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 stél*
 
 | | Envoyé mercredi 28 mai 2003 - 17h47: |  | 
 -- Sorcier sous terre avant l'heure du dîner --
 
 
 
 1. Elle entra
 
 Elle entra.
 Personne ne lui en intima l'ordre ni ne la supplia.
 Mais quelque chose lui demanda d'entrer.
 
 Que ce quelque chose fasse partie d'elle même où provienne
 de l'extérieur, il y avait dans cette (voix ? pensée ? vie ?)
 suffisamment d'intelligence amicale pour que Nautiléa ouvre tout
 naturellement la porte.
 
 Elle était venue se promener en forêt, c'était tout.
 Une heure et demie de volée dans un temps compté, des bisous
 rapides et affectueux et le plaisir charnel d'apercevoir l'inquiétude dans les regards des êtres aimés, comme si elle partait pour un très long voyage, périlleux.
 Dangereux pour eux, surtout, à en croire le tremblement imperceptible
 de leur corps. Face à ce vacillement charnel et à la houle noire dans
 leur yeux, Nautiléa tenait bon.
 Elle savait qu'ils l'aimaient comme elle était et que si elle s'était
 mise à rebrousser chemin et à rentrer dans la maison, ils auraient
 été à la fois bruyamment heureux pour eux-mêmes et secrètement
 déçus pour elle.
 
 Nautiléa avait le souvenir vague que sa propre mère était déjà
 comme ça. Une goutte que l'on peut laisser couler le loin
 de soi, mais qui finit toujours par se verser à terre ou s'évaporer
 dans le ciel.
 
 Elle reviendrait avant l'heure du dîner. Et comme à chaque jour
 qu'elle partait pour son aventure, Anthony et Jennifer se seraient
 occupés de tout. Le repas serait délicieusement brûlé, merveilleusement
 trop salé, savoureusement non-équilibré. Cela ressemblerait à
 l'amour.
 
 
 2. Des sourires à sauter.
 
 Nautiléa avait toujours pensé qu'il existait plusieurs sortes de sourires.
 Elle était devenue experte dans l'art de les exprimer.
 Elle estimait même qu'il pouvait exister un sourire différent pour chaque seconde de la vie.
 Pourtant, à sa grande surprise, elle sentit sa bouche s'ouvrir devant
 la porte exactement de la même façon que tout à l'heure, lorsqu'elle
 avait quitté les siens, fermé doucement le portail du pavillon et répondu
 une dernière fois aux signes de la main de ses enfants.
 Elle qui se croyait aux antipodes de chez elle, dans le bois qui
 commençait tout en haut de sa rue. Au bout du monde.
 
 Rien que pour ça, elle devait à tout prix pousser cette porte.
 
 Son portail était très simple, petite haie blanche qu'elle
 avait souvent envie de sauter plutôt de d'ouvrir, par jeu, parce
 qu'elle n'aimait pas les gestes obligés, pour se prouver que les
 années n'étaient pas encore arrivées jusqu'à ses jambes, qu'elles
 étaient encore quelque part dans le ciel ou sous la terre, n'importe
 où mais pas en elle.
 
 La porte qu'elle venait de franchir était on ne peut plus à l'opposé
 de son portail :  haute, sombre, travaillée comme une porte de cathédrale.
 Nautiléa savait d'instinct qu'elle ne se trouvait pas ici la veille.
 En plein milieu de la forêt.
 Vite, entrer avant qu'elle ne cesse d'exister ou qu'elle devienne invisible.
 À moins que la porte reste et que ce soit, elle, Nautiléa, qui s'efface.
 
 Surtout que cette porte ne se trouvait pas à la verticale comme ses
 consoeurs normales mais couchée à terre, à même le sol.
 
 
 3. D'ordonnée en abcisse.
 
 J'ai toujours voulu qu'il fasse très beau le jour où je commettrai un
 acte irréparable. Comme pousser une porte qui se trouve
 dans un endroit très insolite.
 Mon aventure, mon amanture, ma forêt profonde et silencieuse
 que je connais par coeur et qui pourtant m'étonne toujours, qu'est-
 ce que tu veux me dire ?
 Je n'ai plus plus huit ans depuis longtemps et pourtant,
 une porte s'est ouverte par magie pour moi toute seule au milieu du chemin,
 entre deux arbres.
 
 Quand je l'ai poussée, bien qu'elle soit couchée, le monde a
 basculé et tout s'est redressé. Comme si je me trouvais maintenant
 le long d'un autre axe. Comme si j'étais passée d'ordonnée en abcisse.
 Je me suis répété le mot. J'aimais ce son d'"abcisse", il sonnait
 comme une rivière interne, une arme liquide qui coulerait en
 moi, mais que je pourrais empoigner à tout moment, extirper
 de mes entrailles et brandir avec toute la force de l'eau dans mes mains.
 
 Je suis entrée sous terre et mon corps a fait un quart de tour, pour
 suivre la pièce qui se redressait.
 
 J'ai toujours voulu qu'il fasse très beau, le jour où il m'arriverait
 quelque chose de merveilleux.
 Et dès que j'ai refermé la porte derrière moi, il s'est mis à pleuvoir dans
 la pièce.
 
 
 4. Parcelles brillantes.
 
 La pièce était toute neuve. Une table basse toute simple brillait.
 Non seulement, il n'y avait pas de grains de poussière dessus mais
 Nautiléa était certaine qu'aucune poussière n'était jamais tombée
 dessus. Sans doute était-ce grâce à la pluie.
 
