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PascalDuf
Envoyé dimanche 13 février 2005 - 19h28:   

Le square de la rue d’Etretat.



Le kiosque à musique entouré de verdure, que les rares promeneurs avaient toujours vus déserté, au-delà des massifs de rosiers, ajoutait une ombre de plus sur le gravier roses des allées. Le képi à visière cassée posé crânement sur la tête, donnait une note burlesque à la silhouette d’Emile, le gardien du lieu.
Dans la rue, il faisait beau. Dans le square, de rares enfants couraient. Un gros platane, comme il y en a dans les cours d’école, était planté au beau milieu du parc, et son tronc crevassé portait les marques de dizaines d’amoureux.
Emile parcourait les allées, en soliloquant à voix basse. Un clochard, avec nonchalance, le regardait passer, buvant à même la bouteille, un mauvais vin rouge qu’il balançait par réflexe vers sa lippe affaissée.
Maurice, le jardinier de la ville, regarda sa montre, s’approcha du gardien de square et fit un geste d’invite. Emile regarda l’heure à son tour, se frotta le menton et opina du chef en guise d’acquiescement muet.
- « Quand c’est l’heure, c’est l’heure ! » Annonça sentencieusement Maurice en le rejoignant. Il aimer ponctuer ses discours par des citations brèves et souvent ineptes empruntées au bon sens que l’on qualifie souvent … Mais bien à tort de populaire…
Une automobile grise stationnait au bord du trottoir. Elle était là depuis longtemps, des heures sûrement.
Ils arrivèrent à l’appentis où Maurice serrait ses outils. Son vélo pendait à un crochet sur le mur. Il habitait loin, à l’extérieur de la ville, où il logeait dans un petit pavillon. Sa femme avait été très belle. Il avait été très célèbre. Il en gardait des manières distinguées malgré son ivrognerie notoire. Il employait parfois des expressions surannées au grand dam de ses (rares) interlocuteurs…
La cabane, en retrait, était encombrée d’objets hétéroclites et d’outils rouillés qu’il ne se donnait même pas la peine de ranger.
Le gardien, lui, prendrait l’autobus par la rue des Meuniers, où il retrouverait son épouse et ses quatre mioches.
Maurice avait eu une fille, mais il n’en parlait jamais.
Il commencèrent par tirer deux caisses pour s’asseoir, prirent une troisième caisse défoncée en guise de table. Le jardinier posa deux petits verres sur la table improvisée, y versa du vin blanc.
- « A la splendeur ! » Dit-il.
Ils vidèrent ainsi plusieurs petits verres, en silence, fumèrent d’infects cigarillos italiens à bouts jaunes.
-« Bois vite, que je t’en reverse un autre ! A la splendeur ! »
Enfin, ils se levèrent, le front moite et l’haleine chargée. Ils sortirent l’un derrière l’autre, comme deux collégiens en escapade. Dehors, une jeune fille tenait un jeune homme par la main. Ils marchaient à pas lents et se regardaient dans les yeux.
-« Les pigeons sortent tôt… »
Ils se dévisagèrent, amusés et attendris tout à la fois. Les amoureux les observèrent en souriant.
- « C’est notre dégaine qui doit les amuser », dit Emile en haussant les épaules. Ils regagnèrent le centre du square et Maurice se dirigea vers les rosiers.
Voilà ! Encore un coup d’œil à la montre, afin de s’assurer qu’il était enfin l’heure de fermer. C’était début mars. Dans la plupart des allées, à cette heure, les nurses regagnaient les logis poussant d’énormes landaus. Des gamins, de retour de l’école, faisaient un crochet par le square et se précipitaient en d’interminables poursuites. Le clochard était toujours sur son banc, attendant le moment ultime où il lui faudrait partir.
Emile n’avait pas le courage de le mettre à la porte. Pour s’attarder ainsi, il ne devait pas savoir où aller, et lui… Personne ne devait l’attendre…
Il chercha son sifflet dans sa poche de gauche, puis dans celle de droite, le mit en bouche et siffla tout en jetant un regard circulaire aux alentours, parcourant les allées à grands pas.
Il était dix huit heures, la journée était finie. Le jardinier sortait sa vénérable bicyclette de la remise et marchait vers Emile. Dans l’allée centrale, les quelques promeneurs
attardés se pressaient vers la sortie.
On allait fermer. C’était l’horaire d’hiver qui prédominerait jusqu’au 21. Le gardien marcherait vers les grilles comme tous les soirs et saluerait le jardinier d’un sempiternel :
- « Salut ! Et rentre tout droit… »
Mais, avant qu’il eut pu prononcer un seul mot, une détonation claqua et le clochard, toujours assis sur son banc, s’affaissa d’un bloc en travers de l’allée.
Dans la rue, la voiture grise s’éloignait doucement…
Ce jeudi, dans le square de la rue d’Etretat, à l’heure précise de la fermeture, il venait de se commettre un meurtre…
*

