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flo
Envoyé mercredi 21 janvier 2004 - 10h00:   

Le Cri



- Lundi, le reflux après l’aurore, café serti de soleil, prairie blanchie en direction de la ferme du Bocage -


Brûlée aux contours, exactement comme cette feuille qu’enfants, nous soumettions un instant à la caresse de la flamme pour lui donner l’aspect des parchemins aux trésors. Roussie et Recroquevillée. Promesse d’une énigme à résoudre. Ou à sceller définitivement. Voilà ce qu’est mon âme, en ce portrait matinal.

Je t’avais promis, je n’oublie pas ( je n’oublie plus rien, rien) de te donner à chaque instant le reflet fin de mes postures intérieures. Ces changements d’état, cette trame en mouvement de ma chair : dans l’attente et la peur, j’expérimente tour à tour la liquéfaction, la cristallisation, la matérialisation, l’évaporation, la condensation et parfois, au sein de mes entrailles-même la corruption. Je ne ressens plus, je suis une métamorphose continue.

Dans la psyché se confondent eau et feu. Tout silence se clame dans ce miroir qui fut chauffé à la limite de la rupture, gondolé sous l’étreinte, compressé par le drame. J’y contemple le ciel, versé, inversé. Les cieux jonchant et au-dessus, planant sombrement, la rouge terre pulsée. Terre sanguine des glaises dures, des landes abruptement hospitalières. J’ai recueilli l’objet le jour de ton absence, tu m’as laissé peu de trace dans les ruines incendiées de nos vies. Peu de cendre odorante, même la suie concordait avec ton silence. L’hôtel éventré n’a charrié que les corps des autres pas le tien. Mais ce miroir métamorphosé par les flammes, reflétant sens dessus dessous la vie qui me reste, me rappelle que le ciel est maintenant devenu le sol où je marche normalement. L’endroit de mon envers, l’enfer de mon endroit.

*

- Samedi, verre crissant dans l’allée, livre baisant l’accoudoir, jupe verte en éventail d’insomnie –

Peut-on nommer cette vacuité l’habitude ? Ou la peau d’une révolte retournée comme un gant de cuir fin ? Quelle tromperie que cette absence de mots. On dirait un deuil ici, a murmuré ma mère passée un long temps en journée. Puis le soleil s’apaisant à la vesprée, elle a épuisé son vocabulaire de l’attente, la maison déteignait déjà sur elle, le miroir versait ses feux sous l’horizon. Elle aussi flânait, froufrou éteint, dans le salon, interdite de parole, quasi monacale. Il n’y avait plus rien à dire, elle a hésité, même pas un au revoir dans son sourire aimant, et la porte a frémi juste l’instant de la voir disparaître dans la presque nuit.

Presque nuit ta vie, ma vie. Presque vie.

maison – tombeau - litière – sommeil… sommeil

*

- mercredi, escalier s’étirant au réveil, petite musique du déjeuner débarrassant la table, bouche bleue froid –

Toi, toi toi toi toi. Et même pas un son. Amputation d’une langue. C’est mon histoire. Tu es le Verbe qui animait ma danse. Ma révérence nuptiale s’achève par ton évanouissement. Spectacle absurde de pantomimes. Je me souviens ce jour-là, tu dressais la table des amants, le petit guéridon peint d’ocre et les plantes égrainaient leurs ombres sur la nappe. Tu entendais mes pas mouillés sur le pavé, et tu attendais, tu attendais, que j’ondoie dans l’embrasure de la porte. Et je me glissais entière, juste sous l’angle du soleil, tellement face à lui que je ne pouvais plus distinguer tes traits. Je l’adoptais comme mon seul habit, ce voile de chaleur qui me faisait être nue avec élégance. Et toi, tu décrivais des cercles dans la pièce, je devinais des déplacements infimes. Tu ne te rapprochais pas, non, tu sculptais juste l’évasement de l’accueil. La table dressée de soleil, dorée de nous. Je m’asseyais au bout d’un temps infini de plaisir toujours assez court pour m’affamer. J’aimais alors être regardée, être dite. J’aimais à la folie être regardé et énoncée par toi. Je ne te regardais pas, simple plaisir dans ton plaisir. Pas de jeu de miroir, pas d’inversion des pistes, je faisais confiance à tes yeux, à ta bouche.

Cette fois-là, tu m’avais rejointe à la table, le soleil t’éclairait en entier. Et me transperçait le dos pour mieux t’atteindre. On mangeait des petits pains et du choco noir de noir, la bouche sucrée et rafraîchie d’orange. On mangeait très doucement, nos corps recevaient la nourriture sans brusquerie, partage du pain prémisse au partage des corps. Et puis infimement, à un moment donné, ta main glissait sur moi, et en redessinait les contours que le soleil happait goulûment. Et au comble du désir, je m’abandonnais aux postures les plus ouvertes, les plus offertes. Et tes gestes me pénétraient en même temps que le soleil. Et je criais. Criais. Criais…

A en assourdir les anges.


