Un bistrot d'autrefois Log Out | Thèmes | Recherche
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aglaé
Envoyé dimanche 17 octobre 2004 - 16h14:   

Bistrot d’autrefois.
Je l’ai bien connu ce petit café au coeur du Havre dans les années cinquante. Les commerçants en attendant la reconstruction de leur ville, s’entassaient dans des baraquements en bois, mais, bon an, mal an, le travail reprenait sur les chantiers et dans le port. La devanture jaunâtre affichait : " Café-Débit " ,témoin du temps où on pouvait acheter son pinard directement au tonneau.
Yvonne retirait les volets de bois de la devanture à six heures du matin, et, aussitôt la petite salle se remplissait d’ouvriers, de marins, de lamaneurs " , mal réveillés, attendant chacun le traditionnel" petit sou " dont la forte odeur me soulevait le cœur :un café additionné d’un calva, le tout valant déjà bien plus d’un sou à l’époque.
D’autres clients leur succédaient. Les ouvriers de l’imprimerie, deux mécaniciens auto du garage Chappard un peu plus bas dans la rue, les vendeuses d’une épicerie, juste en face, le personnel du Printemps qui venait de rouvrir ses portes. Enfin, le père Caussin, cordonnier, d’une laideur éprouvante, qui apportait un croissant pour lui, et un pour Malgache, le chat de la maison. " Un jour un cargo nommé " Le Malgache " se trouva en avarie, pendant un séjour en cale sèche. Un copain d’Yvonne avait ramassé une petite boule de poils noirs endormie dans la salle des machines. Malgache était devenu un énorme matou très indépendant, ne mangeant que du poisson frais pêché, à la ligne de préférence. Le père Poupin pêcheur et ami de la maison, poussait la porte vers cinq heures de l’ après midi et Malgache lui prenait un maquereau à peine mort directement dans la main.
Le café était fait à la chaussette et fort convenable à condition de ne pas en commander après dix heures le matin, faute de quoi Yvonne ne dissimulait pas une certaine mauvaise humeur. Elle guettait une petite heure creuse, entre neuf et dix, pour fermer la porte et faire un saut au marché tout proche. C’est la meilleure cuisinière que j’ai connue dans ma vie, ayant toujours l’air de faire la cuisine n’importe comment et apportant sur la table, au bout du compte, des plats splendides, odorants, somptueux. Si je m’exclamais : "ça sent bon ! ", elle me répondait : " c’est parce que t’as faim ! "
C’était une femme un peu grande et un peu ronde. Un tablier noir sur la jupe droite et un chemisier toujours frais, col ouvert, en cotonnade fine, imprimée sobrement, les jambes restées belles, gainées de bas nylon, les pieds glissées dans des mules noires à talons Richelieu . Elle avait été la plus jolie fille de son village.
Je la revois comme une mère à poigne envers ses habitués, la voix forte accompagnée d’un rire franc. J’ai toujours eu l’impression que tous ces hommes, car c’étaient eux le fond de clientèle, se sentaient vaguement protégés par l’autorité bienfaisante d’Yvonne. J’ai vu un marin en escale lui confier son portefeuille, pour être certain de ne pas se faire entôler par la première goton venue. Je l’ai même vue rédiger une annonce dans un journal spécialisé pour un émigré mal francisé qui cherchait une fiancée !
A l’heure de l’apéritif, les conversations croisées d’une vingtaine de clients, répartis en trois rangées autour du zinc et réunis par petits groupes selon des affinités de métier ou d’âge , réalisaient une sacrée cacophonie entre gros rires et commandes à voix hautes. Pas de whisky à cette époque. Pas de coca. Les anis dominaient les demandes avec quelques Picons et des Noillys secs pour les plus raisonnables. Pas une cacahuète pour accompagner les trois ou quatre perniflards, (ou chocolats !), des vedettes de la maison.
Un petit monsieur, comptable je pense, chapeauté d’un melon à bords roulés, venait boire deux ballons de Côtes du Rhône que sa virago de bonne femme lui refusait à l’heure du déjeuner. Si quelques dames étaient présentes, Yvonne saisissait la bouteille de Martini ou de Porto… Un pain de glace arrivait, enroulé dans une toile de jute, sur l’épaule d’un livreur un peu costaud . Il était détaillé au pic à glace et logé dans un bac intégré dans le comptoir. Deux siphons d’Eau de Seltz trônaient en permanence près des verres pour allonger les Noilly cassis
Le dimanche, pour quelques intimes, Yvonne débouchait une bouteille de champagne et on allongeait les Noilly casse au champagne…ça s’appelait ‘une bicyclette’…je ne sais pas pourquoi.
Les après midi étaient calmes. Un couple d’amoureux presque immobile restait des heures devant un café ou un jus de fruit assis à l’unique table disponible…Madame N. faisait une petite visite à l’occasion… on ne peut pas dire qu’elle tenait un boxon… Non…. Juste trois chambres proprettes, au cas où quelqu’un aurait besoin de se mettre à l’abri une heure ou deux !
Le vrai coup de feu commençait à six heures. La journée de travail terminée, chacun retrouvait le chemin du bistrot. Ceux qui venaient là ne me semblaient guère pressés de rentrer chez eux… Les tournées se succédaient jusqu’à neuf heures quelquefois… Je me souviens d’un homme avec une jambe de bois qu’on voyait partir en voiture avec terreur, mais, à cette époque, on ne soufflait pas dans les alcootests et il y avait un dieu pour les poivrots. Yvonne supportait les discours, les histoires salaces, les disputes, car c’était le moment de la journée où elle gagnait largement sa vie. Elle en avait besoin, et moi aussi. Car Yvonne était ma belle mère, et l’argent de tous ces verres, remplis et vidés, permettait à mon mari de finir ses études de médecine à Paris.
Quand un type vraiment déchiré s’accrochait au comptoir et ne se décidait pas à partir, ma belle mère lui disait :
Ouvre la porte
L’homme ouvrait la porte.
Elle saisissait son verre et, depuis le comptoir, elle en lançait le contenu en direction du trottoir, en disant :
- Celui-là, je te l’offre ! ! !
Aglaé

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Ali
Envoyé dimanche 17 octobre 2004 - 23h18:   

ça grouille de personnages et d'évenements divers!!.on dirait un bistrot!!
* quatre ou cinq touches d'humour!!..
*"Je l’ai bien connu ce petit café au coeur du havre dans les années cinquante.." une belle phrase originale pour entamer la narration,c'est comme si le lecteur est invité à écouter la réponse à la question qu'il vient de poser"Tu connais le café qui est au coeur du havre..?
*J'ai bcp aimé la fin"Celui-là, je te l’offre ! ! ! "un très beau retour au personnage principal de la nouvelle qui est Yvonne ..on dirait même que c'est le titre de l'histoire! Merci Aglaé et bise

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