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Stél*
Envoyé jeudi 20 novembre 2003 - 05h13:   

Nouvelle écrite pour le thème "l'appel" de la liste/atelier Ligne de Vie.

*********

-- Dernier appel avant la floraison --



Le téléphone sonna. D'abord, il ne le remarqua pas. Il n'y avait
plus de téléphones depuis longtemps.

(ici, la mer, rien que la mer, et les couleurs du soir qui la violent.
Qui a écrit qu'un coucher de soleil était doux ? À présent, je l'appelle
le viol. Qui a écrit que le moment où le feu pénêtre dans l'eau est un
temps paisible ?)

Jason perçut enfin le son. Il l'identifia comme le cri d'un
animal. Le vent venait du nord-ouest et portait le cri. Le centre de la
ville,
donc. Déjà l'arrière-pays, l'intérieur des terres et ses dangers. Il n'y
avait que le bord de la mer comme endroit sûr. Adossé à l'eau, on
pouvait voir venir. Se préparer à ce qui dévalerait inévitablement un
jour des collines. Rassembler des munitions et attendre.
Un animal, un tout petit animal qui cherchait à manger. Ou
peut-être au contraire, un énorme animal avec une toute petite bouche.
Jason écrivit quelques lignes dans son journal. C'était bon de
voir que les lettres et les mots n'avaient pas muté. Qu'ils sortaient
toujours
sous la même forme. Pour survivre aux radiations, il fallait être une
phrase. Il écrivait toujours son journal entre parenthèses, comme pour
le protéger.
Il décrocha son fusil et marcha sans hâte vers le nord-ouest.

(des animaux, des animaux, il en reste quelques uns, oui, mais lesquels
? Les formes que j'ai vues ne ressemblaient à rien de ce qui existait
avant. Dieu et Darwin eux-mêmes sont peut-être morts ensemble dans notre
guerre. En tout cas, ils ont renconcé à leur duo créateur et passé la
main à un autre être, plus facétieux. La vie semble avoir compliqué les
choses)

L'orange du soleil se fit sombre et veiné d'un bleu ardent,
comme si une sale maladie courait dans le ciel. Le monde se mit à
ressembler à ce
qu'il était : un corps couché, parcouru des soubresauts colorés, spasmes
de clowns dont les tressautement hilares de jour et de nuit n'amusaient
plus personne.
Jason tournait le dos à l'eau et se dirigeait vers l'amas de
ciment et d'éclats de verre qui avait été sa ville. Il reconnut quelques
mutations
d'hibiscus, à présent douées d'un mouvement rudimentaire et qui se
déplaçaient très lentement en colonies odorantes. Elles lui semblaient
avoir une idée en tête, un projet de civilisation qui serait très long à
réaliser mais que personne n'arrêterait.
Un éclair rouge sombre, convulsion d'électricité organique,
zébra le ciel horizontalement. Les tiges des fleurs se tournèrent toutes
d'un
seul mouvement vers l'éclair. Oui, elles étaient bien les seules
créatures de ce monde à attendre quelque chose. Elles n'en étaient
encore qu'aux premiers mouvements gourds de leur civilisation, elles
n'en
étaient encore qu'à l'argile. Une argile qui sentait bon.

(tout le monde avait parié sur les insectes, mais j'ai bien l'impression
que ce sont les fleurs qui prennent notre relais. Elles ont de plus en
plus d'autonomie. On dirait qu'elles se groupent et se répartissent.
Elles ne sont encore qu'à l'entrée de la ville, mais je parie que dans
dix autres années, la ville toute entière sera devenue la première
capitale des fleurs. Leurs familles dévoreront de leurs pétales
tendres le ciment et les éclats de verre et le monde, enfin nettoyé de
l'homme, deviendra autre chose)

Jason leva son fusil et tira en l'air. Des fois qu'il y ait
vraiment un responsable dans le ciel. Qu'il tombe de là-haut et se noie
dans
l'argile du monde mutant. Puis il s'en voulut. Alerter toutes les
créatures vivantes de sa présence était une prise de risque inutile.
Puisqu'il avait survécu à tous et était demeuré tel quel, sans que son
corps se déforme, c'est qu'il devait y avoir une raison. Il devait se
préserver, il ne savait pas trop pourquoi.

