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Envoyé lundi 14 février 2005 - 23h13:   

Rue des réverbères

Le vieux Darigueur avait toujours été, de mémoire d'amateur, le seul metteur en scène de son mini théâtre des Chats croisés, dans une banlieue lointaine de Toulouse mal éclairée par des lampadaires. On y recevait de temps à autre toute sorte de public que Garigueur disait avisé et de jeunes gens, adoubés comédiens dès qu'il leur confiait trois répliques.
( Comédiens, ils l'étaient surtout en famille, avec comme spectateurs très avisés du premier rang leurs parents à table.) Ils arrivaient en vélo ou à pied au Chats croisés, de réverbère à réverbère, après des petites poses amoureuses, dont le théâtre était le facile alibi. Darigueur les accueillaient en entonnant son chant devenu célèbre:
"L'exactitude est la politesse des rois
On voit, on voit, qu'nous sommes en république."

Cette petite salle des Chats croisés sentait le parfum pour chiens, le sandwich et le vieux velours. Quelques mégots s'accumulaient sous les sièges, où une vieille dame, danseuse dans ses temps héroïques, faisait le ménage. Elle les poussait là par peur d'attraper le cancer. Pour la saison d'automne, qui durait toute l'année, Darigueur voulut monter une pièce d'un nommé Julius Lafleur, pour le seul motif qu'il lui avait donné comme titre Rue des réverbères, le nom même de la rue de son théâtre. Cette coïncidence était déjà d'un effet théâtral attractif. La pièce, d'un classicisme marqué par des audaces sans risque, plus languissante que pimpante, était construite à grands coups de mots d'auteur. Pleine * d'étirades * comme disaient les mauvais esprits. Pour le malheur des comédiens elle traînait ses interminables monologues comme un train de marchandise sa série de wagons. En bref, il s'agissait d'une histoire d'amour contrarié dont les déclarations enflammées menaient à la fonte des boutons d'un corsage pour se terminer en brasier entre deux paires de draps incendiaires.
Dans la bande des comédiens, deux se détachaient par leur application à bien articuler. L'un était un étudiant plutôt raide mais dont le visage s'agrémentait de deux pattes symétriques autour des oreilles. Son nom de Lopez confirmait les pattes. La fille avait lâché l'étude des langues pour l'étude de papa notaire où elle s'ennuyait autant qu'une mouche sur vitre.
Les deux grands rôles de Rue des réverbères iraient à ces deux là. D'autant que pour la mémoire aucun problème. Ils dégorgeraient leur étirade sans qu'on en perde un mot.
Donc tout allait bien? Non. Tout allait de plus en plus mal. A cause de cette maudite page 24 du texte qui disait entre deux répliques de feu : * Ils s'étreignent et s'embrassent avec passion * Six mots terribles car Darigueur ne plaisantait jamais avec l'observance du texte. C'était chez lui fidélité maladive. Ce bigot de la réplique, allait jusqu'à faire prononcer mentalement les virgules. En représentation cela donnait un genre de hoquet textuel qu'on prenait pour du style.
A part ça, quel brave homme ! Sorti de Dieu le texte, il s'intéressait à tout son petit monde, le conseillant, consolant et mariant éventuellement depuis des générations. Donc, à grands coups de répétition, la rue des Réverbères approchait inexorablement de cette page 24. Et du " Ils s'étreignent et s'embrassent avec passion." Arrivés au " Ils s'étreignent", feu rouge. Arrêt brutal . Lopez n'osa avancer ni ses bras vers la taille de sa partenaire, ni à plus forte raison ses lèvres vers celles de la fille du notaire, qui de son côté se gardait bien de tendre les siennes.
- Vous DEVEZ vous embrasser dit Darigueur. C'est dans le texte. Et c'est même dans l'esprit du texte. La passion doit tout emporter.
Le fantôme de Lafleur l’auteur venait de monter en scène.
- Allons, ne faites pas de manières, tous les deux. Embrassez-vous et on continue avec le " Oh Arthur, vous avez osé! " de Marianne.
La plus hardie fut la comédienne:
- Je ne peux pas embrasser un garçon que je ne connais pas.
- Mais nous sommes au théâtre, ma petite. Un lieu hors du commun!
- Pour votre « ma petite » je vous signale que j'ai vingt-trois ans.
- Raison de plus.
- Et puis, je n'ai pas osé vous le dire, mais la fin de la pièce ne me plaît pas. Même pas du tout. Le garçon après l'avoir embrassée monte chez la fille. On devine qu'il va la déshabiller et ainsi de suite… Tout va trop vite. Moi, le jour où j'aimerai un garçon, pour me déshabiller, il n'aura pas le bouton facile. Lopez n'a qu'à m'embrasser sur la main ou sur la joue, ou faire semblant, mais je ne veux pas passer dans ses bras ni…bon…pas de baiser.
- Je pense comme elle, fit Lopez. On fait semblant et tout le monde n'y verra que du feu.
- En scène, mes enfants, on peut faire semblant de mourir ou de tuer, mais quand on s'embrasse, on s'embrasse. Le public l'attend. Imaginez qu'un sentiment violent vous pousse, une passion dévorante, un désir irrésistible! D'ailleurs c'est dans le texte. "Ils s'étreignent et s'embrassent avec passion". Sinon, la fin de la pièce tombera à plat et la fille passera pour une * cocotte minute.*
