L’automne
vint à pas feutrés, sans
que nous en ayons conscience. Il y avait d’autres jeux, d’autres
proximités.
Nous avions changé : moi, moins garçonne et elle,
moins citadine. Nous nous
promenions main dans la main, à travers le village, amies
reconnues et saluées
par jeunes et vieux…
Mémoire,
ô étrange mémoire,
cette amie dont le souvenir déverse tant d’images intenses et
lumineuses, quel
était son prénom ? Il sonnait haut clair comme un appel
à la joie et
à l’insouciance !
En
écartant et triant tous les fils entremêlés
de mon passé à la fois si pauvre et si riche, seuls les
jeux de lumière reviennent :
les éclats du soleil réverbérés par les
rochers, l’obscurité inquiétante du
tunnel, le délicat soleil d’automne rebondissant sur les
feuilles rougies des
fayards… oui, elle n’est pour moi qu’une image de clarté,
d’intensité diverse à
la mesure de mes sentiments.
L’automne
était là et nous nous
quittâmes. Chacune regagna sa pension. Nous nous
écrivîmes un peu, mais les
religieuses lisaient nos lettres et nous ne pouvions pas communiquer
à notre
gré.
Aux
Pâques suivantes, mon amie
me dit qu’elle allait venir en juillet ou en août. Je l’attendais…
En
juillet, j’appris par le
curé que la grand-mère arriverait en août avec deux
de ses petits-enfants,
j’espérais…
La
grand-mère vint mais sans
mon amie qui était partie en Angleterre dans un centre
linguistique. Je
trouvais que c’était une punition, bien cruelle. Où
s’amuserait-elle plus
qu’ici, avec nous ?
Je
reçus une carte. J’en
envoyais une autre censée illustrer nos folles escapades.
Puis,
le fil déjà ténu de notre
amitié s’abolit doucement. L’école exerçait pour
moi des séductions nouvelles,
les examens me tenaient en haleine.
J’avais
alors seize ans,
lorsqu’un de mes cousins me dit :
-
Ton amie est déjà mariée, le savais-tu ?
C’était
pour moi inconcevable…
-
Qui te l’a dit ?
-
Sa grand-mère qui est venue pour la saison.
-
C’est sûr ? C’est bien sûr ?
Je
ne savais comment réagir.
J’en
parlais à ma mère, qui me proposa de lui
offrir un cadeau. C’était un évènement grave et
délicat, finalement j’optais
pour une nappe à thé (elle était
allée en Angleterre) et ses six serviettes en
dentelle du Puy.
Un
soir, j’apportais le cadeau
à la grand-mère. Nous babillâmes un moment et elle
me fit comprendre que le
mariage avait été une nécessité. Ce que tout
le monde avait compris sauf moi… Elle avait épousé un
gentil mécano qui
reprendrait le garage familial.
Je
devins triste sans raison.
La plupart des cousins partait pour la guerre, ils ne restaient plus
que les
jeunes, et, aux courses folles dans la nature, succédaient des
courses folles à
moto. C’était toujours excitant, mais je me sentais vite de trop.
Mes
cousins me firent sentir
qu’il y avait d’autres filles à promener que leur cousine, et je
fus abasourdie
de découvrir que d’autres jeux remplaçaient les nôtres, ce
que mon obsession
des jeux virils et mon engouement pour mon amie avaient
dénié.
J’eux
dix-sept ans, je venais
d’obtenir mon bac et songeais avec fierté à la
possibilité d’aller à "la Fac".
Un
jour, cet été là, en
traversant la place du village, j’aperçus une jeune femme,
extrêmement mince
qui criait le nom d’un enfant.
Je
m’approchais et la reconnus,
nous nous reconnûmes. Même étonnement douloureux, et
nous ne pûmes nous épancher
car, nerveuse et inquiète, elle m’expliqua que son fils de
dix-huit mois
s’était sauvé, je la rassurais, il ne pouvait aller bien
loin.
-
Mais il n’est pas comme les autres, il ne répond pas. Il est
autiste !...
Elle
était au bord des larmes.
On aperçut le petit près de
l’église, elle le rattrapa comme s’il allait
disparaître à jamais. Alors
l’enfant se mit à hurler, à se rouler par terre, en
s’arrachant les cheveux.
Elle
le tenait serré contre
elle malgré les coups qu’il lui assénait, elle me dit
avec un désespoir sauvage :
« c’est une maladie mentale, en as-tu entendu parler ?
Toute la vie
il sera ainsi, il n’y a pas de remède ».
Des
larmes coulaient doucement
sur ses joues, je m’aperçus qu’elle avait vieilli. Comment
peut-on être vieille
à dix sept ans ? Ses joues rebondies étaient
devenues flasques, sur le
front, des rides d’anxiété s’installaient
déjà. Où étaient la finesse et les
rondeurs qui m’avaient tant séduites ?
Trop
tôt elle avait été rejetée à jamais
à
côté de la vie, loin de l’éclat de la jeunesse,
loin de l’insouciance qui aurait
dû être son lot.
Elle
partit sans me dire au
revoir.
Je
ne la revis plus, elle était rentrée chez
elle. Le village était trop dangereux pour l’enfant.
Il
y a de cela bien un
demi-siècle, la vieille dame que je suis, qui a vécu bien
ou mal selon les
époques, n’oubliera jamais ni la jolie fillette qui m’apparut un
jour d’été
nimbée de soleil, harmonieuse silhouette gravée au fond
de mes souvenirs, ni la
jeune femme traquée par les soucis et les chagrins qui
outrepassaient ceux de
son âge.
Image
ensoleillée et image
fanée, retourneront toutes deux dans un des tiroirs de ma
mémoire.
<<et
quand souvenance en
ai , peu s’en faut que le « cœur ne me fend » !>>
Ainsi
ce termine ceste geste
que Eliette décina .
FIN
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