- « Vaudrait mieux que tu restes ici, dit Emile au jardinier. Il y a un agent à deux rues d’ici, je vais aller le chercher. »
Maurice était retourné dans le square pour examiner le mort et, penché près du corps, le considérait avec des yeux indifférents.
Emile, dans le quartier, recherchait son agent, et, malgré la proximité, tardait à revenir.
Enfin, l’agent de police arrivait, les joues empourprées, montrant une grande nervosité.
- « Vous l’aviez déjà vu ? »
- « Il vient tous les jours sur ce banc, depuis quelques semaines. C’était un étranger, il avait un accent… »
- « Etes-vous certain qu’il soit bien mort ? »
-« Dans cette éventualité, il vaut mieux attendre l’inspecteur. Je l’ai fait prévenir. »
L’attente ne fut pas longue. Le commissariat de quartier était tout à côté, rue de Concarneau. L’inspecteur Principal était vêtu d’un complet défraîchi et froissé et paraissait bien jeune.
-« Mon premier clochard ! Déclara-t-il en avisant. D’habitude, ce genre de client rend l’âme avec l’aide de l’alcool ou, à la rigueur, d’un coup de couteau, jamais par arme à feu. »
Il se baissa, ramassa un porte feuilles poisseux, l’ouvrit, n’y trouva rien d’autre qu’une photographie jaunie, le portrait d’une femme vêtue de manière élégante.
Il parlait à voix basse, pour lui seul, comme Emile baragouinait dans les allées du square.
- « Petit calibre, vingt-deux long rifle… Pas d’identité… Il était encore dans le square ? « Demanda-t-il à Emile.
- « Heu ! Ben ! C’est-à-dire, je me suis dit comme ça qu’un pauvre bougre, sans abri, ma foi, il n’emporterait pas le kiosque, pas vrai ? »
- « C’est interdit, mais bon… J’espère que vous n’aurez pas d’ennuis… »
Emile rougit violemment et ne dit plus rien…
- « D’autres témoins ? » Questionna l’inspecteur en se retournant vers l’agent.
- « A part ces deux là, non, inspecteur, tout le monde était déjà sorti. »
L’inspecteur s’adressa aux deux vieux complices.
- « Vos papiers… »
Emile lui tendit sa carte. Il nota :
- « Emile Favre, quarante huit ans, employé municipal… »
Le policier répéta le même manège avec Maurice, sans faire d’autres réflexions.
- « Maurice Trajart, cinquante huit ans, jardinier municipal… Dites, c’est marrant, j’ai l’impression de vous avoir déjà vu, mais il y longtemps, et puis votre nom m’évoque quelque chose, mais je ne sais plus quoi, au juste… Ca va peut-être me revenir… »
Maurice tressaillit à peine et le dévisagea, à l’écoute de son nom.
- « Oh, j’ai l’habitude, à cause du Général, le Général Trajart de la bataille de Marengo… Vous savez, Ca revient souvent… J’ai l’habitude… »
- « Domicile ? Interrogeait l’inspecteur qui s’appelait Lantier.
-« J’habite en dehors de la ville, près de l’étang des Frières, un petit pavillon…
Dites, J’ai du chemin…. »
- « On vous convoquera bientôt. Vous pouvez aller… »
Après un bref salut à la compagnie, Maurice s’éloigna juché sur son vélo, l’air pensif.
Le gardien du square demandait :
- « Je peux aller aussi ? »
- « Si vous voulez… »
Puis tandis qu’il s’éloignait, le policier le rappelait :
- « Vous ne le connaissiez vraiment pas ? »
- « Je vous l’ai dit, il venait depuis plusieurs semaines, un mois et demi peut-être, et il restait assis sur son banc à boire du vin et à regarder les passants, c’était un calme, pas méchant pour un sou. »
- « Vous lui avait parlé ? » Demandait encore l’inspecteur.
- « Quelquefois, c’était difficile, à cause du vin rouge, mais il m’avait dit qu’il venait de Paris et qu’il était né à Anvers, il paraissait connaître des quantités de choses et avoir traversé de nombreux pays. »
- « Merci, on se reverra certainement. »
Emile s’éloignait, en se retournant il aperçut Maurice qui l’attendait près du carrefour, appuyé sur son vélo.
*

