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Bernard Olivier sélection avril 2005

 Sa présentation


  Le péché de Nicéphore Mouthe


À l’acmé de sa déprime, Nicéphore Mouthe se prit la tête à deux mains. Et de songer : « Qui suis-je ? » Ou encore : «  Qui sont les autres ? » Et finalement : « Comment connaître les autres alors que je ne suis que mystère à moi-même ? » Nicéphore eut beau se fatiguer la cervelle, pas l’ébauche d’un début de réponse.

Voilà ce qui obsédait Mouthe en ce triste soir d’hiver. Les pieds dans la cheminée (éteinte), les fesses bien calées dans un Voltaire, la pipe (allumée) au bec, Nicéphore se remémorait sa vie. Vide ; il la trouvait vide. Terne. Dénuée de toute présence humaine. Et, plus précisément, de toute présence féminine. Car quand il pensait les autres, Nicéphore sous entendait : les femmes. Ah ! Les femmes : entités mystérieuses que le pauvre homme n’avait jamais approchées. Jamais, ou presque. Sauf… Quand même, il y eut une fois…

 

Nicéphore se souvient :

« Une occasion manquée. La grande, l’unique chance de ma vie. Un rêve qui aurait pu devenir réalité. Il n’aurait tenu qu’à moi, Nicéphore. Voilà mon grand péché. Un péché contre moi. »

Pour expier, Nicéphore entreprit de se raconter une fois encore ce triste épisode. Posant sa pipe, fermant les yeux, s’enfonçant plus profondément dans son fauteuil, il se parla à lui-même en ces termes :

« Il était une fois un vieux jeune homme. Son nom : Nicéphore Mouthe. Un précoce vieillard, abandonné de tous et de lui-même. Vert encore, mais totalement esseulé. Il a parcouru sa vie comme un animal errant divague sur une route déserte.

Un jour, marchant à l’aube dans un chemin creux, lui est apparu un être de lumière. Un ange. Une plutôt une femme. Angélique. Une de ces femmes à la beauté bouleversante. Avec un adorable petit côté immatériel, subtil mais certain.

Car, en secret, tu aimais les femmes, Nicéphore. Avoue-le, maintenant. Tu ne prétendais le contraire que par dépit, frustration, peur d’être repoussé. Une vieille blessure de ton enfance, où certain geste osé sur la personne de ta nourrice, plantureuse jeune fille, avait été accueilli par un mépris amusé. Malchanceux Nicéphore ! C’est que ton physique n’a jamais été avantageux. Et tes entreprises, jamais adroites. Tu manquais terriblement de romantisme, de nuances, de tact. Tu n’avais que l‘audace des grands timides. Pourtant, les femmes, tu en étais obsédé, mon pauvre Nicéphore. Tout t’attirait chez elles : leur visage, leur corps, leur sensibilité (dans ton innocente candeur, tu les voyais toutes belles, et bonnes – ou presque).

Donc, ce matin là, en découvrant l’apparition, le vieux jeune homme sentit son cœur battre la chamade.

Le cœur : voilà un organe peu banal dont la fonction est double : indispensable à la vie organique et aussi – bien que cette acception soit devenue fort démodée – siège de la vie affective et sentimentale.  À l’instant de la rencontre, le cœur de Nicéphore s’agite dans sa poitrine comme un oiseau en cage. Un oiseau déplumé et sanguinolent dans une cage en fer. Ô miracle ! La cage s’ouvre soudain sur le bleu du ciel. L’oiseau veut saisir sa chance, s’envoler, mais, dans son affolement, il cogne aux barreaux sans trouver l’issue. De son œil rond, il voit l’espace céleste, avec ses nuages de blancheur cotonneuse où il pourrait voler tout son saoul. Pauvre volatile, ta vie entière s’est passée dans la cage, et tu redoutes les grands espaces. Pourtant la cage est bel et bien ouverte, sans doute par la main enfantine et compatissante d’une petite fille. Une petite fille modèle, en robe blanche, et nœud rose dans les cheveux. Toute droit sortie des Grandes vacances, de la ci-devante comtesse de Ségur, née Rostopchine. Le pauvre animal s’élance, cogne et cogne encore, tantôt à droite, tantôt à gauche, quand ce n’est pas au-dessus ou en dessous. Jusqu’à ce que, finalement, la mère, passant par-là et voyant la cage ouverte, la referme en poussant un grand cri. Un vrai cri de femme, effrayant, suraigu, à faire dresser les cheveux sur la tête de l‘oiseau, si il en possédait. Et cela juste à l’instant où la pauvre petite bête allait enfin s’échapper. Mais il est dit que la vie d’un oiseau encagé n’est pas pour la liberté. N’est-ce pas Nicéphore ? Quant à la généreuse fillette, elle sera sévèrement grondée. Punie, comme dans les romans de la comtesse.

Donc, pour en revenir au vieux Monsieur : pas de fillette en rose, mais une jolie femme qui s’avance vers lui. Pas de prison non plus, si ce n’est celle de sa cage thoracique. Et dans cette cage d’os, pas d’oiseau déplumé mais un cœur écorché, ce qui revient au même. Un cœur qui, depuis des années, cherche en vain une issue. La crainte de Nicéphore n’est pas que la porte se referme mais que la merveilleuse apparition disparaisse, qu’elle se révèle simple fruit de son imaginaire. Dans cette attente anxieuse, Nicéphore écarquille les yeux pour profiter de la vision céleste jusqu’au dernier instant. Mais non, au fur et à mesure qu’elle s’approche, elle paraît de plus en plus réelle. Et de plus en plus belle. Et de plus en plus émouvante. Bientôt, ils vont se joindre. En outre, comble d‘étrangeté, voilà que l’apparition parle à l’intérieur de sa tête :

« Je suis le rêve de ton cœur, Nicéphore. Ah ! mon cher, vis enfin d’une vraie vie. Partage le cœur d’un autre être. Connais de nouvelles pensées, éprouve des sentiments inconnus. Bat à l’unisson. Dis comme Adam au jardin : « Celle-ci est l’os de mes os, la chair de ma chair. »

Le brave Nicéphore Mouthe, plein d’espoir, mais aussi de doutes, raisonne : « Qui suis-je ? Qui est-tu ? Ange ou démon ? Ou une extra-terrestre, juste débarquée de sa lointaine galaxie ? »

Soudain, Nicéphore se rappelle son catéchisme : un ange n’a pas de sexe. En outre, l’apparition est légèrement vêtue. Un chemiser ouvert sur une poitrine menue. Une jupe courte que le vent soulève sur des jambes minces. Nicéphore pense : « Une Lolita ! Effrontée et moqueuse.  Impossible ! Les femmes, mêmes laides, se sont toujours détournées de ma misérable personne. »

Ces sinistres pensées avaient à peine germées dans la tête du pauvre Mouthe que la merveilleuse enfant disparut. Une petite fumée bleutée, vite dissoute dans l’air matinal. Pourtant, c’était un rêve vrai, et bien réel cette fois.

Voilà ton péché, Nicéphore. Il est irrémédiable. Nicéphore a douté : Nicéphore a perdu.

 

Je n’ai pas cru à l’impossible, se dit Nicéphore Mouthe juste avant de s’endormir, enfoncé dans son fauteuil, les pieds dans la cheminée éteinte.


Bernard Olivier




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Créé le 1 mars 2002

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