*

- lundi, table des amants, jardin d’hiver embué et scintillant, un sifflement du vent souligne que le silence n’est pas mort. Pas encore. -

Tout cela n’a pas existé. Tout cela ne peut exister. Cette table où est-elle et quel est ton nom encore ? « toi ». Et le mien ? Tout cela est une illusion. Même cette explosion fraîche et torréfiante dans nos corps ; je dis ces mots « explosion fraîche » mais ne me vient que le souvenir de ce que ca aurait pu en être. Aucune sensation. Aucun sentiment. La douleur par l’absence. Et ton intolérable, insupportable mutisme. Et ma colère haïe, ma colère lessivée au jour le jour, battue, tordue, essorée à en avoir les mains cuites de gerçures. La grande lessive de ta disparition. Toutes ces lettres qui reviennent, qui refusent le voyage, qui n’ont plus d’adresse que j’envoie avec juste ton nom, dans toutes les postes du monde. Chaque fois qu’Eliane vient, je lui remets un tas, le même nombre de lettres, chaque fois, 34, chaque fois, et avec dessus, juste ton nom, précédé de ton prénom « toi » et puis le nom que le monde a en sa mémoire. Et je mets dans l’enveloppe un épisode de cette longue lettre, avec mes changements d’état et toi et toi et toi. J’y glisse aussi une photo prise du miroir, dans un angle où l’on ne peut me voir, juste le paysage, derrière la maison. Mais rien sur cette photo ne permet de savoir qu’il faut regarder le ciel en bas. Je sais que toi tu la reçois, tu la regarderas dans le bon sens, le sens qui jamais n’aurait du basculer. Je les donne à Eliane, elle les poste à Berlin, à Istanbul, à Venise et à Shanghai, à Saint-Pétersbourg, à Samarcande et à Calcutta, à Kinshasa, à Melbourne et à Vancouver. Elle les poste sans relâche. Elle le fait, fidèlement, je le sais; les lettres me reviennent, de tous les coins du globe, avec dans toutes les langues des textes à la main, de centaine de mains anonymes, disant, redisant, griffant avec force le papier de ton défaut au monde, à leur monde, au mien aussi, alors. A la réalité. Et toutes ces lettres qui me reviennent sans toi, je les fais sécher sur des fils tendus entre ici et le fond du jardin, pour que le vent le sache et qu’il te dise. Et qu’il se taise si tu t’es tu, mais qu’il siffle sinon, qu’il siffle. A défaut de crier. Tout cela vraiment ne peut exister, tout cela, non, tout cela, ne peut ne doit exister. Tout cela n’existera jamais plus jusqu’à demain. Dormir.

*
-vendredi, le petit lit d’enfant bruisse sous la pluie. La vitre se répand minutieusement sur le toit. Main qui chiffonne un bout de drap –

J’ai décidé : tu es mort. C’est plus facile ainsi. Me vient cette impression, soudain, d’être plongée dans un bloc de glace. Mais une glace tiède, et que toute douleur enfin est vacante. Je n’écrirai pas de lettre aujourd’hui. J’ai fait commander des fleurs, des roses thé, tes préférées. Et ainsi, un jour, sans doute, je pourrai renouer avec le son, pour citer ton nom comme si tu étais revenu de ton long périple hors de nous.

Tu es mort donc et si ce n’est pas bien ainsi, c’est mieux que le contraire. Je sais, c’est égoïste, mais sincèrement, toi, n’es-tu pas mieux dans cet « état » aussi ? Puis, je suis libre à présent. Libre de trancher mes amarres. J’étais si peu ici déjà. Mais là, là, là….

J’ai décidé, je suis morte. On disait que j’étais morte. Ne fut-ce que quelques jours, je t’en prie, ne fut que quelques lunes, ne fut-ce que quelques vies. Je n’en peux plus de renoncer à t’attendre. Je n’en peux plus de l’espérance.

*

-Jeudi, terrasse aqueuse et miellée, une femme traverse le champ sur le coteau, les bottes lourdes mais la tête légère –

C’est venu au-delà de tout temps. J’étais morte déjà. Ou alors presque en dévie. Quinze jours de sommeil, quinze jours sans rien prendre ni rendre. Morte structurellement. C’est venu, mon amour, et ça n’est plus parti. Le vent était tombé. Il ne sifflait plus. Le signe du silence avait conquis mon âme. Puis ce fut là, lancinant, de plus en plus rapproché, processus irréversible :

le cri.

ton cri.

Un cri terrible, un cri intolérable, mais que j’ai toléré d’entendre. Un cri d’une souffrance sans nom, un cri d’un déchirement lent de chair, mais que j’ai reprisé, aussitôt, en prononçant enfin ton nom : Hélios. Mon amour. Un cri à en maudire un Christ, à insulter l’univers, un cri d’une torture sans pareille, à frémir, à en préférer la morsure des flammes. Mais que j’ai accueilli, entier, ton cri, ton corps, et oui, dont j’ai joui d’espérance.

