Mon père ne supportait pas d'écouter jouer du violon, mais il adorait écouter du piano sans doute parce que sa mère en jouait.
A la mort de sa mère, il avait près de 8 ans, on l'a placé dans un orphelinat. Il n'a jamais aimé sa belle mère.
Puis il fut mis en pension au petit séminaire de La Roche sur Foron en Haute Savoie. Pendant les vacances il allait chez sa sœur de 16 ou 17 ans plus âgée que lui. Elle était mariée et avait déjà plusieurs enfants.
Il disait qu'il était né au buffet de la gare Cornavin à Genève où son père travaillait.

Mon père se prétendait gourmet, ma mère disait qu'il était plutôt gourmand. Il adorait le hareng fumé qu'il aimait à manger accompagné d'une salade de pommes de terre tiède simplement assaisonnée d'huile et de rouelles d'oignons. Il n'aimait pas les haricots verts mais avait une vraie passion pour les flageolets et tombait à genoux devant les crèmes glacées quelque soit le parfum. Je crois me souvenir que la pistache avait pourtant sa préférence. Il poivrait son melon, disait que le gras c'est le meilleur du jambon et que les ortolans se mangeaient avec une serviette par-dessus la tête et l'assiette pour que les autres convives ne voient pas le jus dégouliner de chaque côté de la bouche. Il aimait les abats de volaille, gésier, cœur mais laissait toujours le foie à ma mère. Il essuyait son assiette jusqu'à la dernière trace de sauce et ma mère alors disait " c'est toujours ça que les boches n'auront pas ".
Il rouspétait quand le café était trop chaud disant "que c'était impossible de boire ça". D'ailleurs il laissait toujours refroidir son assiette avant de manger. Après il mangeait vite.

Son Opinel ne le quittait jamais. Il en avait tant affûté la lame que celle-ci devint plus souple que celle d'une Gilette bleue. Il aimait aussi que tous les couteaux de la maison soient parfaitement aiguisés. Un jour j'ai laissé tomber sa pierre à fusil qui s'est cassée en deux tout net. Il a été très en colère.

Il avait une voix très forte, une belle voix de basse. Il chantait à la chorale de la paroisse. Pendant deux ou trois ans je l'ai accompagné.

Pendant de longues années il avait fait " les trois huit " On le voyait peu, il partait et revenait du travail à des heures bizarres, en pleine nuit ou au beau milieu de la journée et même le dimanche après souper. Pour aller au travail il avait un beau vélo très lourd avec des vitesses. Il le pendait à un crochet de boucher dans la cave.

Il travaillait sur une presse à fabriquer de la vaisselle en mélamine. Il revenait tout blanc du travail et il sentait la poudre. Toute la semaine cette odeur remplissait la maison.
Un jour, distrait ou fatigué, il a laissé un doigt dans la presse. Il a alors cessé de rouler ses cigarettes et s'est mis à fumer des Gitanes maïs. Je crois qu'il avait aussi essayé les " Boyards " mais le calibre ne lui convenait pas.

Le samedi ou le dimanche matin il allait aux bains municipaux. Il revenait, une heure, une heure et demie après, rasé de frais, sentant bon le savon, les cheveux bien tenus grâce à une célèbre crème en tube qui s'appelait " Pento ".
Un jour dans la cuisine il a installé une douche portative.

Le dimanche il mettait un costume et une chemise blanche. Il avait horreur des cols amidonnés.
Quand ce jour là il y avait du poulet il se mettait un grand torchon à la ceinture pour ne pas se salir en le découpant. Et quand en mangeant il tachait sa cravate il ne manquait pas de dire " Qui m'a encore bavé dessus ? ".
Il aimait beaucoup raconté des blagues que pour la plupart, avec ma sœur, nous n'étions pas sûrs de comprendre. Ca nous faisait rire quand même et quelque fois rougir quand on était certain d'avoir compris.

Sa première voiture a été une " Ami 6 ". Avant il avait conduit une 204 que son frère lui prêtait de temps en temps. Un jour avec cette 204 il nous a emmenés à Lyon, ma mère, ma sœur et moi. A un carrefour dans la rue de Brest, il s'est soudain retourné pour nous montrer l'hôtel où notre mère et lui avaient passé leur première nuit de jeunes mariés. Il n'a pas vu le trolleybus arriver sur la droite. Pendant près de deux heures ce carrefour de la rue de Brest est resté bloqué par l'accident.

Le plus beau jour de sa vie c'est, un ou deux ans avant de prendre sa retraite, lorsqu'il a pu s'acheter " sa barque". Avant, un ami lui en prêtait une. Elle et lui ne firent alors plus qu'un. De l'ouverture de la pêche en février à la fermeture il n'y a que de sérieuses circonstances qui ont pu l'empêcher de prendre sa barque pour aller déposer ses lignes de fonds du côté de Duingt ou du Roc de Cher. Sa fierté était de prendre des Ombles Chevaliers, cette fameuse espèce de la famille des salmonidés des lacs savoyards qu'on pêche par 30, 40, 50 mètres de fonds, et de les prendre toujours bien au dessus de la taille minimum autorisée. Il tenait un cahier où, jour après jour, il consignait ses prises et les circonstances de la pêche du jour, température de l'air, de l'eau, lac agité ou calme, direction du vent, bise ou favergien.
Il n'aimait pas pêcher en juillet et en août, à cause des touristes qui brassaient l'eau.

Pour lui, jouer aux cartes c'était sérieux. Je crois bien qu'il n'aimait pas perdre. Il n'aimait pas non plus faire équipe avec ma mère qui était distraite ni jouer contre elle car aimant s'amuser elle trichait un peu mais disait-elle que ce n'était que par distraction.

Il aimait par dessus tout nous raconter ses souvenirs du " Tarn et Garonne " dans les années 34, 35. Il avait 16 ans, placé là, par les Orphelins Apprentis d'Auteuil comme garçon de ferme. Cent, deux cents fois il nous a raconté les oies et le foie gras, les melons, les pêches, la chaleur, les levers à l'aube, le puits, les chevaux et mille petits détails de la vie paysanne. En l'écoutant il nous faisait rêver, on imaginait le paradis ou quelque chose qui y ressemble.

Il y a une vingtaine d'années, apprenant que nous irions en vacances dans la région, il a absolument voulu nous y rejoindre avec ma mère, pour enfin nous faire connaître et partager ce paradis qu'il avait toujours dans la tête mais auquel, nous les enfants, avions cessé bien sûr de croire.
La ferme était toujours là, au bout d'un chemin bordé d'arbres. il l'a immédiatement reconnue. Dans la cour il y avait une dame d'une soixantaine d'années . Elle se met à nous dévisager, nous six, mon père, ma mère, ma femme, moi et nos deux filles et soudain se retournant vers la maison, elle crie : " Maman, maman, viens voir, le domestique est revenu ". Une vieille, très vieille dame est sortie dans la cour et a dit, " Oui c'est bien lui " et s'en est retournée sans prononcer un autre mot. Je crois que ma mère a pleuré.

Lorsque son frère, de 3 ou 4 ans plus âgé que lui, est mort autour de la cinquantaine, il a beaucoup pleuré. Plusieurs années après, il me dira que ce jour là il avait cessé de croire en Dieu.

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