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yb
Envoyé samedi 18 mars 2006 - 23h39:   

La boussole marquait le nord de la pointe noircie et ça il le savait ; alors il décida de poursuivre dans le sens de cette flèche autant du moins que le lui permettrait le dédale des rues.

Il se demanda s’il n’aurait pas dû attendre un peu avant de désapprendre à lire.
Il avait renoncé à écouter tout d’abord et assez rapidement, sans trop de mal, il avait réussi à ne plus rien entendre ou quasiment plus rien ; encore quelques piaillements de piafs pouvaient parfois le surprendre quand il passait sous un platane, mais dans l’ensemble l’acouphène était de rigueur, bien installé en lui et monocorde.
Alors il avait décidé de ne plus se servir de sa langue que pour pourlécher ses lèvres trop sèches et déjà l’impression qu’il était muet de naissance lui était familière.
Logiquement donc il avait ensuite désappris à lire.. C’était normal !

En fait il ne traversait pas tant de patelins que ça et avec la boussole il en sortait toujours même s’il devait souvent contourner les cités et les propriétés privées et barricadées ou les fossés profonds du chemin de fer. Lire un plan lui aurait fait gagner quelques heures en passant par la rue du Maréchal Machin ou en évitant la place Santa Maria de la Conception un jour de marché, mais comme il n’avait conscience du temps que dans les inclinaisons du soleil, suivant le temps, sa perte de temps était vraiment bien subjective.
A la gueule des gens qu’il croisait et qui le regardaient, certains longuement, se retournant, il devina qu’il devait avoir une sale tête. Ca faisait cinq ou six jours qu’il avançait plein nord ; s’il ne trouvait pas demain, il prendrait résolument à l’est.. ou à l’ouest.

Il dépassa rapidement cette ville et put atteindre avant la nuit la grande forêt où sur le coteau les épicéas capés d ‘émeraude lui faisaient signe. On devait être encore en été, en tous les cas il faisait rudement chaud puisqu’il percevait d’aussi loin l’odeur raclante, miel et térébenthine,de la sueur que lâchaient les grands arbres verts. Il pénétra comme à son habitude la dizaine de mètres de lisière en brandes et halliers pour aller s’asseoir sous un arbre qu’il choisît large de ramure avec juste une percée entre les palmes pour voir gicler en clin d’œil les étoiles filantes.
Il dévora en les enfonçant dans sa bouche l’une après l’autre dans le sens de la longueur les trois bananes plus noires que jaunes que tout à l’heure un type lui avait tendues quand il passait lentement devant son étalage la boussole à la main.
Il avait ce soir envie de s’y mettre au plus vite ; il voulait aller loin, au plus loin possible.


« Chabada bada, chabada bada » : quand il commençait son cinéma c’était toujours la même chose ! C’était toujours cette espèce de romance à la noix qui ouvrait le ban comme un générique. Il ne se souvenait pas avoir vu le film mais la chanson sirop semblait pourtant avoir colonisé ses synapses. Cette imposition l’avait au début gêné mais il avait fini par s’y faire d’autant qu’en se rappelant les trois premières mesures de Shéhérazade, « tadada, tadada-tadadadadi », il lui coupait la chique facilement.
En pressant les index sur chacune de ses oreilles il attendit dans la trouée des arbres une étoile filante ; quand elle déchira en deux le lin outre mer de la nuit, il referma les yeux.

C’est l’odeur du hall ciré qu’il reconnut tout d’abord.
l’odeur agressive et terrifiante du hall ciré avec toujours celle de la peinture de gouache qui s’y mêlait.
Ils entrèrent.
Les pas, les paroles, tous les sons résonnaient sur les murs tapissés de grossiers et ridicules dessins d’enfants, tous de couleurs vives sorties du tube, tous plus laids les uns que les autres.
A gauche dans la grande cage en forme de pagode, les deux tourterelles tressautaient du col rythmiquement ; comme pour sa grand-mère qui balançait pendant des heures son Parkinson sur un rocking-chair, il se demandait chaque fois si elles étaient vivantes, encore vivantes.
Il avait beau lui serré la main un peu plus fort, faire battre son cœur un peu plus vite et plus bruyamment, déglutir par saccades pour ravaler les larmes qu’il ne voulait pas laisser échapper et qui se nouaient dans son gosier, il savait que dans le hall ciré elle allait le laisser.
On pouvait toujours lui dire qu’il avait de la chance parce que sa maîtresse était la plus gentille etc. etc. etc., ça ne changeait rien : elle allait le laisser pour des heures et des heures parmi cette marmaille servile et pleurnicharde qui s’ébrouait à des jeux idiots avec des cris aigus.
On allait l’asseoir là tout seul à côté de la petite brunette à nattes qui puait la pisse, juste devant le gros lard méchant comme une teigne, boudiné dans une blouse de drap noir et qui lui tapait dans le dos à longueur de journée.

