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yb
Envoyé lundi 27 février 2006 - 12h35:   










Trois jours.
Il avait espéré davantage mais c’est déjà ça.
Cette permission qu’il attend depuis plus de six mois tombe au moment où il faut, à l’instant après lequel il se serait peut-être mis à réfléchir sur sa condition.

Trois jours c’est court mais tout de même. Bien qu’il ait moins de deux cent cinquante kilomètres pour rentrer chez lui, il lui faudra au moins, par ces temps troublés, une journée pour s’y rendre et une autre pour en revenir. Ça lui laissera quand même un jour entier avec eux et deux nuits avec elle. Il se demande si le petit qui n’avait qu’un an tout juste à son départ ne l’aura pas oublié. Maggy venait d’en avoir cinq et il est sûr que elle, elle lui sautera au cou aussitôt qu’elle le verra. Quant à Ilona, il lui suffit d’y penser et lui revient le désir où se mêlent tous ses sens : il lui semble la sentir, la toucher, la goûter, la voir blanche et blonde et l’entendre soupirer en l’embrassant dans le cou. Il ne doute pas qu’elle est dans la même attente que lui et le même besoin de lui qui a ce besoin spirituel et charnel de se retrouver et se rompre en elle.
Il n’a pas pu prévenir - comment aurait-il pu, là où il est il ne peut plus rien, ni dire ni écrire, à peine penser- mais il ne doute pas qu’elle l’attend.

Il a réussi à attraper ce méchant train qui, parmi une population silencieuse mélangée à une soldatesque fatiguée, le rapproche de la maison. Il lui faut cinq heures d’un trajet chaotique et lent, entrecoupé d’arrêts interminables dans des gares désertes et en rase campagne, pour parcourir les deux cents premiers kilomètres. Il lui en faut autant dans une guimbarde de paysan, à pied, puis dans la patache attelée au vieux cheval d’un marchand de pommes de terre pour atteindre enfin le bout de la rue au bout du village de chez lui.

Il fait nuit et dix heures à sa montre quand il sonne enfin à la porte.
Il entend des pas tandis que s’allume le couloir à travers les persiennes.
Elle ouvre.
Elle porte aussitôt ses deux mains devant sa bouche comme pour y retenir un cri et dans le même instant ses grands yeux pers riboulent en se mouillant.
Elle reste là comme pétrifiée dans sa longue chemise et une larme coule sur ses doigts de part et d’autre de son nez.
Il retire sa casquette qu’il jette sur la desserte puis, sans rien dire, il referme ses bras sur elle et la serre si fort contre lui qu’elle suffoque.
Ils demeurent sur le pas de la porte ouverte pendant de longues minutes, reliés par un baiser dans lequel ils se mangent la bouche goulûment.

Il la serre encore et en la soulevant de terre mais l’embrassant toujours, il la porte dans le petit salon après avoir repoussé la porte avec le talon de son pied gauche.
Puis ils se décollent un peu et leurs lèvres se séparent tandis que leurs yeux restent fixement plantés dans leurs yeux. Enfin il murmure :
- comment vont les enfants ?
Elle remue un peu la tête et répond :
- bien, bien… ils vont bien … mais toi, pourquoi tu ne m’as pas…
Il lui coupe la parole en l’embrassant à nouveau et longuement. Puis lentement il la décolle de lui, la tient à bout de bras comme pour la voir, la revoir, toute entière et il lui sourit.
- oh soupire-t-elle en refermant les yeux… j’ai eu si peur, j’ai eu si peur… où étais-tu ? .. j’ai si peur… t’as pas écrit… et Mathias est mort… Mathias est mort… et toi tu ne disais rien ! elle met ses poings sur ses épaules et répète en le frappant : Mathias est mort ! Mathias est mort !

Il ferme les yeux à son tour en faisant : « chut » et l’emporte vers la chambre à coucher.

La loupiote du chevet verse une vague lueur jaune dans laquelle elle dort, une jambe sous les draps et l’autre par dessus. Il s’assoit en s’appuyant des reins sur le dosseret en bois du lit et rallume une cigarette.
Il pense à Mathias.
Lorsqu’elle lui avait présenté son frère il avait été immédiatement séduit par cet esthète auquel rien de ce qui pouvait prétendre à la beauté ne pouvait échapper. Ils s’étaient découverts, au cours de longues soirées, des passions communes pour l’opéra et pour les poètes de la pléiade dont ils s’amusaient à enchaîner les vers tour à tour ; Mathias le littéraire, l’artiste, toujours plus prompt et plus savant à l’instant du détail, plus éloquent jusque dans ses intonations, moins terre à terre que lui ; lui qui philosophant essayait toujours de reprendre la main en cherchant à donner un sens humain à tout ça, à toute chose… tout ça, toute chose qui au fond n’en avait pas besoin, disait Mathias.
Mathias est mort.
Il se le rappelle en train de déguster cérémonieusement un de ces vins de Bordeaux dont il était fou et dont en quelques claquements de langue il pouvait à coup sûr préciser le terroir où il avait mûri et l’année de sa vendange. Mathias capable de passer des heures sans dire un mot, les mains dans le dos, devant un Michel-Ange.
Mathias était mort.
En y réfléchissant il se dit que malgré tout cette affectation spéciale dont on l’avait gratifié était peut-être une chance sinon une farce de la destinée. A d’autres, comme Mathias, plus brillants que Mathias sans doute, on n’avait même pas songés et beaucoup d’entre eux avaient été sacrifiés.
Il éteint son mégot et le chevet, s’allonge puis s’endort comme une masse.


