tes pensées effleuraient ma peau, et, nés de mes envies de caresses complices, des picotements délicieux parcouraient mon cou et mes épaules. Pourquoi fallait-il déjà que je te ramène ?
La voiture sous mes mains était lourde et sage, et se plaquait à la route de Rethel, interminablement grise et droite. Au plus loin que portait la vue, un patchwork de fauve et de vert sombre recouvrait le paysage surbrodé de temps à autre de petits bosquets d’arbres serrés, comme une armée de soldats de bois défiant la grisaille du ciel, dernier bastion pour défendre la solitude immense de cette plaine trempée d’eau noire.
Je n’avais pas besoin de me concentrer pour suivre cette ligne qui se déroulait en un long serpent d’argent, cette route des Ardennes qui semblait écarteler les espaces désertifiés, pour rejoindre l’horizon grisé de mélancolies.
Je ne savais pas à quoi tu pensais. Je ne pouvais que t’imaginer, toi qui restais immobile derrière moi pour ne pas rompre le charme qui semblait enrouler nos corps et les tordre en un même rêve. Je sentais mes veines brûler au contact de tes mains qui pourraient remplacer ton regard sur ma nuque, et mes pensées suivaient tes yeux qui peut-être cherchaient à percer l’épaisseur du siège pour mettre à nu l’ondulation de mes hanches et allumer au creux de mes reins un écho au brasier qui crépitait entre mes tempes.
Soutenue par la sensualité que je devinais en toi, il me prenait des envies libertines, et mon âme se perdait dans la banalité des champs qui s’allongeaient en bordure de la route et étendaient leurs profonds sillons vers des ciels indifférents. Comme j’aurais aimé entendre ta voix dans le creux de mon oreille !
Mais le silence couvrait le bruit du moteur, et seul le jeu de mon imagination scandait des mots prêts à sublimer cet instant particulier où ma pensée paraissait s’emballer sans que je ne parvienne à la contrôler.
Mais qu’importe, j’aimais travestir la réalité, pour ensuite la façonner à ma guise et pétrir la glaise informe de mon quotidien pour lui prêter l’aspect plus héroïque de mes rêves. A l’arrière, tu étais toujours calme et taciturne. A quoi pensais-tu ? Avais-tu les mêmes égarements, les mêmes envies que moi ?
Tout cet amour que j’avais besoin d’emprisonner, tous ces rôles que j’avais envie de jouer, et ces songes éveillés qui me retenaient au bord du précipice, voudrais-tu les vivre avec moi ? Toi qui déjà allais me quitter, toi que j’osais à peine regarder dans le miroir trop étroit fixé au pare-brise, de peur de deviner dans le jade de tes yeux de l’indifférence là où j’aurais espéré trouver de la fièvre.

Placide, la voiture avalait les kilomètres, croisant parfois une silhouette décharnée dressée vers le ciel, dérisoire sentinelle aux branches tendues comme des armes. Peu à peu, le paysage changeait, se vallonnait, s’assombrissait de forêts épaisses où s’accrochaient des voiles blanchâtres, humide linceul estompant l’extrême désolation de ces lieux énigmatiques.
Malgré cela, entre mes omoplates, des frissons nés du mirage de tes doigts qui me caresseraient, me faisaient voluptueusement frémir. Rien que par la seule force de mon esprit je me sentais investie du pouvoir de réaliser tous mes rêves, tous mes désirs, depuis la première nuit… Ta seule présence dans ma voiture me laissait croire que tout était possible, comme de gommer ma vie dépourvue de fantaisie, de folie, cette vie trop lente, trop plate, comme la route sans surprise qui continuait de se dérouler devant nous.
Je ne savais pas d’où tu venais, ni vers quel avenir tu allais, je t’emmenais juste d’un point à un autre de ta destinée, comme j’avais conduit tant d’autres avant toi, vers de multiples lendemains…
Pourtant il y avait ton regard sur ma nuque, l’ardeur de mes sens qui peu à peu incendiait mon sang. Là, dans ma voiture confortable et silencieuse, à l’abri des vitres fumées et du métal brillant comme un miroir, j’avais une envie folle de toi, l’ardent désir de sentir tes bras m’emprisonner, et la brûlure de tes baisers résonner contre mon cœur. Tandis que j’imaginais tes doigts tièdes dessiner les courbes de mon corps, ta bouche avide imprimer sa marque sur le sel de ma peau, que je sentais l’étau de tes bras se resserrer autour de mes hanches, et que des vagues de chaleur montaient de mon ventre à mes joues, il me plaisait de croire que tu possédais le pouvoir d’intégrer mes fantasmes, pour prolonger la félicité si sensuelle du rêve que l’on croit réalisé.
Peut-être qu’ensemble nous pourrions effacer l’agglomération qui maintenant dressait ses murs devant nous. J’aimais imaginer que pour quelques secondes encore j’étais une autre Circée et que le désir jetait des flammes tremblantes au fond de tes prunelles.
Mais toutes mes chimères sonnaient faux, mes songes me mentaient, me trompaient et, comme pour nous barrer la route, la ville hérissa ses pierres noires, ses immeubles lépreux et ses passants pressés. Tu t’agitas un peu derrière moi ; dans la rue que tu m’avais indiquée, je me garai le plus lentement possible, pour préserver encore le doux frissonnement dans mon dos. Puis, me jetant quelques billets, tu claquas la porte du taxi.
Les yeux humides, je suivis ta silhouette du regard pendant quelques secondes. Je laissais la tristesse m’envahir quand soudain la porte de la voiture se rouvrit. Un homme grand et mince, les cheveux bruns, le visage empreint d’un charme irrésistible, s’installa sur la banquette arrière…
© Annie OLIVIER, 2004

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