Vos textes publiés ici
après soumission au comité de poésie de francopolis.

ACCUEIL  SALON DE LECTURE  -  FRANCO-SEMAILLES  -  CRÉAPHONIE  -  UNE VIE, UN POÈTE

APHORISMES & BILLETS HUMOUR  -  CONTES & CHANSONS LANGUE EN WEB  -   

 LECTURES CHRONIQUES  -  VUES DE FRANCOPHONIE  -  GUEULE DE MOTS  & LES PIEDS DE MOTS  -

 SUIVRE UN AUTEUR  -  PUBLICATIONS SPÉCIALES  - LIENS &TROUVAILLES  -  ANNONCES

 LISTES DES AUTEURS PUBLIÉS & COMMENTAIRES  -  LES FRANCOPOLIS POÈMES DU FORUM  -


Chaque mois, comme à la grande époque du roman-feuilleton,
     nous vous présenterons un court conte : 


NOUVELLE :  FEUILLES  

par Éliette Vialle

Un jour gris et terne s’étale sur les façades sévères des immeubles. Le boulevard porte les stigmates de l’automne : à égales distances, des platanes gris et blancs lancent vers le ciel leurs griffes noueuses. Une géométrie de fenêtres aux rideaux clairs, ponctuent çà et là, le parallélisme du béton.

Anonyme, derrière les rideaux d’une quelconque porte-fenêtre, semblable et symétrique à des centaines d’autres, Elsa contemple la fin sordide des feuilles mortes. Quelques unes échappent au balai qui les harcèle, esquissent un lent mouvement de valse puis mollement retombent ; alors le balai les rejette brutalement sur l’amoncellement de celles, déjà mortes, qui se putréfient, à intervalles réguliers, en tas informes et brunâtres, le long du trottoir.

Elsa aime cette heure tranquille qui lui rend sa propre vie. A cette heure particulière elle ressent l’impression de posséder les êtres et les choses ; elle en a leur connaissance comme on a celle de nos automatismes, imprégnés si fortement en nous et indélébilement qu’ils nous prouvent qui l’on est ; ensuite le grand jour discordant déniera son existence silencieuse et la rejettera au rivage de sa vie, de l’autre côté du rideau blanc.

Mais le matin, dans la demi-obscurité de son petit appartement, elle existe car cette vie, qui se déroule au ralenti, se laisse pénétrer. Depuis la tombée des feuilles des platanes du boulevard les balayeurs s’activent. Tout ce mouvement parait dérisoire vu d’un cinquième étage, ridicule parait le petit bonhomme brun au bonnet de laine rouge, dont elle ne voit que le pompon. Il coiffe magistralement une demi-sphère de laine vive d’où s’échappent des mèches brunes et crépues qui s’irradient comme les rayons d’un noir soleil. Lorsqu’il s’éloigne un peu sa silhouette mince redevient humaine, elle le reconnait chaque matin à sa crête encolorée, ses couleurs bariolées qui évoquent celles qu’arborent, sur leur chef, certains volatiles mâles.

Plus tard viendront les livreurs du quartier, moteurs pétaradants ponctués d’interjections de souffrance ou de colère, puis cette voiture grise qui s’arrêtera le long du trottoir fraîchement nettoyé ; d’où sortira un homme élégant et racé comme son véhicule, il verrouillera la portière et regardera vers l’immeuble. Mais toujours son regard glisse sur le sien sans le croiser. Qui regarde-t-il ? Quelle bienheureuse fenêtre se referme chaque jour sur l’amour qu’il apporte ou vient prendre ? Elle imagine l’ascenseur doux et rapide s’arrêtant à son palier ; mais le frottement de la machine se poursuit, une porte claque, puis rien…

Depuis quelques temps, elle s’est aperçue que le balayeur à pompon lève souvent les yeux en direction de sa fenêtre. Elsa écarte légèrement le rideau pour mieux saisir le passage du regard : il sourit et reprend son travail avec un acharnement tout neuf et sans raison.