Lorsqu’elle se baissait et se penchait vers lui en disant : « je reviens te chercher tout à l’heure quand tu auras bien travaillé » il lui volait une caresse de cheveux souple sur sa joue et s’arrangeait pour que son baiser tombe au coin de sa bouche où le gras rouge à lèvres laisserait pour un bon moment sa rémanence.
Puis elle relâchait sa main que la maîtresse reprenait aussitôt pour l’emmener vers la large porte à double battant au fond du hall ciré.
Il ne s’était jamais retourné.
Jamais il n’avait pleuré comme les autres faisaient.
De sa main libre il soulevait le pan de son tablier à petits carreaux bleus et blancs, le portait à sa bouche et tétait.

Il ne faisait rien de ces journées là.
Il attendait en tétant son tablier, l’imbibant lentement, ravalant le jus de sa propre salive imprégnée de celui des fibres.
Bien sûr il entendait à cette époque mais déjà il savait très bien ne plus parler et compte tenu de son très jeune âge personne n’imaginait qu’il savait lire presque couramment ; alors on le laissait tranquille ou à peu près, d’autant qu’ il pouvait parfois ressentir que sa présence qu’il voulait inexistante semblait indubitablement incommoder sa maîtresse qui était pourtant la plus gentille etc. etc. etc.
Parfois, les bras croisés sur son pupitre et la tête dessus, il parvenait à s’endormir en tétant ; le temps mortel lui semblait passer un peu plus vite.

Elle n’était jamais la première pour venir le rechercher, le récupérer.
Il lui fallait attendre encore, assis avec les autres sur les bancs lattés du hall encaustiqué.
Il voyait partir la petite pue-la-pisse qui sautillait des nattes vers sa maman revenue, puis le gros qui en se dandinant comme un ours et en faisant des grimaces rejoignait son grand frère à la porte.
Souvent ils n’étaient plus qu’une poignée lorsqu’elle arrivait enfin ; il laissait retomber le pan de son tablier et d’un pas lent qu’il voulait digne, sans se retourner, il allait lui reprendre la main, oubliant aussitôt cet ultime quart d’heure : le plus terrible !
«Mais comment fais-tu pour te mouiller comme ça ? » demandait-elle à chaque fois en s’efforçant, les doigts à plat, de défroisser le tablier détrempé.
Puis ils rentraient en traversant le bois de marronniers où en automne les gros fruits bruns roulaient sous leurs pieds, lui courant presque quand elle ne faisait que marcher en chantonnant.
Elle chantait toujours.
Elle chantait en écrivant ou en s’occupant à la cuisine, en allant et venant et puis surtout à la lessive où alors elle s’accompagnait en frottant la brosse de chiendent sur la planche blanchie du baquet dans lequel disparaissait le linge multicolore sous la mousse.
Lui assis à côté en tailleur apprenait les chansons par cœur, devenant le « petit cordonnier qui voulait aller danser », le « voleur de roses blanches » ou bien encore et par-dessus tout ce « déserteur » à qui on avait volé son âme et tout son cher passé.
Longtemps il avait entendu et compris « son cher pâté », sans doute parce qu’enfant il adorait la charcuterie grasse et salée et parce qu’à cet âge là la notion d’âme et de passé lui était abstraite sinon étrangère.
A cette époque, la lessive était toujours un moment privilégié de sa petite vie.


Il rouvrit les yeux en continuant de téter sa langue.
Le goût de la cotonnade avait parfaitement effacé celui des bananes blettes.
Il avait bien choisi sa place ; au-dessus de lui les étoiles filantes s’escrimaient.
Un animal passa en tirailleur à une dizaine de mètres en faisant frémir et s’écarter les fougères dans son sillage.
Finalement ça s’était bien passé ; il redoutait ces virées profondes où il pourrait bien un jour tomber sur quelque chose d’inconnu et de redoutable.
Il pensa s’endormir rapidement mais il ne pouvait s’empêcher de frotter sa langue contre son palais où persistait le goût bleu et blanc du tablier à carreaux.
Dès qu’il refermait les yeux la musique du générique lui trottait dans la tête ; il la gommait avec Shéhérazade ; elle revenait presque aussitôt.
S’il voulait vraiment dormir un peu il lui fallait prendre quelque chose de fort.
Il n’hésita pas beaucoup et décida que ce serait son rire.

