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yb
Envoyé samedi 14 janvier 2006 - 23h14:   






Alors je dis en détournant la tête :
- Ne me regarde pas comme ça ! Ça m’fait comme au zoo quand les singes me toisent en ayant l’air de savoir déjà tout ce que je pourrais bien dire pour me justifier.
- Pauvre mec, soupire-t-elle en envoyant valser d’une véronique le drap jauni et rêche au pied du pucier.

Puis elle sort sa viande de ce torchon et en se grattant la fesse se dirige vers la chaise pour récupérer ses frusques. Elle les enfile vite fait - rien qu’une robe courte en jersey sur des mules pointues à hauts talons - graisse ses papotes au bout d’un bâton de rouge, ramasse les banque-notes et les enfouit avec le lipstick dans son petit sac noir, ouvre la porte et la franchit sans se retourner mais en répétant :
- Pauvre mec !

Elle a raison.
Je n’ai jamais su parler aux femmes, même celles que je paye pour m’écouter finissent toujours au bout d’un moment par me renvoyer d’où je viens, à mon indigence intime et casanière. Je ne trouve jamais les mots que je voudrais, ceux qu’il faudrait. Pareil quand je suis devant l’enclos des singes. J’ai payé l’entrée du zoo, ils sont derrière les barreaux, c’est moi qui paye les cacahouètes et qui porte des chaussures ; ce sont eux que les gens viennent voir mais les singes me regardent toujours comme une bête étrange. Et je ne sais jamais ce que je pourrais bien leur dire.

Je n’ai jamais su parler aux femmes ni à personne d’ailleurs.
Lorsque j’ai appris à parler j’ai tout de suite compris que la vie était chose difficile si on ne savait pas se taire. « Parler » est un acte toujours circonstancié. On ne doit s’y commettre jamais sans en mesurer l’importance ou la pertinence au risque de tomber dans l’inconvenance. Que ce soit la bouche pleine, pendant que les autres parlent aussi, que ce soit pour ne rien dire ou dire n’importe quoi, aux murs, des histoires de famille, à tort ou à travers, de ses hémorroïdes ou de ses amours, à mots couverts, sans réfléchir, pour se soulager, inutilement, intelligiblement, dans le vide ou à Dieu, « parler » n’est pas convenable. Rester convenable quand j’ouvre mon clapet est devenu une obsession et depuis toujours je ne parle jamais que pour relater, exprimer, des choses objectivement convenables, positivement vraies et qui ne mettent pas le monde en péril. C’est donc comme ça que je sais parler. Comme ça que je parle, aux femmes ou aux autres, et c’est pour ça que les autres et les femmes prétendent que je ne sais pas leur parler.

Je ne suis resté chez elle qu’un petit quart d’heure et j’ai donc le temps.
J’ai toujours tout le temps. C’est sans doute aussi pour ça que je n’ai jamais su garder une montre à mon poignet. Pour quoi faire ? jamais ni en retard ni en avance, je suis là simplement au moment où je dois l’être.
J’ai toujours du temps et c’est heureux parce que j’ai toujours passé mon temps à le perdre en occupant aujourd’hui à deviner, remplir d’hypothèses, ce que j’aurai pu et peut-être dû faire de ce temps que j’ai paumé.
C’est à bord de cet étrange paradoxe, une sorte d’omnibus qui ne s’arrête jamais, que je suis là où je dois être chaque jour sans jamais vraiment me rendre compte du voyage et des étapes que pourtant je franchis.
Et c’est comme ça, comme au cours d’une croisière on sent, ressent, perçoit sans le savoir, le changement de latitude, qu’ un beau jour où mes souvenirs occupaient le temps présent, je suis devenu mortel.
Et c’est comme ça que tout a basculé : il y avait donc une destination. C’était peut-être demain. Cette considération brutale m’avait alors pourri l’existence. Pour la première fois me vint cette idée que, consacrant mes heures à réfléchir à ce que j’aurais pu mais n’avais pas dit et à ce que je pourrais bien dire, je n’avais encore jamais rien su dire.




Son méchant parfum rôde toujours dans la turne et à présent m’écœure un peu. Je me rhabille et descends à mon tour. Je règle la chambre au taulier sans lui adresser la parole puisque je n’ai rien à lui dire, et je sors sur le boulevard.
Nous sommes mardi ou mercredi ; c’est le printemps. Je n’ai rien à foutre de précis de cette journée splendide qui n’aura peut-être pas de lendemain. Alors je m’offre un sandwich au jambon parce que j’ai un peu faim et comme chaque jour je prends le bus 115 qui m’emmène au parc zoologique.

Je me suis planté devant la cage des singes et nous avons, une grande guenon dominante et moi, essayé de tuer les heures en nous dévisageant mutuellement.
Elle me regarde et copie parfois mes gestes ; elle retrousse ses longues lèvres roses en les tendant en avant vers moi, dans des sortes de baisers dans le vide ; elle se gratte sous l’aisselle ou dans le cou, lentement du bout du revers de ses doigts, nonchalante et lascive. Puis encore et surtout, elle a cette façon de pencher un peu la tête sur le côté et d’écarquiller ses petits yeux dans leurs grosses arcades quand elle perçoit une autre et nouvelle expression sur mon visage : elle prend alors un air songeur, le plus souvent condescendant, et esquisse un sourire…
la salope ! alors même que je n’ai pas ouvert la bouche, elle sait exactement tout ce que je pense et tout ce que je ne peux pas dire pour me justifier.

Nous discutons ainsi, les yeux dans les yeux, jusqu’à la fermeture du jardin.






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aglaé
Envoyé dimanche 15 janvier 2006 - 09h22:   

"""Je n’ai jamais su parler aux femmes, même celles que je paye pour m’écouter finissent toujours au bout d’un moment par me renvoyer d’où je viens, à mon indigence intime et casanière. Je ne trouve jamais les mots que je voudrais, ceux qu’il faudrait. Pareil quand je suis devant l’enclos des singes. J’ai payé l’entrée du zoo, ils sont derrière les barreaux, c’est moi qui paye les cacahouètes et qui porte des chaussures ; ce sont eux que les gens viennent voir mais les singes me regardent toujours comme une bête étrange. Et je ne sais jamais ce que je pourrais bien leur dire.""

Texte épatant de bout en bout...

"...alors même que je n'ai pas ouvert la bouche, elle sait exactement tout ce que je pense et tout ce que je ne peux pas dire pour me justifier""""

C'est longtemps toi qui paiera les cacahouetes!!!!
Aglaé

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jml
Envoyé dimanche 15 janvier 2006 - 16h45:   

superbe

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