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Chaque mois, comme à la grande époque du roman-feuilleton,
nous vous présenterons un court conte ou nouvelle : 


   JUIN
2016


CHANGER DE TÊTE


Deux femmes, hospitalisées parce qu’elles broyaient un peu trop de noir dans un établissement psychiatrique, se promenaient côte à côte dehors, le long d’une longue et étroite allée de terre. Autour d’elles, les innombrables, spacieuses et douces pelouses du vaste parc offraient à l’œil la rutilance de leur vert cru, magnifié par l’éclat aérien, pour ne pas dire presque vaporeux, de la lumière d’avril.

De tout côté se dressaient les larges troncs ravinés, noueux et tourmentés de puissants et majestueux arbres, qui devaient se trouver ancrés dans ce sol-là depuis quelques bons siècles.

- Quelle beauté ! s’exclama l’une des deux promeneuses, Clarisse, en relevant brusquement la tête.

Elle souriait franchement, et ses yeux gris-vert luisaient de joie ; elle s’empressa d’ajouter, avec une inflexion quasi béate de contentement : « ça me remonte le moral ! ».

Son accompagnatrice qui, quant à elle, gardait la tête basse, le visage grisâtre, maussade et plus fripé qu’une vieille pomme, marmonna :

-T’en as, de la chance !

- Oui…je crois qu’on peut dire ça… je vais mieux. Sortir, humer cet air, c’est bon ! J’ai même dit, ce matin, au psy que j’avais envie de changer de tête.

Au moment où Clarisse formulait, d’une voix mélodieuse assez sonore, ces paroles, elles étaient en train de déambuler à proximité d’un des bancs verts situés en bordure de l’allée, tout contre la pelouse – et ledit banc n’était pas vide. Assis dessus, il y avait un jeune garçon vêtu d’un peignoir d’intérieur vert-bouteille un peu fripé, à la physionomie pensive et à la nuque penchée en avant. Dès qu’il perçut, dans son voisinage immédiat, la présence des deux promeneuses, il eut un très léger sursaut, et redressa le torse.

Il les avisa alors, mais ce fut Clarisse qui d’emblée, retint son attention, parce qu’il la trouva jolie. Son visage réverbérait une telle animation, un tel espoir qu’il le jugea radieux. Les mots qu’elle venait de prononcer frappèrent le tympan de Roger : « changer de tête » ?

Sans lui accorder le moindre regard, les deux femmes passèrent leur chemin, absorbées par leur discussion.

Clarisse poursuivit : « …il a été enchanté. Donc, je crois que je vais me programmer un rendez-vous chez la coiffeuse… ».

Roger continua à les suivre du regard, les yeux fixés sur le dos de Clarisse.

« Pourquoi veut-elle changer de tête ? Moi, je la trouve très bien comme ça ».

Roger, dans sa chambre et plus de deux heures après, continuait de penser à ce qu’avait proféré Clarisse. « Changer de tête… changer de tête », les mots lui revenaient en boucle, comme sur les sillons d’un vieux disque rayé. Il ne comprenait toujours pas les raisons qui motivaient la jeune femme, car, à présent, il l’aimait, il avait succombé à son charme. C’était un véritable coup de foudre qui l’avait transpercé sur ce banc et, du coup, il s’en trouvait « tout chose ».

Pourtant, Clarisse ne lui avait pas concédé, en passant près de lui, la moindre œillade. Mais il se souciait peu de ce qui, pour lui, n’était qu’un détail sans importance.

Déjà, il cogitait, ruminait : comment devait-il s’y prendre, pour attirer son attention ?

Dans son esprit, bientôt, s’imposa l’idée que lui et la demoiselle étaient « faits l’un pour l’autre ». Qu’elle était sans doute trop timide pour être en mesure de lui montrer combien, en fait, cette fragile jeune femme avait le besoin d’un soutien, d’une aide. LES SIENNES.

Bon. Si elle désirait à ce point « changer de tête », cela ne regardait qu’elle et lui, il allait l’y aider. Il fallait à tout prix qu’il lui prouve son dévouement, en lui facilitant la tâche. Ce serait son premier cadeau.

 

Le soir vint, et tous les pensionnaires qui y avaient droit furent dirigés vers le réfectoire.