- Possible, fit Marianne, que le désir violent soit dans le texte, mais je ne suis pas un texte. Je suis une femme et je n'ai aucune envie que Lopez m'embrasse sur les lèvres. Ce serait un autre, ce serait le même prix. C'est tout.
- Vous n'avez jamais éprouvé d'amour passion?
- Ça ne vous regarde pas, Monsieur.
- Lopez, tu vas lui faire juste une manière de petit baiser.
- Puisque c'est comme ça, adieu la Rue des réverbères. Je la prends pour rentrer à la maison et je vous rends mon texte.
Darigueur et Lopez virent passer sa silhouette d'éclairage public en éclairage public. Elle fondit dans la nuit. L'obscur était devant le théâtre, mais aussi dans le cœur des deux hommes. C'était la catastrophe. Les affiches étaient déjà placardées et la société des amis des « Chats croisés » s'étaient réunis pour voter le budget. Le quincaillier sponsor avait pour une fois fait un gros effort. Seule issue, embaucher dare dare une comédienne professionnelle qui voudrait bien remplacer Marianne au pied levé.
A la première répétition, la pro n'avait pas passé sa première tirade que la Marianne était là, plantée devant la scène, raide comme le bâton des trois coups.
Le temps pour Darigueur de s'excuser auprès de sa professionnelle et Marianne reprenait sa place dès la première tirade.
- Alors, demanda Darigueur? A la page vingt-quatre?
- Rien aux répétitions, et à la représentation Lopez fera semblant.
Le metteur en scène n'essaya même pas de discuter.
Vint le jour de la première. Les monologues suivaient des dialogues sans conviction. Les mots d'auteur coinçaient. Manifestement, sur le plateau, tous freinaient à mort avant la page vingt-quatre et son simili baiser. Elle approchait, elle arrivait. Elle était là. A peine au bas de la vingt-trois voilà mon Lopez qui t'empoigne la Marianne à pleins bras. A la page vingt-quatre il l'embrasse farouchement, voluptueusement, à lèvres que veux-tu. Regard courroucé de la partenaire, mais la pièce s'emballe soudain de la 25 jusqu'à la fin. Le public rappelle. Darigueur est moite de bonheur. Les parents de Lopez ont la larme à l'œil. Le notaire sourit. Et tout le monde cherche sa Marianne pour lui sauter au cou.
Point de Marianne. La salle était déjà vide quand Darigueur découvrit la malheureuse cachée derrière un arbre en carton peint. Elle l'accueillit d'un:
- C'était un coup monté?
- Je vous jure que non.
- Alors pourquoi m'a-t-il fait ça.
- L'emballement du théâtre.
- Il a bon dos, le théâtre. J'en suis malade, vous entendez, malade de ce qu'il m'a fait devant tout le monde ! Jamais plus je ne jouerai avec lui Elle récupéra son rôle et partit en pleurant. A la guérite des billets, Lopez attendait.
- C'est vrai, vous êtes malade ?
- Alors non seulement vous m'embrassez comme un cochon sans rien me demander et en plus vous m'espionnez derrière les décors?
- Tu ne m'en voudras pas.
- Ça y est ! Maintenant, il me tutoie !
- C'est dans la pièce.
- Dans la pièce aussi, on s'apprête à me déshabiller ! Mais qu'est-ce qui n'est pas dans cette pièce, je vous le demande ?
- Vous voulez que je vous le dise, Marianne, vous le voulez vraiment ? Je…
- Non et non ! Je ne veux plus vous entendre.
- Je…
- Stop !
Marianne reprit à marche forcée la rue des Réverbères avec, toujours à deux pas derrière, Lopez.
- Marianne, c'est sérieux ! Vous allez faire une gaffe !
- Elle est forte celle-là !
- Le rôle !
- Et bien quoi, le rôle ! Je ne vous l'ai pas volé ?
- Non, mais vous avez pris celui de Darigueur. Son rôle pilote, où il met toutes ses notes de mise en scène ! Le rôle que Lafleur lui a dédicacé ! Il doit déjà le chercher partout !
Lopez le retira des mains de Marianne et sous le réverbère, il se mit à lire tout bas les commentaires de Darigueur, avec un sourire qui s'éclairait de plus en plus.
- Plus haut. Je n'entends rien !
Lopez, subitement, se mit à déclamer les indications de Darigueur entre deux éclats de rire, avec une telle drôlerie que Marianne se pencha pour les lire avec lui. Arrêt soudain à la vingt-quatre. Il se regardèrent.
- Ça n'y est pas, murmura Marianne.
- Quoi ?
- Ne faites pas l'innocent! Lafleur n'a jamais écrit. "Ils s'étreignent et s'embrassent". Il y a juste quelque chose au crayon dans la marge.
Lopez se hissa sur le réverbère pour présenter la page à la lumière.
- Et qu'est-ce qu'il a ajouté, le vieux ? Lis ! Mais lis donc !
- Non.
- Pas d'histoire, qu'est-ce qu'il a mis en marge ?
- " Lopez embrasse SA Marianne avec passion."
- D'où sort-il ce Sa Marianne ?
- Il avait deviné.
- Deviné quoi ?
Lopez balbutia :
- Rien. C'était au théâtre.
Marianne se planta devant lui :
- Et ici, on est encore au théâtre ?

Nous ne prendrons pas la peine de raconter la suite et fin de leur nuit. Se reporter pour cela au texte de Julius Lafleur, dit Rue des réverbères, de la page 23 ( Il la prend dans ses bras) jusqu'à la fin.


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fouroulou
Envoyé mardi 15 février 2005 - 22h08:   

Quel paradoxe hypocrite marianne!!! j'ai bcp aimé surtout que ça concerne plus mon peuple que le tien Yh!!!

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