Surexcitée,
je rentrai en hâte à la ferme et racontai à la
famille cette rencontre exaltante. Mes cousins rigolèrent,
vaguement intéressés : les amies que j’avais
présentées étaient reparties au bout d’une heure,
terrorisées. Jouer aux indiens en se battant, se coloriant les
joues et grimpant aux arbres, n’étaient pas de leur domaine de
filles à poupées, et à jeu de marchande ; ni les
parties de cachette dans les bois profonds où le soleil n’arrive
pas lui-même à percer les épaisses ramures des
sapins.
Donc,
je restais seule avec eux, car leurs jeux me semblaient ô combien
plus intéressants, mais j’avais besoin, dans cet univers
masculin, d’une amie, d’une âme sœur, car à onze ans la
distance entre les garçons et moi, s’accroissait et je me
sentais souvent seule, comme étrangère à eux, nous
qui avions été si unis dans l’enfance.
Mes
parents prirent des renseignements auprès du curé qui
connaissait la grand-mère. Et je pus inviter ma belle amie
à venir jouer avec nous.
Je
me souviens d’un visage simple et clair, traits bien dessinés
avec des yeux de chat ; d’un marron clair brillant et subtil, je disais
qu’elle avait des yeux dorés et qu’elle devait voir la nuit. Je
me souviens de ses chevilles si fines, avec un mollet bien
galbé, enfin sa silhouette était pour moi à la
fois source d’étonnement, et d’un sentiment
d’infériorité : donc d’admiration et d’envie.
Et
je me souviens de ses mains ! Avec des ongles longs parfaitement
ovales, bien entretenus, alors que les miens coupés à ras
étaient souvent noircis et salis par la terre sur laquelle
j’avais rampé, ou cassés aux écorces des arbres
sur lesquels j’avais grimpé.
*****
Les
garçons l’acceptèrent vite, curieux de savoir
jusqu’où elle pourrait tenir avec eux et endurer leur rudesse.
Elle vint se serrer contre moi, sa protectrice, et puis tout se passa
bien, durant nos longues errances à travers champs et bois,
jamais elle ne se plaignit. Plusieurs fois, les garçons
épatés lui proposèrent de la prendre un peu sur
leur dos pour qu’elle se repose, elle déclina en souriant. Bien
sûr nos courses folles furent ralenties par respect pour
l’étrangère si courageuse… Etaient-ils sous le charme ?
Je ne sais pas s’ils la trouvaient jolie, mais pour moi, elle
représentait tout ce que j’aurais voulu être : «
décrassée de la paysannerie ! »
Nous
partions souvent ensemble pour bavarder, se confier, nous étions
toutes deux au collège, pensionnaires chez les religieuses et
nos avenirs n’allaient pas au-delà de quelques mois : la
rentrée, l’année scolaire et on faisait silence sur les
prochaines vacances, où, sans se l’avouer, on
espérait bien se retrouver.
Quelques fois on se
tenait la main, moi, imitant sa démarche : je cheminais à
ses côtés à petits pas élégants.
C’étaient des moments merveilleux : seules, dans la nature amie,
les fayards pointaient déjà des bulbes rouges sur leurs
feuilles, c’était la fin de l’été… nous
étions heureuses, complices…
Nous avions
l’habitude, en bande, de traverser un tunnel construit, autrefois, pour
une voie ferrée qui n’avait jamais vu le jour. Trois
kilomètres dans l’obscurité, à se cacher, quand
survenait une voiture, dans les anfractuosités
ménagées pour les secours : le tunnel était
interdit aux piétons. C’était notre quête du Graal.
Au bout d’une heure
environ, nous débouchions de l’autre côté de la
montagne. Le côté ensoleillé : les adrets.
Là un incommensurable chaos de pics montagneux et de
précipices, formaient un cirque préhistorique, avec de
rares végétaux, des genêts, et, surtout, des herbes
folles et drues. Nous descendions tout au fond du val : rude glissade,
sur les fesses, les genoux ou les mains dans une verticalité
éprouvante. Et là, au fond, le ruisseau formait un gourd
inaccessible aux humains, un plan d’eau de quelques dizaines de
mètres qui nous appartenait totalement.
Dès
notre arrivée, nous quittions nos vêtements, et nous nous
jetions à l’eau. On s’éclaboussait, on riait, on sautait
du rocher le plus haut, c’était innocent, sans problème.
J’avais craint que mon amie ne soit gênée et
j’étais restée en dehors, près d’elle.
- Pourquoi on en fait
pas autant ? me dit-elle
- Tu voudrais te
déshabiller, toi aussi ?
- Ne me dis pas que tu
ne le fais pas quand tu es avec eux ? Alors, on sera deux !
On était deux,
nues avec les garçons à rire, plonger, se faire dorer au
soleil sur les roches blanches en écoutant le frais murmure de
l’eau qui cascadait de bloc en bloc, jusqu’à s’abîmer dans
la "marmite" de sorcière que formait le gourd.
Notre
été fut ensoleillé, frais, tellement beau et
secret que nous n’avions pas de mots pour en parler, blotties l’une
contre l’autre, dans l’herbage dru.
On se retrouvait
dès l’après-dîner et on revenait après
l’angélus. Chaque jour nous unissait un peu plus que la veille,
et au jour le jour, grandissait notre amitié.
à suivre...
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