Tout en traversant les interminables couloirs sans âme et les tristes volées d’escalier grises qui, sous le déferlement de la foule, rendaient les bruits de pas retentissants, voire torrentiels, Roger, la tête un peu basse et le regard fixe, ne pensait qu’à sa belle Clarisse.

- Bonjour, Roger !

La voix venait de se détacher, avec force, du vacarme ambiant, et elle eut le don de sortir le jeune malade, aussitôt, de ses rêvasseries tenaces. Quelqu’un qui montait s’était arrêté à son niveau, sur l’un des paliers. Il fut bien forcé de faire halte, docilement, à son tour.

Son regard identifia, près de lui, deux infirmiers balèzes qui l’avaient à la bonne.

- Ça va ? lança jovialement celui qui venait de le saluer.

Roger hocha affirmativement la tête en accompagnant ce geste d’un sourire timide, furtif. Après quoi il tendit la main droite vers l’homme, d’une façon nette et franche.

L’autre, qui arborait un large sourire, la saisit de suite et la serra dans la sienne, avec détermination, visiblement avec plaisir.

- À la bonne heure ! Tu as faim ?

La voix discrète, feutrée du jeune homme se fit entendre ; il émit un « oui » qu’il prit soin de souligner d’un nouveau sourire, cette fois nettement plus ouvert.

- Haha…alors, bon appétit !

- Merci ! décocha le malade avec conviction, en inclinant le chef.

Les deux infirmiers et Roger se séparèrent dans l’allégresse. Le malade se perdit dans le magma bruyant de foule en pleine descente des marches. Les « blouses blanches », de leur côté, poursuivirent, en sens inverse, leur ascension vers les étages, tout sourires aux lèvres.

Celui qui avait si cordialement serré la main de Roger jeta, à l’adresse de son compère : « il va mieux…ça fait vraiment plaisir à voir ».

- Oui, s’empressa d’acquiescer l’autre. Il réagit bien au traitement. Regarde, maintenant, comme il est calme, de bonne volonté, et tout ! Il fait penser à un agneau.

- Nous l’avons métamorphosé. Il est vraiment sur la bonne voie.

 

Le réfectoire était réservé aux patients qui allaient mieux. C’était une vaste salle aux grandes fenêtres, organisée en self-service.

Comme dans tous les selfs, les candidats au repas devaient se constituer en file et se succéder devant les présentoirs de vaisselle en plastic, de pain et de plats où ils se servaient eux-mêmes ou tendaient leurs assiettes afin d’être servis. Ainsi, pensait-on, on rapprochait les patients en voie d’amélioration nette de la vie normale. En général, il était rare qu’il se produisît un incident ; cela se passait plutôt bien. Bien évidemment, des colosses aux muscles bombés sous les manches de leurs blouses blanches étaient aussi placés là, aux « points stratégiques ». Au cas où…

Dès qu’il fut entré dans la file, Roger cessa ses rêvasseries pour se mettre à promener son regard sur le reste de la salle. Quand il repéra celle qui, désormais, occupait tout, son cœur et ses pensées, déjà installée au milieu du large périmètre, à une table située juste sous l’une des hautes fenêtres au sommet arqué, il se figea. Elle mangeait, tout en discutant, toujours avec la même copine.

Il l’observa longuement, intensément, sans qu’elle s’en aperçoive. Puis il sourit.

Mais, peu après, il ne tenta pas le moins du monde de chercher une place auprès d’elle.
 

Malgré son côté furtif, Roger, comme nous l’avons déjà vu, était fort bien vu du personnel. Une fois mis (grâce à un traitement médicamenteux prolongé) hors d’état de nuire ses états hallucinatoires et l’agitation potentiellement dangereuse qui les escortait à tout coup, il s’était transmuté en patient idéal, en pensionnaire de rêve : propre sur lui, discret, docile, coopératif et placide, souriant. Que demander de plus ?