Ton cri, ta vie. Ta naissance.

J’attends la lettre. Je sais qu’elle viendra ce matin. Elle sera large, d’un papier beige vergé, timbré de ce pays où ils ont procédé à l’effacement lent de ton histoire. Elle viendra et portera ton nom entier, rectifié d’une calligraphie sans faille à l’encre bleue. J’irai d’abord décrocher toutes les autres qui blanchissent au jardin, j’en remplirai mon sac de voyage. Il attend, sur le seuil, les billets seront dans l’enveloppe. Ma mère est prévenue, elle gardera la maison.

Je sais que tu as poussé ce cri, hier, vers une heure du matin, heure locale. Tu en es peut-être mort, mais peut-être qu’au contraire il t’a remis en vie.

J’irai vers toi maintenant, au-delà du miroir, je t’ai entendu, je vivrai à l’endroit.



Florence Noël - 20 janvier 2004
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hélène
Envoyé mercredi 21 janvier 2004 - 19h41:   

ta nouvelle me fait penser à ces gens qui ont vainement attendu leurs parents à l'aéroport.
en tout cas à un chemin vers le deuil.
l'ambiance est étrange et difficile à vivre
on n'y trouve aucune espérance ;

Hélios le dieu de l'amour l'épiphanie aussi .

hélène
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flo
Envoyé jeudi 22 janvier 2004 - 09h18:   

Vraiment? :-)

la fin est au contraire espérante, à mon sens. En tout cas, il y a signe de vie, un signe terrible, un cri, mais un signe tout de même, et préférable au silence.

Il n'y a aucun de mes écrits, aucun, où il n'y a nulle espérance. C'est contraire à mes convictions ;-))

Hélios, ici, je le voyais comme le soleil, tout simplement, comment nommer le soleil lorsque l'on vit dans les ténèbres de l'absence?

:-)

Mais chacun voit ce qu'il y veut, merci de ta lecture, Hélène,

bisatoi,

flo

PS: je mets au vert ce midi comme tu me l'as dit hier par mail.
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Hélène
Envoyé jeudi 22 janvier 2004 - 09h41:   

j'ai nommé Hélios dans un texte écrit en pensant au " départ " de ma mère

" préféré rejoindre la couche d'Hélios et dormir "

c'est peut être cette association d'idées qui a influencé mon ressenti.
dangereux pafois de commenter un texte non ?
mais toi, tu sais.


réponse au P.S : à tout à l'heure . nous nous "mettrons au vert " (sourire)


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aar
Envoyé jeudi 22 janvier 2004 - 12h54:   

je prends un petit moment pour te dire que je suis très content de te lire de puis très longtemps, Flo,
oui, ca faisait un bail,
et de retrouver ton style, ta fougue, cette crinière d'écriture qui est la tienne, roussie d'étincelles et de feux d'artifice...
Bien sûr, le cri, le cri, Edward Munch !!!!
ce cri qui fait mal d'écouter !!! qui résonne dans le ventre, dans le peritoine intérieur...
qui lave des cailloux intérieurs, les chauve-souris....


j'espère le calme qui suit le cri, et cette douceur volatile qui s'empare de l'air.


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flo
Envoyé lundi 26 janvier 2004 - 11h59:   

Bonjour Aar,

merci beaucoup pour ton passage signé ;-) ca me fait plaisir aussi de relire tes petits textes réveil-matin, ils ont toujours une grande fraîcheur et une finesse d'orfèvre.

A propos, ciselles-tu toujours des bijous?


Bisatoi,

Flo lilou là

Voici l'oeuvre que tu évoques, elle s'harmonise bien avec les couleurs du forum, je trouve...
<img>
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flo
Envoyé lundi 26 janvier 2004 - 12h01:   

zut ca a pas marché, bon voici l'adresse où le voir :

http://www.artyst.net/M/Munch19/MunchCri19.htm

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Jean-Marc
Envoyé samedi 07 février 2004 - 12h24:   

C'est vraiment un très beau texte Florence, très émouvant...je me souviens l'avoir déjà lu, mais à le relire encore et encore j'y trouvé une très grande force, un déchirement, un élan de vie abrupt, torrentiel, tragique...On reste d'abord sans voix face à ces gouffres et à ces folles remontées...On le vit, les mots nous happent, nous empoignent et nous abandonnent sur une scène déserte d'un théâtre de la cruauté où pourtant la vie a de vastes embrasements, des éclats de silex ,des moments d'espoir et de joie intenses

à l'égarement succède une vision claire et apaisante qui remet la tête à l'endroit

Jean-Marc

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florence
Envoyé mardi 10 février 2004 - 13h57:   

merci Jean-marc! tu sais combien j'apprécie tout ce que tu écris, et ton avis me rends confuse tellement c'est gentil. Surtout que tu sembles y avoir perçu ce que j'ai voulu y mettre, alors pour moi c'est une récompense, un commentaire comme le tien!

Bravo aussi pour ta sélection sur Pages libres!

bisatoi,

flo

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