(j'avais une femme et des enfants. Emeline, Arthur, Ludivine. Des noms
du moyen-âge, des noms purs dont la magie aidait à lutter contre les
radiations. Arthur a tenu jusqu'à ses six ans, Ludivine jusqu'à ses huit
ans. Le temps d'apprendre à mourir. C'est moi qui ai tiré par deux fois
dans ce qu'ils étaient devenus. Je ne sais même pas si je les ai
réellement tués. En tout cas, ils sont morts en ce qui concerne
l'humain. Emeline est partie peu après en rampant, peut-être avec eux,
peut-être seule. Il est plus difficile de distinguer les végétaux entre
eux. Emeline est partie couverte d'une sorte de feuillage gras, mais
peut-être rôde t-elle encore près de moi, sous la forme d'un buisson
suintant parmi des milliers d'autres)

Il dépassa la station de métro du port, autrefois nœud
scintillant d'une ville qui bondissait sans cesse sur place. Il ne
s'attarda pas à
rêver des visages et des jambes, des corps présents et des éclats de
regard qui se croisaient jadis ici par millions. Il tira mentalement sur
lesquelques-uns qui osaient encore se présenter à lui et s'en débarassa
comme on vide les dernières miettes d'un repas, hors de toute vue.
Le téléphone sonna à nouveau, plus proche, et il reconnut cette
fois qu'il s'agissait d'un téléphone. Il tomba à genoux par terre et
pleura
sans élégance. C'était si inattendu. Il n'avait pas entendu ce son
depuis presque dix ans. Il regarda le ciel, puis son fusil et se dit
qu'il avait bien visé, qu'il avait atteint le responsable de tout cela
et que la sonnerie était son cri, poussé pendant qu'il chutait.
Le téléphone sonna et un désir torrentiel tordit son ventre, se
mit à le fouir comme un sanglier fouit la terre. C'était le désir de
coller un
combiné contre sa bouche, son oreille et d'entendre une voix et de
répondre à cette voix.

(j'ai fêté le dernier anniversaire de la fin de la civilisation, assis à
la table centrale du plus grand restaurant de la ville. Les fantômes des
serveurs et maîtres d'hôtel se sont précipités vers moi et se sont
entre-déchirés pour me servir. Ce sont eux que j'ai mangés. Parce qu'ils
étaient habillés en noir et blanc, sans aucune couleur pour violer la
perfection du crépuscule)

Jason se laissa presque aller à sourire. Il essuya les cendres
et les poussières qui commençaient à s'accumuler sur son visage. La
sonnerie
venait d'un rez-de-chaussée, il n'aurait pas à escalader
Qui appelait ? Il ferma les yeux, très fort, jusqu'à la douleur.
Il restait quelqu'un dans la ville. Un être humain, pas ou peu modifié,
puisqu'il se servait d'un téléphone, comme il était d'usage dans
l'ancienne civilisation.
L'immeuble, faiblement atteint, semblait solide et son
éboulement n'était pas imminent.
Il cassa la vitre à l'aide de la crosse de son fusil, enjamba la
fenêtre et se retrouva face au téléphone. Il tenta de se diriger vers
lui et fut arrêté par son propre corps qui refusait de bouger. Il se
contracta et le défia silencieusement, comme un animal.
Jason se retourna, regarda au dehors par la fenêtre. Un vol de
cendres faisait onduler la nuit, ailes friables d'oiseaux éteints.
Il allait y arriver. Il fallait qu'il décroche. Il réussit à
faire un pas.

(est-ce que je dirai "allô ?" ou "oui ?". Non, je respirerai,
tout simplement. C'est la meilleure réponse. Respirer. C'est dire tout
d'un
coup. C'est exhaler dix ans de solitude et l'offrir en un souffle,
cadeau vers l'autre souffle, qui a sûrement été seul depuis tout aussi
longtemps. Depuis la fin de la guerre qui a aussi été la fin de l'homme)

Jason décrocha le téléphone du même geste qu'il avait décroché
sa carabine.
Au même moment, un second éclair rouge sombre imprima un spasme
identique à des millions de fleurs.
Le hurlement de sa respiration lui faisait peur. Il craignait
qu'elle couvre la voix de l'Autre.
- "...Bonjour... je suis très heureuse de vous parler..."
Jason fut saisi de tremblements incontrôlables. La voix de femme
était chaude et gaie, elle vibrait de générosité et semblait prête à
tout pour
lancer un pont entre elle et lui.
- "Ne raccrochez surtout pas..."
- "Non, non, ne vous en faites pas, je suis là, vous m'entendez
?" gémit Jason