Une semaine plus tôt – ce qui, là encore, était très bon signe – il avait demandé à donner un coup de main aux employés qui s’occupaient de l’entretien du parc, et, compte tenu de son comportement prometteur, avait obtenu gain de cause. On lui avait même confié la tonte de certains arpents de pelouse, et l’activité au grand air paraissait l’avoir encore détendu. Il adorait marcher, se dépenser, se trouver au contact des plantes. L’un des employés, qui le « supervisait », l’avait, du coup, pris en sympathie, pour son ardeur à l’ouvrage et ses inclinaisons consciencieuses qui le rendaient très perfectionniste.

De plus en plus souvent, il tentait de l’entraîner dans des conversations, à la faveur des pauses. Ce n’était guère des plus faciles, car Roger demeurait un grand taiseux.

Cependant, le partage de cigarettes s’avéra décisif.

Donc, en produisant ensemble volutes et ronds de fumée, ils causaient. De choses on ne peut plus banales. La pluie, le beau temps et, bien sûr, les arcanes du jardinage.

Ecoutant plus qu’il ne parlait (tout de même), Roger réagissait très bien. L’employé sentait qu’il comprenait ses explications et ses remarques, qu’il y était attentif. Manifestement, il « s’intéressait », ce qui –bonus – flattait le petit égo de son initiateur.

« Ça te dirait, de travailler dans le jardinage, après ta sortie ? »

- Dans le cadre d’un programme de réinsertion ? Pourquoi pas…Bien sûr !

En retour, Roger reçut, non sans une certaine surprise, une petite bourrade derrière l’épaule.

Rien ne pouvait faire plus plaisir au jardinier que ce que ce qu’il venait de répondre et, de ce fait, le sourire de celui-ci, largement ouvert, n’était pas loin d’étinceler. En traîné dans son élan, il s’empara du bras du jeune homme un peu au-dessus du coude et, avec fermeté, le serra :

- Viens…suis-moi…je m’en vais te montrer quelques trucs.

Après avoir écrasé son mégot sur la terre de l’allée, puis l’avoir ramassé et envoyé atterrir dans la corolle verte et métallique d’une proche poubelle de plein air, il se mit en marche sur le léger,  moelleux vallonnement de la pelouse, qui exhalait à plein nez une odeur enivrante d’herbe fraîchement tondue.
 

A des hectares de là, dans l’un des coins les plus reculés du parc, adossée à l’un des angles de son interminable muraille d’enceinte et ceinturée de surcroit par un petit enclos de parpaings trapus qui paraissait très dissuasif et, de toutes façons, affichait un écriteau portant en lettre énormes la mention « INTERDIT AUX PENSIONNAIRES », se tenait une courte bâtisse carrée couronnée d’un toit plat, également en dur, mais d’aspect austère, dénuée de toute fenêtre. Avec un fin sourire qui s’apparentait à celui d’un conspirateur, le jardinier sortit le trousseau de clés qu’il gardait au fond de la poche de son pantalon de jogging sale et, l’une après l’autre, déverrouilla les portes d’entrée successives de l’enclos et de la maisonnette. Une fois entré dans cette dernière, il actionna un commutateur, juste à sa gauche, dans le même temps qu’il invitait Roger à se faufiler à sa suite.

A l’intérieur de la remise, sous l’éclairage plutôt cru, un espace ne comptant qu’une unique pièce d’environ treize mètres carrés laissait voir, sur toute la longueur de ses murs relativement propres un échantillonnage passablement impressionnant d’outils servant à l’entretien des espaces verts.

Il y avait là des râteaux, des pelles, des faux, des bêches, des tronçonneuses de tous gabarits, des serpes, serpettes, cisailles, émondeurs et autres sécateurs eux aussi de dimensions très variées, un assortiment de haches allant de la plus modeste à la plus volumineuse, des tourelles de pots en terre cuite de différents modèles imbriqués les uns dans les autres à la manière de poupées russes, des amoncellements de sacs de terre, de graines et d’engrais ventrus qui formaient de petites collines, etc. Le tout était rangé avec soin, et nombre d’instruments avaient été accrochés contre les parois, en rangs respirant l’ordre.

La voix de l’aimable jardinier résonna, enthousiaste :

- Regarde ! Je te présente toute ma panoplie.

Roger se contenta, selon son habitude, de hocher la tête en assortissant son mouvement d’un demi-sourire poli, timide.