Alors l’idée subite lui vient de s’amuser avec lui. Sont-ce les couleurs vives qui lui donnent ces audaces éhontées de jeune écolière car elle jette son déshabillé et s’approche de la croisée. Il l’a remarquée. Elle le sait. Il a reçu comme un choc cette image inattendue, son regard est devenu fixe, puis s’est égaré. Il est à nouveau tout à son travail. Elsa en rit comme une enfant, une ivresse l’envahit insidieusement, elle en frissonne de plaisir et de honte, car c’est délicieux comme un pêché véniel qui resterait caché et impuni.

Elsa reproduit son jeu pervers chaque matin, le petit bonhomme l’attend, elle sait qu’il souffre mais elle savoure avec gourmandise le malaise et le désir qu’elle lit si facilement en lui. Elle aimerait, comme autrefois, en parler avec une amie, en rire avec elle, inventer quelques nouvelles étapes qui enfin, lui ferait oublier l’ennui quotidien et feutré. Le soir, avec ses amis, au café, au théâtre, Elsa est comme absente. Il y a beau temps que le cercle dans lequel elle se meut a perdu de sa saveur, il y a beau temps qu’elle n’entend plus leurs discussions ou leurs disputes.

Comme une araignée qui tisse sa toile, Elsa tisse autour de cet inconnu un réseau de signes qui lui font mal, qui le font espérer, qui lui apporteront amertume et colère. Son pouvoir la grise, il est sans danger dans son insolence.

Ce matin, il est en retard. Non, son travail est terminé, il la regarde un long moment, puis comme propulsé par une pensée nouvelle et brutale, il traverse la rue et s’engouffre dans l’immeuble. Elsa sursaute, se refuse de comprendre : « Non ! Ce n’est pas possible ! Ce n’est pas possible ! Comment ose-t-il ? Non !... » La peur lui tord les entrailles. Son esprit s’agite : « Pourquoi avoir fait cela ? ». N’a-t’elle pas senti depuis le premier jour que ce jeu en apparence anodin pouvait devenir tragique pour elle ? Sa raison vacille…

Soudain, elle perçoit le léger choc de l’ascenseur qui s’arrête. Suive une série de pas lourds que l’épaisse moquette rend atones. Ils se dirigent vers sa porte. Et la sonnette retentit odieusement guillerette.

« Non, pense-t-elle, je n’ouvrirai pas et il s’en ira. Il pensera s’être trompé, il n’osera jamais… »
Des coups brefs et assurés heurtent la porte. Que faire ? Traquée, elle s’abandonne. Qu’après tout, elle aille jusqu’au bout !

Elle ouvre brutalement. Il se tient là, son panache à la main, humble : comme celui qui reçoit une récompense inattendue. Elsa se sent soudain possédée par l’envie d’illuminer cette vie qu’elle imagine sordide et si triste. Doucement elle le conduit à sa chambre, il la suit docilement comme un enfant émerveillé. Son regard essaie de couvrir tout ce qu’il voit, il happe au passage une myriade d’images, de quiétude et de tiédeur qui l’abasourdissent. Son corps est chaud, ses gestes doux que sa lenteur de somnambule rend délicats. Il fait l’amour avec le naturel et le détachement suffisant au plaisir brut. En vain, la jeune femme essaie-t-elle de parler, de croiser son regard illuminé qui gobe tout, mais semble l’écarter, elle.

Un dernier spasme l’immobilise, définitivement inaccessible, dans son rêve béat. Silencieux, il l’accompagne dans la salle de bain rose, obéit à ses mains, rend ses caresses, le regard vague, perdu.

Elsa prépare le café dans la cuisine claire. Il boit à petites gorgées le liquide noir si chaud que ses yeux s’embuent. Il repose sa tasse sans bruit et se lève, inconscient de sa nudité. Il retrouve la chambre et ses vêtements qu’il enfile, l’esprit ailleurs.

Habillé, il sort. Il est sorti, le corridor est muet.

Alors un sanglot déchire le silence. Dans la cuisine, une jeune femme, nue et solitaire, la tête abandonnée sur la table, pleure à côté de deux tasses à café, vides.

Francopolis juin 2014
Éliette Vialle
 

Créé le 1 mars 2002

A visionner avec Internet Explorer