(je suis là ma chérie mon amour, je ne te connais pas et tu es
un muret de phonèmes à escalader et tu es mon amour. Le dernier muret du
jardin avant de rentrer goûter. Nous avons dix ans, nous sommes nés
pendant
l'ancienne civilisation et notre histoire n'est qu'un grand labyrinthe
construit par des puissances obscures pour que nous ne nous retrouvions
pas et nous escaladons peu à peu tout ce qui nous sépare, volant à la
rencontre l'un de l'autre. Ici, près de ce téléphone -notre téléphone,
je te l'offrirai bientôt, ce sera mon premier cadeau pour toi - ici nous
courons sans bouger. Ici, les fleurs sentent bon, ne bougent pas, ne se
déplacent pas en d'étranges troupeaux luisants, les éclairs sont jaunes
ou blancs ou orange, mais jamais rouge sombre, ils ont des couleurs
d'enfance claire et sonore, des reflets superbes de genoux écorchés et
des bas-reliefs de fossettes heureuses. Viens mon amour, viens courir
avec moi, sauter tous les murs. Viens tout oublier et tout te rappeler à
la fois. Viens).

"... restez bien à l'écoute..."

Jason fronça les sourcils. Cette femme ne semblait pas l'entendre.
Peut-être le choc émotionnel. Il se tut pour qu'elle réalise son
absence et qu'elle désire enfin établir le contact.

"... je suis la directrice des ventes de chez Home Distribution
et je vous appelle pour vous informer que vous avez été sélectionné
comme
gagnant de la semaine à notre grand jeu. Pour retirer votre chèque..."

Jason vida tout le reste de son chargeur dans le téléphone. Un
répondeur. Un répondeur publicitaire encore intact qui s'était
déclenché, mû par un réflexe de grenouille morte qui continue à agiter
les pattes. C'est lui qui avait poussé ce cri d'animal affamé qui avait
attiré Jason depuis la mer jusqu'ici. Ce n'était pas l'appel de la vie,
mais simplement la recherche mécanique d'une clientèle effacée depuis
longtemps. Ainsi la dernière voix humaine était-elle celle de l'argent.
L'ultime victoire des radiations réveillé l'humour noir de Jason. Il
éclata d'un long rire mauvais qui fit se rétracter jusqu'aux cendres
volantes.

Lorsqu'il fit certain que le téléphone ne sonnerait plus jamais, il
retourna en direction du front de mer, vers le seul monde encore animé
d'une vie naturelle.
Arrivé vers le gigantesque troupeau de fleurs qui migrait lentement vers
le centre, il prit sa décision en une seconde.

(je laisse ici mon carnet, je le laisse parce que je sais que personne
ne le trouvera jamais. Je le laisse avec mon fusil et mes vêtements. Le
dernier homme vivant renonce à son humanité et va rejoindre l'avenir, au
niveau du sol. Que les quatre derniers noms que j'inscrive sur ces pages
soient les noms de ce qui fut l'ultime famille de la terre, la
parenthèse humaine enfin fermée, celle qui s'était ouverte avec Adam,
Eve, Caïn et Abel. Que s'inscrivent ici les noms des derniers hommes.
Emeline, Jason, Arthur, Ludivine).

Il se jeta, nu, dans le gigantesque tapis de fleurs aux vastes pétales.
Il eut la sensation de parcourir des épaisseurs et des épaisseurs
d'odeurs et de textures inconnues. Arrivé à la couche inférieure, il se
mit en mouvement avec les autres. Les autres visages humains, contenus
dans chaque fleur.
- Tu as mis longtemps à nous rejoindre, papa.
- C'est vrai, ça, tu faisais quoi ?
- C'est normal, mes chéris, de là où il était, il ne pouvait
tout simplement pas nous voir, répondit doucement la fleur qui avait été
Emeline.
Jason ne fut même pas étonné et prit soin de parfaire le mouvement de
ses racines mobiles pour demeurer toujours à la même hauteur que les
siens.
Ils marchèrent gaiement jusqu'au centre de la ville et le téléphone
sonna encore au hasard de temps en temps pendant quelques années, mais
cela n'avait plus aucune importance.


19-11-2003

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