Passionné par le métier qu’il exerçait, l’homme qui avait accès aux lieux se mit aussitôt en devoir de lui désigner chaque instrument, et de l’informer le plus complètement qu’il lui était possible, de son (ou de ses) divers usage(s).

Roger écouta bien sagement, bien docilement son discours.

L’employé termina son flot d’explications (dûment accompagné d’un bombement du torse) en claquant bruyamment des mains et en se les frottant de façon jubilatoire l’une autour de l’autre ; il conclut : « voilà, mec… comme ça, tu auras déjà une petite idée, une idée plus précise de notre taf ! Moi, j’aime tous ces objets-là et, mieux encore, je les respecte… crois-moi, c’est très, TRES important !

Roger lui souriait toujours en coin, la physionomie impénétrable.

- Bon…et maintenant, je t’offre un bon petit caoua pour la peine ? D’ac ?

Roger approuva d’un hochement de tête en lâchant un « OK ».

Après que la face de son « mentor » se fut illuminée telle une lampe, celui-ci pivota sur lui-même et lui tourna le dos pour prendre la direction d’une planchette de bois que l’on avait vissée tout contre une partie du mur de gauche et sur la surface de laquelle reposaient une bouilloire en plastic de taille moyenne, deux boites en carton, l’une de sucre en morceaux et la deuxième, nettement moins grande, de sachets de café en poudre, ainsi que quelques mugs colorés, renversés les uns contre les autres et flanqués d’un amoncellement de minuscules bâtonnets de bois tout plats et à bouts arrondis semblables à ceux qui sont desservis par les distributeurs automatiques de boissons chaudes.

L’heure du déjeuner venue, Roger quitta le jardinier non sans avoir accepté au préalable sa poignée de main cordiale, après quoi il prit le chemin du grand bâtiment vieillot et massif, qui semblait l’attendre, d’un pas alerte, quasiment aérien, les poings blottis profondément dans les poches externes de sa parka pesante. L’odeur du printemps, fraîche et citronnée, lui chavirait la tête. Il serait jardinier, maintenant, ça ne faisait plus guère de doute !

Les choses prenaient forme. Ne restait plus qu’à faire la conquête de Clarisse. Mais il savait comment s’y prendre. A l’idée qu’il allait peut-être l’apercevoir au réfectoire, son cœur se mit à battre la chamade.

Quand il intégra la longue file d’attente qui longeait les présentoirs, il la vit, tout comme l’autre soir, déjà installée dans la salle de restauration, à une table, et, cette fois, seule. Concentrée sur son assiette et penchée gracieusement en avant, elle engouffrait son hors d’œuvre, sans porter attention au reste du monde, entre deux autres pensionnaires tout aussi indifférents, un homme et une femme.

Tandis qu’il versait une copieuse louchée de bœuf bourguignon agréablement fumant dans l’assiette que Roger lui tendait, l’employé de cantine chargé de cette tâche le salua, sourire aux lèvres, et lui fit, au passage, remarquer :

- Dis donc, tu vas avoir trop chaud !

Il faisait allusion à l’ample parka qui recouvrait toujours la carcasse dégingandée du malade et qu’il n’avait même pas entrouverte. Fourrée à l’intérieur d’une épaisse et confortable couche de laine grise qui cerclait aussi le col, les manches et le bas du vêtement, elle le faisait doubler de volume. Il aurait pu l’accrocher à l’imposante patère qui jouxtait la porte de la salle…

Roger sourit à son tour et se borna à répondre à l’employé de cantine, de sa voix légère, feutrée, juvénile : « non…je viens directement de dehors, j’ai bossé dans le parc. Et maintenant j’ai très très froid ».

Le cantinier, tout à sa bienveillance, le comprit sans peine :

- Ah ouais…y’a encore d’la fraîcheur. Surtout avant l’après-midi. Eh bien, une fois qu’t’auras ça dans le cornet (il désigna, d’un coup de menton, la platée qu’il venait de servir), crois-moi, ça ira nettement mieux !

Pas contrariant pour deux sous, le jeune garçon longiligne branla du chef, cependant que l’autre ne manquait pas de lui adresser un clin d’œil complice.