 Elle avait l'instinct des objets et, lorsqu'elle posait la main
 dessus, elle se sentait capable de les dater au jour près.
 Et cette table lui disait qu'elle n'avait pas de jours,
 qu'elle n'était pas encore née.
 Deux statuettes étaient posées dessus.
 
 Il n'y avait pas d'autre meuble, rien que cette table basse et des
 murs aux couleurs douces couverts d'une écriture étrange, comme
 si une grande main avait signé des dizaines de fois sur le mur.
 Nautiléa s'accroupit tranquillement près de la table. Elle avait
 confiance en ce lieu.
 Elle observa mieux les statues et se rendit compte qu'elles étaient
 les représentations parfaites de ses enfants. Il émanait même des
 figurines de bois le rayonnement exact de leur caractère,  Anthony, calme
 et fort et Jennifer vive et passionnée.
 Elle les contempla comme si elle ne les avais jamais vus, parcelles
 brillantes, éclats d'elle. Inconnus.
 
 Nautiléa ne sut pas non plus par quelle magie l'odeur du dîner
 parvenait jusqu'ici et elle n'eut pas le temps de se le demander.
 Elle sentit une main d'homme autour de ses hanches.
 
 
 5 . Cette invisible étreinte.
 
 L'homme la déshabilla et elle se laissa faire. Ses mains étaient
 chaudes, un peu granuleuses, comme si elle étaient faites autant
 de terre et de bois que de chair et de peau.
 Elle ne lui refusa aucun de ses territoires et ne lui demanda pas son nom.
 Nautiléa aima son odeur et son goût. Elle s'ouvrit à lui pour
 qu'il connaisse les siens.
 
 Elle ne fut même pas déçue que son amant soit invisible. Ce fut
 même une expérience étrange et intense d'être pénétrée par la
 simple lumière de la pièce et de contempler son propre sexe ouvert et
 remué d'amour par le sexe transparent de son amant qu'elle nomma
 "le sorcier".
 Nautiléa était couchée comme la porte de la forêt et, comme elle,
 elle se redressa sous sa poussée.
 Le sorcier ramena du fond d'elle des choses étranges, qu'elle n'avait pas
 soupçonnées avant ce jour. Plus encore que du plaisir, c'était un ordre,
 une injonction qu'elle ne comprenait pas.
 Quelque chose qui
 pouvait donner la vie ou la tuer, mettre à bas des villes entières et
 bâtir une chaîne de montagnes en quelques minutes.
 
 Ils ne se parlèrent pas.
 
 Elle émergea de cette invisible étreinte avec la certitude qu'il
 se montrerait un jour.
 
 La dernière chose qu'il lui fit fut de la rouler tendrement contre
 le mur, et Nautiléa sentit s'imprimer sur son corps, les signes
 écrits auparavantt par la main du sorcier.
 Il pleuvait toujours dans la pièce mais l'encre resta intacte.
 
 La peau de Nautiléa était à présent couverte de cette
 écriture qu'elle ne chercha pas tout de suite à déchiffrer.
 
 Une tâche plus urgente l'attendait.
 
 
 6. Et la porte a marché derrière moi.
 
 De nouveau couchée, j'étais sur le point de m'endormir, j'ai
 entouré un pied de la table de mes mains et je regarde les deux
 statues.
 
 Je m'abstenais volontairement de les appeler "mes enfants" ici
 et même de prononcer leurs prénoms.
 Non pas qu'il leur serait arrivé quelque chose de mal, mais je
 suis persuadée qu'à partir de cette seconde, ils auraient éprouvé
 à leur tour  cette envie de tout quitter, ou d'aller vers quelque chose
 et seraient partis régulièrement dans la forêt, pendant des
 années s'il le fallait, jusqu'à trouver une porte ouverte.
 
 Et peut-être était-il temps que notre lignée cesse
 de regarder sous la terre ou vers le ciel, et se mette à
 poser les yeux devant elle, vers l'horizon.
 
 Je me souvenais maintenant que ma mère parlait déjà de cela, jadis,
 des changements d'axes, des ordonnées et des abcisses,  toute
 seule à voix basse, quand elle croyait que je ne l'entendais pas,
 quand elle dormait ou quand elle pensait parler d'autre chose à la place.
 
 Je ne l'ai pas vu de mes propres yeux, mais une légende dans la
 famille dit qu'elle est morte debout.
 
 Je me suis levée et j'ai poussé la porte dans le sens inverse et je suis
 rentrée chez moi.
 
 La porte m'a suivi et je me suis sentie satisfaite qu'elle
 m'ait comprise et qu'elle ait envie de marcher avec moi.
 
 
 7. Exercices d'horizon.
 
 Nautiléa avait décidé d'emmener la porte jusqu'à la maison,
 elle savait d'avance qu'Anthony et Jennifer l'adoreraient.
 Et puis, qui pouvait jurer qu'elle n'y retrouverait pas
 un jour son sorcier de sous terre ?
 
 Elle espérait déjà lui apprendre à changer d'axe, pendant que
 lui, le sorcier, lui apprendrait à lire son propre corps.
 
 Une faim délicieuse et agréable la tenaillait doucement et
 Nautiléa sauta par dessus le petit portail, heureuse de voir les enfants
 se précipiter pour l''accueillir.
 
 La bonne odeur de brûlé du dîner ne l'empêcha pas de déjà
 commencer à réfléchir aux exercices d'horizon qu'ils allaient
 inventer ensemble juste après le dessert.
 
 28-05-2003
 
 
 
 
 
 
 
 
 
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