| Auteur |
Message |
    
yv
| | Envoyé vendredi 03 juin 2005 - 23h51: | |
LA FALAISE
Elle se traînait sur le sentier qui s’insinue entre les failles de la falaise d’Espots. Encore quelques pas puis elle s’arrêtait et reprenait son souffle sur une pierre. Elle n’était pourtant pas âgée et trois ans avant elle faisait la grimpe avec le mari et ses amis le long de cette verticale du Grand Dièdre dont le vide plonge sur un pierrier.
Elle était aussi de ces grimpeurs de l’impossible qui le dimanche se donnent rendez-vous avec la mort, de ces araignées qui balancent au bout d’un piton enfoncé dans une faille du calcaire. Grimpeurs de l’inutile, escaladeurs de l’impossible, que venaient-ils cherche là ? Un surplus de vie ? Une corrida sans épée ? La joie de l’enfant qui fait l’énorme bêtise ? En vérité, la falaise était leur église et la grimpe leur sacrement du vide.
C’était il y a longtemps. Presque hier.
Aujourd’hui, la nuit s’avançait et le trait de ses ombres escaladait lentement les parois. Le rocher bientôt se ranimerait, cassé par la lune, blanc comme un miroir de mort.
Anna avait profité de l’absence du mari pour régler les dernières affaires, celles pour lesquelles c’était un incapable. Elle avait écrit une lettre d’encouragement à une cousine lointaine atteinte d’un cancer. Et en dernier, sa propre lettre.
*
Max,
Je suis heureuse que tu sois resté avec les autres chasseurs dans la cabane à Lucien. Cela me donne tout mon temps et la maladie m’a tellement épuisée que j’en aurai besoin pour écrire cette lettre.
Le docteur Michel m’a dit que j’en avais au mieux pour quelques mois. ( il a fallu que j’insiste beaucoup pour qu’il me mette au courant de la vérité ) Quelques semaines encore valide puis ce sera le lit ou la chaise roulante, ce dont je ne veux pas t’infliger. Tu n’en serais pas capable.
J’ai eu tout à l’heure une idée idiote : qui désormais sera là à ton réveil pour ton sacro-saint café au lait ? Je reste d’une sensibilité insupportable. Le seul grand acte d’affection que je peux pour toi c’est de t’épargner ce que nous avons subi ensemble avec la maladie de ta mère.
Je ne me sens pas la force de t’en dire plus. Je ne suis pas affaiblie par la peur. Je me suis bien préparée pour le départ. Je suis seulement dans la mortelle tristesse de t’abandonner.
Vous me trouverez au pied de la falaise d’Espots, sous le dièdre.
Je t’aime.
*
Elle avait mis sa robe de mariée. Elle s’arrêtait de temps en temps pour la dégager des ronces, effrayée à la pensée que ses forces ne la trahisse et ne la laissent plus monter là-haut. Que faire alors ?
Elle s’assit à mi-parcours sur une dalle plate, lieu de pique-nique rêvé et sentit la pierre froide à travers le tissu. Ce froid, elle le détesta, sur cette pierre plate comme la tombe du bonheur.
Là-haut, les fantômes d’arbres maigres marquaient la crête. En bas, les lueurs des villages connus, et à mi distance l’entassement des pierres tombées de la falaise. Il n’y aurait pas de souffrance. Et dans la chute rien d’autre que le vide des idées et de la vie. Si elle avait traîné jusqu’ici la moindre idée elle se serait mise à réfléchir. Peut-être à espérer. Lâchement.
Il ne fallait pas se pencher sur le vide, mais laisser seulement le temps s’arrêter, comme on s’amuse enfant à poser un doigts sur le balancier de la pendule.
Anna vérifia ses poches. Elles étaient bien vides. Elle retira ses bagues et colliers et les déposa bien en vue.
Elle mit ses mains devant ses yeux et sauta.
|
|