Il est rare qu'on se pose la question « Qui parle ?
» dans un recueil de poèmes car la plupart du temps celui
ou celle qui dit « je » est le poète lui-même.
Avec Le Chant de l'enfance quelque chose
d'indéterminé règne à ce propos. Les
occurrences du « je » ne font pas défaut
mais sont souvent attribués à un sujet masculin
qui, par là même, ne peut renvoyer directement à
l'auteur. Le Je est un autre est ainsi interrogé dans le
texte de façon diverse. Nous, lecteurs, devons faire avec ces
« je » tantôt masculins, tantôt
féminins, à ces « tu » indistincts
comme aussi à des « nous » ne renvoyant
qu'à l'idée de pluriel sans qu'on puisse
véritablement identifier les personnes. Ce flou de
l'énonciation fait partie du charme du recueil qui superpose non
seulement les personnes mais les époques, peut-être
même les lieux dans une intimité implicite et distante et
vraisemblablement pour dire et taire à la fois un deuil ou
peut-être plusieurs, des secrets et non dits qui affleurent de
façon sensible mais discrète.
Ce que dit Le Chant de l'enfance c'est
que la poésie transforme tout. Elle produit la variation des
humeurs ou la crée. De plus, elle a le pouvoir de guérir:
« Pour guérir
j'ai attendu que
vienne la poésie » (p.13)
Elle produit le miracle de l'enfance retrouvée mais à la
condition d'une opération de sorcellerie syntaxique,
formule magique qui exige la discordance, la claudication et
l'inversion (des mots comme des genres), un bouleversement de la
limpidité de la langue,
« Possible est mon souvenir
mais il faut changer l'ordre des mots ».
Dans le cadre unique d'une cinquantaine de douzains, à
l'intérieur desquels toutes les combinaisons de vers sont
possibles, on entendra un chant en formation qui goutte depuis
l'enfance jusque dans son désordre et son charivari originels.
Entre cet hier que l'on évoque et
l'aujourd'hui de l'énonciation , le fossé du temps
permet, paradoxalement, de :
« creuser des tombes
où enfouir le malheur ».
Une association hétéroclite réinvente le
passé dans le présent même. L'enfance resurgit,
aidée par les enfants du jour d'aujourd'hui.
« je concorde les Temps
recompose un passé »
et plus loin
« D'enfants de mes enfants ma joie
a accouché mon émotion
C'est ma naissance à la vieillesse/mariée à la
beauté. »
Dans ce quatrain France Burghelle Rey convoque les lois de la vie et la
chaîne sans fin des générations. Elle convoque la
vie tout entière grâce au champ lexical qu'elle emploie
tout en décalant les attentes, tout en cour-circuitant le
cheminement banal des naissances et des morts.
Les poèmes disent le bienfait et la nécessité
d'écrire. C'est un leitmotiv puissant qui traverse l'ensemble du
recueil . Il donne l'élan.
« je versifie le chant de mon enfance perdue »
(premier poème) ;
il jette un pont entre le présent et le passé.
« passé qui bouleverse
le présent du poème dans l'écho incessant
des notes que tu chantes. »
il se fait lyrisme pur et transcendance :
« O ma mémoire ma renaissance
laudes de ma vie meurtrie laudes de l'avenir
j'écris guéri sous la dictée d'un ange »
il informe
« J'écris à l'aurore » ;
il précise un art poétique
« j'écris et j'apprivoise mes mots
avec le cœur qui pleure mais les yeux secs »
il donne accès à l'avenir
« Mes mots m'emportent
dans le vent de l'avenir »
il rythme la vie
« J'écris mon œuvre au rythme de ma vie » ;
il est aussi acte testamentaire
« Recueil d'adieux aux souvenirs
mon requiem pour une infante
j'achève à l'aube de la vieillesse
mon chant du cygne » .
Comme cristallisés par le temps et
le deuil, les souvenirs affluent, vifs, intacts retraçant des
imageries enfantines, soufflant les contes, les légendes, les
fêtes, les saisons. Touches légères comme les notes
de musique au moment des apprentissages, les émotions
revécues essaiment tout au long des douzains et rendent compte
de l'accumulation des enseignements, des expériences, des
connaissances livresques, artistiques, sentimentales. Rien n'est
séparable, ni la terre natale, ni les liens d'amour, ni les
déchirements et manques, ni les richesses intellectuelles
patiemment accumulées. C'est ce vaste tableau stratifié
que le recueil recèle et d'où palpite la vie dans ses
failles et ses joies.
«
Voilà que j'ai filé au rouet
ma vie de l'odeur du lilas
au sourire Kennedy j'entends la musique
des sixties Odeur de terre mouillée »
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