Après avoir pris son dessert, un yaourt, puis quelques tranches de pain un peu sec, il bifurqua bille en tête vers le côté salle à manger et repéra une table qui comptait une bonne moitié de places libres, vers l’avant du périmètre. Il y choisit un siège situé tout au bout, séparé de celui de son voisin le plus proche par rien moins que trois autres chaises vides. Cela ne l’empêcha pas de dire aimablement « bonjour » au reste de la tablée. Certains lui répondirent (avec plus ou moins de conviction); d’autres non. Mais cela lui était égal.

Il attaqua, d’entrée de jeu, son bourguignon brûlant, s’en régala. Une douce chaleur, du coup, se répandit au cœur de ses veines froides.

An bout d’un moment, il se retourna, regardant par-dessus son épaule gauche. Quelques tables derrière lui, Clarisse, plus indifférente que jamais, avait entrepris de déguster son plat de résistance elle aussi.

D’un geste bizarrement lent, les yeux mi-clos et le corps brusquement statufié, il fit coulisser vers le bas la fermeture-éclair de sa parka, laquelle s’ouvrit. Ceci accompli, il se leva de table sans se ressaisir de son plateau de déjeuner, mais lentement et posément, puis  pivota et se mit à marcher droit dans la direction de la jeune femme. A mesure qu’il avançait, il hâtait de plus en plus le pas. Lorsqu’il se trouva à proximité de la table que Clarisse occupait, il introduisit sa main droite à l’intérieur de sa parka, entre la couche laineuse grise et ce qui devait être son abdomen. Cela lui permit de faire émerger, entre les doigts de ladite main, ce qui ressemblait à une hachette.

Là-dessus, en un éclair, il fonça, le manche de la petite cognée pointé vers l’avant et étroitement coincé entre les paumes moites de ses deux mains, les cinq doigts scrupuleusement refermés sur le bois lisse et courbe, un peu glissant, le serrant à mort, jusqu’à faire blanchir les jointures de ses phalanges. Jamais, dans son souvenir, il n’avait empoigné ni serré un objet –ou un être- avec une telle force nerveuse. Cependant, son visage demeurait souriant, nimbé d’un contentement étrange.

Sans que personne ne puisse avoir le temps de réagir tant il était preste, il rejoignit la table où se tenait Clarisse, sa « dulcinée » secrète et, dans un large geste semi-circulaire qui brandissait la hache, planta celle-ci dans le cou de la femme avec la dernière vigueur.

Le sang, instantanément, gicla dans tous les sens, en un puissant geyser. Mais ce ne fut pas tout : la tête se trouva rapidement sectionnée. L’acier incroyablement dur et surtout tranchant de la hachette la sépara de sa base. Elle se détacha, voltigea dans les airs tel un ballon de football.

Le réfectoire tout entier, à présent, retentissait de cris. Les voisins immédiats de la malheureuse, tous debout et tout gesticulants, étaient inondés, poissés par le jet continu d’hémoglobine, et poussaient en conséquence des hurlements et des clameurs bestiales.

Sortis de leur relative tranquillité, les infirmiers balèzes affluèrent et trois d’entre eux se jetèrent sur le décapiteur, l’empoignèrent, lui arrachèrent violemment, furieusement des mains la hache, dans le même temps que leurs compères se chargeaient d’éloigner  les voisins de table en train de se laisser aller à l’hystérie aigue, et de les maîtriser à leur tour.

La tête de la victime avait roulé à terre un peu plus loin, en plein milieu de l’allée centrale.

Ceinturé par les colosses qui n’étaient pas loin de l’étouffer, Roger se sentit soudain affreusement mou, totalement flasque. La suite ne se fit pas attendre : il s’affaissa derechef, car il venait de perdre connaissance.

Le plus vite que l’on put, on l’entortilla et on le sangla fermement dans une camisole de force et l’un des infirmiers se hâta d’amener un brancard sur roues. On y chargea l’homme, et direction la chambre d’isolement capitonnée – au pas de course !

 

Aussitôt que Roger, encore très largement dans les vapes, se trouva installé par terre, sur l’épais revêtement de mousse solidement fixé au sol et aussi moelleux que l’étaient les lourds capitons roses qui l’entouraient sur tous les murs de la minuscule cellule vouée à l’isolement des patient trop agités et/ou dangereux, un nouvel infirmier rejoignit son collègue, lequel actionnait déjà son brancard pour quitter la pièce et, s’accroupissant, lui déversa le contenu d’une seringue dans une des veines du cou.