C’était son rire qui l’avait séduit.
Son rire qu’elle lâchait sans calcul ni complexe et qui tirait sur les coins de sa bouche ou qui plissait ses yeux.
Elle était tout entière dans son rire, offerte belle dans ce petit bonheur sonore.
Pour la voir et l’entendre rire il aurait fait n’importe quoi..
Il avait fait n’importe quoi.
Il mit un certain temps pour le retrouver mais en serrant les dents, les doigts sur les oreilles et les yeux fermés, il finît par le choper au passage.
Il l’entendît d’abord ce matin là lorsqu’elle avait enfilé une petite robe printanière avec des fleurs et riait de ce que la pointe de ses seins venait exactement extruder le centre jaune des marguerites.
Puis lui parvinrent, clairs et nets, tous les autres rires dont elle avait égayé leur vie commune ; ceux pour rien, levés par des regards croisés et ceux qu’il savait provoquer d’un mot ou d’un geste, d’une attitude.
Il les enchaînait l’un après l’autre dans sa tête avec les images correspondantes, il les déroulait comme le paysage qui passe quand on lance avec ivresse une bagnole tout droit, à toute allure sans jamais freiner, sachant pourtant qu’au bout il y a un mur et qu’on peut bien s’y fracasser.
Elle riait sous le soleil ; elle riait sous la douche la tête ensavonnée.. Devant les singes du zoo ; en trichant aux cartes ; à pleurer quand il était tombé de tout son long dans le milieu du théâtre où ils étaient, comme d’habitude, arrivés en retard ; en buvant encore une petite coupe de plus ; en le fixant droit dans les yeux et sous la cape du désir elle riait sardonique ; elle riait la bouche à l’envers quand il la regardait par-dessus ou en tordant ses lèvres lorsqu’ils faisaient l’amour.
Elle riait comme un coquelicot au mois de juin si son lip-stick était aujourd’hui plus rouge ; devant un nouveau-né avec des inflexions de nouveau-né ; à gorge déployée quand elle dansait le tamouré une main en l’air et l’autre sur son ventre qu’elle faisait rire aussi ; en lui promettant « je t’aime » et pour lui dire « je ne t’aime plus » ; en dormant et dans ses rêves, en passant, en partant, en le laissant là planté dans le hall de la gare parmi la foule déambulant et le brouhaha résonnant des pas perdus et des annonces elle avait ri aussi ; en riant elle avait ri comme elle avait ri en volant d’un coup son âme et tout son cher passé.

Il s’arrêta juste avant le mur en relâchant la pression sur ses oreilles et en gobant l’étoile filante qui passait à ce moment.
Epuisé, il s’endormit enfin.



Demain, de bon matin, il referma la porte au nez des années mortes de ses souvenirs.
Il tapota quelques coups sur la boussole qui de sa flèche toute tremblotante osa encore indiquer le nord. En pivotant d’un quart de tour il prit alors le chemin plein ouest.
Il traversa des landes arides et désertiques et des grandes plaines cultivées, s’écartant toujours de ce qui lui semblait les toits rouges d’un hameau, voire d’une ferme isolée ; évitant par de longs crochets les taches colorées que faisaient des glaneurs dans les champs jaunis, ne suivant jamais les clôtures qui gardaient les bœufs placides et les poulinières attentives.
A la mi-journée passée il rangea la boussole dans sa poche et prit le soleil en filature puisqu’il allait dans la même direction que lui ; l’idée étrange lui était venue de le rattraper et pourquoi pas de le ramasser quelque part : ne tombait-il pas progressivement ?

Quand il arriva devant la mer qu’il connaissait mais n’avait jamais vue, l’astre allait toucher l’eau.
Pénétrant les premières vagues qui, sans bruit pour lui, roulaient sur le sable où il enfonçait, il ressentit l’élément l’envahir tout entier, froid sur sa peau et mouvant en lui-même.
Bientôt il en eut jusqu’à la ceinture.
Chaque lame d’un mouvement lent de berceuse, toutes les cinq ou six secondes, comprimait sa poitrine le forçant à inspirer l’air pour en charger ses poumons que l’iode et le sel submergeaient alors d’un goût vivant.
Empli d’un même vent, le triangle blanc et fier d’une voile tendue emmenait en glissades une barque pointue vers son soleil posé maintenant sur l’eau toute orange alentour. Il regardait filer l’esquif penché et comprit que lui n’y arriverait pas ; cependant il avança encore de quelques pas et perdit pied.

En émergeant il avala avec un cri impulsif l’air chargé d’iode et de sel, au goût vivant.
La barque avait disparu mais il la chercha longtemps sur l’horizon derrière où il devinait qu’elle avait plongé avec le soleil.
Il recula lentement comme un film qu’on rembobine et l’eau le désemplit doucement, peu à peu le quittant, le délaissant lentement en ruisselant contre lui, tout le long de contre lui.
Il alla s’asseoir à quelques mètres du bord sur le sable chaud de l’estran considérant et décomptant les petites vagues qui bondissaient infiniment tour à tour sur la plage et repartaient comme pour reprendre un élan.
Il les écoutait s’abattre sur les graviers et les brisures de coquillages qu’elles emportaient en les roulant vers l’abîme et leur arrachant plaintes et grincements en les traînant entrechoqués mais il ne réalisa qu’il entendait à nouveau que lorsque le grand goéland qui le survolait poussa deux cris successifs et subaigus comme pour l’appeler.
Il se releva et s’éloigna lentement en suivant la grève dans l’espace plus ferme pour marcher, là où la mer et la terre le disputent sans cesse.
Il la sortit de sa poche et la tenant à plat entre ses doigts il lança de toutes ses forces la boussole. Il la vit disparaître, s’enfuir comme un poulain qu’on lâche au pré, dans une cavalcade de ricochets, tout au bout de l’eau.


Il lui fallait refaire le chemin par où il était venu.
Il s’y efforçait, accompagnant son pas au fredon informel d’une petite chanson qui parle d’étoiles et dont en fait, il imaginait les paroles au fur et à mesure qu’il allait.

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