Peut-être pour ne pas rester bêtement, comme cela, dans la rue, ils pénétrèrent dans un petit café obscur près de la gare.
Emile s’était pourtant promis de rentrer tout de suite ce soir-là… Il ne restait plus jamais à traînailler, les « embuscades » étaient trop dangereuses. Le café s’appelait chez René. Il y avait un petit comptoir de cuivre avec ses habitués. C’était désert, ou peu s’en faut… Juste deux clients, accoudés au bar, des employés du Chemin de fer.
Maurice et Emile se regardaient face à face, sans parler, sirotant un ultime petit verre. Le jardinier, enfin, alluma un de ses affreux cigares et déclara :
- « Mon nom véritable est bien Maurice Trajart, mais peut-être, te rappelles-tu de TRAJANEL ? Le comique de cinéma Muet… Le clochard s’appelait Bob De Meer, il n’était pas flamand mais hollandais. »
Emile but une gorgée et se racla la gorge.
- « Tu le connaissais donc ? Je ne t’ai jamais vu lui parler. Je ne suis même pas certain qu’il ait remarqué ta présence ? »
Il l’observait à la dérobée, peut-être est-ce que Maurice était plus saoul que d’habitude ? Pourtant, il paraissait lucide…
L’horloge réclame marquait sept heures et demie et la nuit s’installait dans la rue.
Le jardinier, calme et concentré malgré l’alcool ingurgité continua :
- « Bob De Meer fut jadis mon agent, à Paris. A la suite de mésaventures diverses, il est devenu ce que tu sais, s’il était dans le parc depuis quelques semaines, c’est parce qu’il avait un rendez-vous. »
Le gardien de square interloqué fixait Maurice de plus belle.
- « Un rendez-vous, avec qui ? Avec toi ?
- « Laisse moi terminer, il avait rendez-vous avec une femme, celle de la photographie. Une femme qui a eu une petite fille, il y a très longtemps. Une petite fille qui n’a pas vécue… Une pauvre femme devenue folle, il y a bien des années… »
- « Qui est cette femme ? » demanda Emile.
Le jardinier vida son verre d’un trait et le claqua sur le bord graisseux de la table.
- « C’est ma femme, et c’était leur petite fille ! »
Dehors, il s’était mis à pleuvoir. On ne reconnaissait plus la rue, il n’y avait plus personne. Les deux autres clients étaient sortis et ils ne restaient plus dans le petit bar que nos deux hommes assis, face à face, lourds et immobiles.
-« Mais pourquoi cette mort brutale ? » Questionna Emile déconcerté.
-« Bob De Meer était au bout du rouleau, je le sais, mais je n’aurai pas voulu qu’il meurt seul. Près de l’étang des Frières, il y a un ferrailleur, un type près à tout pour quelques sous… Ca n’a pas été difficile de le convaincre, j’ai quelques économies. Quand tu as fermé la grille, je suis passé devant De Meer, sur mon vélo, j’ai soulevé mon chapeau. Je sais qu’à cet instant, il m’a reconnu, il est mort, étonné… »
Emile était glacé et avait vraiment besoin d’un autre verre. Maurice était très calme, il tirait sur son cigarillo.
- « Que vas-tu faire ? »
- « Rien, la carabine ne sera jamais retrouvé, l’étang est profond, le ferrailleur n’a aucun point commun, ni avec moi, ni avec De Meer, de toutes façons, il doit déjà être loin… J’ai été généreux, et comme j’ai peu de besoin, la prime était conséquente. Je continuerai de prendre soin de ma pauvre Lucie et de mes rosiers, jusqu’à la fin… »
- « Pourquoi, m’as-tu raconté tout ça ? »
- « Peut-être par un dernier sursaut d’orgueil, aussi parce que tu es comme moi, finalement, un perdant… Mais, bon n’y pensons plus… Toutes ces années sont définitivement perdues…Et à oublier »
Le patron s’approchait d’eux, une bouteille de fine à la main. La pendule marquait huit heures et l’averse s’était arrêtée.
- « A la splendeur ! »

Loos, le 9 février 2005





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