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Chaque mois, comme à la grande époque du
roman-feuilleton, NOUVELLE :
FEUILLES
par Éliette Vialle Un
jour gris et terne s’étale sur les façades
sévères des immeubles. Le boulevard porte les stigmates
de l’automne : à égales distances, des platanes gris et
blancs lancent vers le ciel leurs griffes noueuses. Une
géométrie de fenêtres aux rideaux clairs, ponctuent
çà et là, le parallélisme du béton.
Anonyme,
derrière les rideaux d’une quelconque porte-fenêtre,
semblable et symétrique à des centaines d’autres, Elsa
contemple la fin sordide des feuilles mortes. Quelques unes
échappent au balai qui les harcèle, esquissent un lent
mouvement de valse puis mollement retombent ; alors le balai les
rejette brutalement sur l’amoncellement de celles, déjà
mortes, qui se putréfient, à intervalles
réguliers, en tas informes et brunâtres, le long du
trottoir.
Elsa
aime cette heure tranquille qui lui rend sa propre vie. A cette heure
particulière elle ressent l’impression de posséder les
êtres et les choses ; elle en a leur connaissance comme on a
celle de nos automatismes, imprégnés si fortement en nous
et indélébilement qu’ils nous prouvent qui l’on est ;
ensuite le grand jour discordant déniera son existence
silencieuse et la rejettera au rivage de sa vie, de l’autre
côté du rideau blanc.
Mais
le matin, dans la demi-obscurité de son petit appartement, elle
existe car cette vie, qui se déroule au ralenti, se laisse
pénétrer. Depuis la tombée des feuilles des
platanes du boulevard les balayeurs s’activent. Tout ce mouvement
parait dérisoire vu d’un cinquième étage, ridicule
parait le petit bonhomme brun au bonnet de laine rouge, dont elle ne
voit que le pompon. Il coiffe magistralement une demi-sphère de
laine vive d’où s’échappent des mèches brunes et
crépues qui s’irradient comme les rayons d’un noir soleil.
Lorsqu’il s’éloigne un peu sa silhouette mince redevient
humaine, elle le reconnait chaque matin à sa crête
encolorée, ses couleurs bariolées qui évoquent
celles qu’arborent, sur leur chef, certains volatiles mâles.
Plus
tard viendront les livreurs du quartier, moteurs pétaradants
ponctués d’interjections de souffrance ou de colère, puis
cette voiture grise qui s’arrêtera le long du trottoir
fraîchement nettoyé ; d’où sortira un homme
élégant et racé comme son véhicule, il
verrouillera la portière et regardera vers l’immeuble. Mais
toujours son regard glisse sur le sien sans le croiser. Qui
regarde-t-il ? Quelle bienheureuse fenêtre se referme chaque jour
sur l’amour qu’il apporte ou vient prendre ? Elle imagine l’ascenseur
doux et rapide s’arrêtant à son palier ; mais le
frottement de la machine se poursuit, une porte claque, puis rien…
Depuis
quelques temps, elle s’est aperçue que le balayeur à
pompon lève souvent les yeux en direction de sa fenêtre.
Elsa écarte légèrement le rideau pour mieux saisir
le passage du regard : il sourit et reprend son travail avec un
acharnement tout neuf et sans raison.
Alors
l’idée subite lui vient de s’amuser avec lui. Sont-ce les
couleurs vives qui lui donnent ces audaces éhontées de
jeune écolière car elle jette son
déshabillé et s’approche de la croisée. Il l’a
remarquée. Elle le sait. Il a reçu comme un choc cette
image inattendue, son regard est devenu fixe, puis s’est
égaré. Il est à nouveau tout à son travail.
Elsa en rit comme une enfant, une ivresse l’envahit insidieusement,
elle en frissonne de plaisir et de honte, car c’est délicieux
comme un pêché véniel qui resterait caché et
impuni.
Elsa
reproduit son jeu pervers chaque matin, le petit bonhomme l’attend,
elle sait qu’il souffre mais elle savoure avec gourmandise le malaise
et le désir qu’elle lit si facilement en lui. Elle aimerait,
comme autrefois, en parler avec une amie, en rire avec elle, inventer
quelques nouvelles étapes qui enfin, lui ferait oublier l’ennui
quotidien et feutré. Le soir, avec ses amis, au café, au
théâtre, Elsa est comme absente. Il y a beau temps que le
cercle dans lequel elle se meut a perdu de sa saveur, il y a beau temps
qu’elle n’entend plus leurs discussions ou leurs disputes.
Comme
une araignée qui tisse sa toile, Elsa tisse autour de cet
inconnu un réseau de signes qui lui font mal, qui le font
espérer, qui lui apporteront amertume et colère. Son
pouvoir la grise, il est sans danger dans son insolence.
Ce
matin, il est en retard. Non, son travail est terminé, il la
regarde un long moment, puis comme propulsé par une
pensée nouvelle et brutale, il traverse la rue et s’engouffre
dans l’immeuble. Elsa sursaute, se refuse de comprendre : « Non !
Ce n’est pas possible ! Ce n’est pas possible ! Comment ose-t-il ? Non
!... » La peur lui tord les entrailles. Son esprit s’agite :
« Pourquoi avoir fait cela ? ». N’a-t’elle pas senti depuis
le premier jour que ce jeu en apparence anodin pouvait devenir tragique
pour elle ? Sa raison vacille…
Soudain,
elle perçoit le léger choc de l’ascenseur qui
s’arrête. Suive une série de pas lourds que
l’épaisse moquette rend atones. Ils se dirigent vers sa porte.
Et la sonnette retentit odieusement guillerette.
«
Non, pense-t-elle, je n’ouvrirai pas et il s’en ira. Il pensera
s’être trompé, il n’osera jamais… »
Des coups brefs et assurés heurtent la porte. Que faire ? Traquée, elle s’abandonne. Qu’après tout, elle aille jusqu’au bout ! Elle
ouvre brutalement. Il se tient là, son panache à la main,
humble : comme celui qui reçoit une récompense
inattendue. Elsa se sent soudain possédée par l’envie
d’illuminer cette vie qu’elle imagine sordide et si triste. Doucement
elle le conduit à sa chambre, il la suit docilement comme un
enfant émerveillé. Son regard essaie de couvrir tout ce
qu’il voit, il happe au passage une myriade d’images, de
quiétude et de tiédeur qui l’abasourdissent. Son corps
est chaud, ses gestes doux que sa lenteur de somnambule rend
délicats. Il fait l’amour avec le naturel et le
détachement suffisant au plaisir brut. En vain, la jeune femme
essaie-t-elle de parler, de croiser son regard illuminé qui gobe
tout, mais semble l’écarter, elle.
Un
dernier spasme l’immobilise, définitivement inaccessible, dans
son rêve béat. Silencieux, il l’accompagne dans la salle
de bain rose, obéit à ses mains, rend ses caresses, le
regard vague, perdu.
Elsa
prépare le café dans la cuisine claire. Il boit à
petites gorgées le liquide noir si chaud que ses yeux s’embuent.
Il repose sa tasse sans bruit et se lève, inconscient de sa
nudité. Il retrouve la chambre et ses vêtements qu’il
enfile, l’esprit ailleurs.
Habillé, il sort. Il est sorti, le corridor est muet. Alors
un sanglot déchire le silence. Dans la cuisine, une jeune femme,
nue et solitaire, la tête abandonnée sur la table, pleure
à côté de deux tasses à café, vides.
Éliette Vialle |
Créé le 1 mars 2002
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