- Hé bé, s’exclama le brancardier, qui suait à grosses goutte, à l’adresse de l’autre soignant.

Le deuxième « blouse blanche », qui venait de se relever, lui adressa un regard qui en disait long sur son émoi.

Puis, bouche-bée, il hocha tristement la tête :

- Nom de dieu, qu’est-ce qui lui a pris ?

 

Au moment où, très lentement, Roger se fraya un chemin hors des limbes de l’inconscience, la première chose qu’il ressentit fut une impression de pesanteur, d’ankylosement extrême, assortie des assauts pulsatiles d’une migraine tenace, qui cognait fort. Il remua le cou (la seule partie de son corps qu’il était en mesure de remuer) et constata qu’il avait la bouche sèche, pâteuse, comme encombrée de mastic. Ses yeux balayèrent à grande vitesse le plafond capitonné de rose, et il se demanda, bien évidemment, où il était. Il fallut du temps pour que son esprit, lui aussi réduit à une sorte de pâte informe, vague, se clarifie un tant soit peu. Le mal de tête et l’engourdissement cérébral avaient beaucoup de peine à se dissoudre. Il avait même la sensation bizarre, dérangeante que le temps n’existait plus. Et que son cerveau était devenu une simple masse spongieuse, une éponge saturée d’eau sale. Avec cela, il fallait lutter contre le poids de ses paupières qui, encore lourdes, menaçaient à intervalles régulier de se refermer brutalement sur ses globes oculaires douloureux.

Lorsque, pour la Xème fois, il força ces deux petites membranes rebelles et papillotantes à battre en retraite vers le haut, ses yeux avisèrent, penche juste au-dessus de lui, la présence d’un visage de forme allongée, olivâtre, ombré autour de la bouche ainsi que sur les côtés d’une barbe naissante, coiffé de cheveux plats et sombres et garni d’une paire de lunettes rectangulaires à monture noire épaisse.

- Bonjour, Roger, est-ce que ça va ?... Je suis le docteur Becker.

Le docteur Becker. Ce fut comme si, brusquement, un éclair déchirait sa masse spongieuse. Fiat lux. Il se souvint que le docteur Becker était son psychiatre attitré. Là-dessus, comme un éboulement ou une cascade brusque, foudroyante, tout lui revint en mémoire d’un coup. Tout se « débloqua », sous l’effet d’une espèce de réaction en chaine, dont le déclencheur avait été son identification du médecin. Le demi-sourire si particulier du jeune homme refit surface, et il souffla, d’une voix éraillée :

- Bonjour, docteur. [Ses yeux étincelèrent de confiance] Oui, ça va !

- Comment vous sentez-vous ? interrogea, dans un chuchotement, le praticien.

- J’ai la gorge sèche, très pâteuse…et puis, j’suis un peu étourdi.

- Oui, c’est normal…ça va passer…Bon, vous me paraissez très calme, maintenant, a priori. On va vous enlever cette camisole, et puis vous apporter de quoi boire.

Roger gratifia le médecin d’une œillade débordante de reconnaissance. Son sourire s’accentua.

- Après ce qui s’est passé, on va vous maintenir en isolement, et vous administrer un traitement médicamenteux nettement plus fort. Nous verrons ce que cela donne…

- OK, répondit simplement l’autre.

Après cela, la physionomie du jouvenceau, jusque-là remarquablement lisse, reposée, sereine depuis qu’il avait reconnu le docteur Becker, se chiffonna légèrement, comme si une ombre descendait dessus. Becker, qui le scrutait, ne manqua pas de remarquer les ridules soucieuses qui se mirent alors à danser sur la peau de son grand front livide.

- Qu’y a-t-il ? questionna le psychiatre. Il y a quelque chose qui vous tracasse ?

La bouche fine de Roger se plissa, se tordit, pour ainsi dire :

- Non, mais dites-moi, docteur…vous avez des nouvelles de Clarisse ? Est-ce qu’elle a réussi à se trouver une autre tête ? C’était son rêve !

Patricia Laranco.                                                                                

Créé le 1 mars 2002

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