Le lendemain il n’enfile pas son uniforme mais cette vieille tenue sport qu’il mettait jadis, les jours de congé.
Ils vont se balader tous les quatre autour du plan d’eau à la sortie de la ville.
Maguy ne lui lâche pas la main, l’inonde de ses babillages tandis que le petit s’est endormi alors même qu’il le portait sur ses épaules.
Ilona marche derrière eux sans lâcher un seul de leurs gestes, rit quand ils rient, écoute quand ils parlent mais sans dire un mot elle-même. Elle se contente de vivre ces quelques heures inespérées, volées au malheur sous le soleil de mai, en s’efforçant de n’en pas perdre une miette, de ne pas en déranger une minute.
Elle ne demande rien. Elle sait confusément qu’il ne lui dira rien.
Et il ne lui dit rien parce qu’il n’y a rien qu’il soit capable de lui dire sans être obligé de tout lui dire.
Parce qu’il a fait serment de ne rien dire, quand bien même il en aurait eu la force sinon l’irrépressible besoin, il n’en a pas l’audace ni le courage.
La deuxième nuit ils font l’amour comme si c’était la dernière fois.

Il fait encore nuit, à l’aube du troisième jour, quand il se résout à partir. Elle prépare un café avec quelque chose qui y ressemble pendant qu’il monte embrasser les enfants.
- tu reviens quand ? demande Maguy.
- Bientôt, dors encore … répond-il en remontant les draps jusqu’au menton de la fillette.
- Je t’ai fait un dessin .. dit-elle en montrant la table de son doigt tendu.
Il ramasse la feuille de papier puis en soufflant dans sa main lui envoie le baiser qu’il a posé dessus, lui fait encore un petit signe et referme doucement la porte.

Il avale le jus brûlant, enfile ses bottes et reprend sa casquette sur la desserte du couloir. Ilona le suit jusqu’à la porte en retenant mal les sanglots qui par à-coups lui tordent le cou et lui pincent les lèvres.
- je vais revenir, murmure-t-il, fais bien attention à vous…

Puis il sort sans se retourner et sur le seuil de la porte restée ouverte elle le regarde partir jusqu’à ce qu’il disparaisse dans la rue déserte.
S’il pleura, elle ne le vit pas.


Il arrive au camp en même temps qu’un des lourds convois qui tout le jour de tous les jours y déchargent l’indicible marchandise d’un trafic inhumain.
Devant les portes de barbelés la sentinelle le salue réglementairement.
La grande cheminée crache ses volutes noires dont l’odeur pestilentielle le replonge dans son cauchemar.
Il entend d’abord les chiens aboyer puis plus distinctement au fur et à mesure qu’il approche, les cris des kapos et les ordres immuables et répétés d’un officier SS : « les hommes à droite, les femmes et les enfants à gauche », qui les entrecoupe régulièrement d’un énergique et sonore « plus vite ! plus vite ! ».

Il s’arrête un moment. Un vertige le prend et lui fait fermer les yeux. Des frissons le parcourent qui le vident de sa substance ; alors il se dirige vers les baraquements en serrant dans sa poche le dessin de Maguy.


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aglaé
Envoyé mardi 28 février 2006 - 11h38:   

En y réfléchissant il se dit que malgré tout cette affectation spéciale dont on l’avait gratifié était peut-être une chance sinon une farce de la destinée. A d’autres, comme Mathias, plus brillants que Mathias sans doute, on n’avait même pas songés et beaucoup d’entre eux avaient été sacrifiés.

je n'ai pas compris totalement le sens de ce paragraphe essentiel....Enfin, je ne crois pas..

Quel beau texte!!!
Aglaé
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yb
Envoyé mardi 28 février 2006 - 19h04:   

je me demande si, aux plus noirs enfers descendu, l'homme n'est pas toujours enclin à trouver quelques raisons positives à cette descente : ici, il pense sa survie (mise en valeur pendant 3 jours) en opposition avec la mort des autres... les meilleurs, meilleurs que lui, réduits pourtant à néant.
incriminer la "chance" et/ou le "destin" c'est par une manière d'évitement, par un questionnement un peu mystique, un moyen de garder malgré tout une lueur d'espoir en soi-même.

comme tu as vu, j'ai récrit ce truc au "présent"... il me semble que c'est plus évocateur. non ?

biz
yb
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aglaé
Envoyé mercredi 01 mars 2006 - 11h33:   

merci...je comprends et c'est très juste....

le présent nous plonge dans l'histoire comme si elle était la notre, là, tout de suite.... on la vit au rythme de l'écriture...j'aime...

Aglaé
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Kel
Envoyé mercredi 01 mars 2006 - 12h34:   

En passant, un bien beau texte, bravo.

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