Je
coupais les poireaux, prenant bien soin d’enlever les parties
fanées ; et je me mis à songer que, dans quelques jours,
nous serions là à fouiller les poubelles à leur
nécessaire recherche. Un mot taraudait ma conscience : «
Scorbut », il était indispensable de se procurer des
vitamines. Tilia, qui m’aidait, ne disait rien ; mais, sa parcimonie
dans le nettoyage des légumes, montrait avec éloquence,
sa peur de l’avenir. Nous évitions de nous regarder et, surtout,
d’observer Avyel et Leah téter, par petits coups, leur bouteille
d’alcool comme si leur vie en dépendait. Avyel avait, à
l’heure exacte, baissé les stores des fenêtres et
fermé les épais rideaux, prenant bien soin de laisser
quelques lampes faiblement allumées, afin que, dehors, on sache
bien qu’ils étaient toujours là. En fouillant dans les
placards et le frigo, je notais que les provisions n’avaient pas
été renouvelées avant que la décision de
leur bannissement fût connue de tous comme d’eux-mêmes.
En avaient-ils senti venir l’horreur et
s’étaient-ils réfugiés dans le déni, ou, au
contraire, en étaient-ils restés totalement ignorants
comme des agneaux innocents ? Comme pour tous, la surprise avait
été telle que nous n’avions songé qu’à
préserver nos vies. Les commandements tombaient sans que
nous les comprenions, sans que nous les anticipions ; c’était la
loi, nous gravissions des échelons et les dégringolions
sans que notre désir et notre volonté y contribuât
; se soumettre aveuglément à cette force inconnue qui
dirigeait nos vies était notre lot.
Je
trouvais un peu de riz que nous fîmes gonfler, ce fut notre
repas. Leah restait prostrée, je comprenais son attitude : elle
venait d’être admise dans la Famille d’Avyel et de TIlia,
heureuse de son sort, lorsque cette condamnation brutale, l’obligea
à partager leur tragique destinée. Il n’y avait pas de
recours possible ni d’argumentation, car il n’y avait pas de
procès, c’était ainsi : innocent ou coupable selon des
décisions brutales et sans appel.
Nous
mangeâmes avec beaucoup de bonne volonté, chacun de nous
perdu dans ses songeries oubliait les autres. A la fin de cet intense
effort de mastication, Avyel prit la parole :
-
Merci, Ella, pour cette sollicitude, pour ces soins, ce repas, qui nous
font croire à un sentiment plus fort que notre loi aveugle. Mais
tu dois retourner chez toi, à présent, il faut partir, tu
ne peux rien pour nous, comme, nous-mêmes, ne pouvons rien pour
toi. Vas.
-
Mes compagnons sont partis dans notre voiture ce matin. C’est tout. Que
veux-tu que je fasse ? Où irais-je sans véhicule ? La
plaine est vaste, la poussière m’aura étouffée ou
brûlé les yeux avant que je n’atteigne la grande
Cité.
- La
loi y pourvoira, laisse-nous maintenant.
Je
me levai et les embrassai tous les trois. De retour dans mon
séjour, je me sentis étrangement soulagée comme si
j’avais échappé à un grave accident, et, je
décidais de partir le lendemain. Il n’y avait plus rien que je
pusse faire pour eux. Je savourais pendant de longues minutes cette
impression incroyable de bien-être que je n’avais plus ressentie
depuis la proscription de la « guénéria », ou
« famille » d’Avyel. La peur m’avait rongée,
diminuée, affolée et le retour dans ce cadre
ordinaire m’apaisait, mon corps se détendait et je
m’endormis. Je fus réveillée par l’ouverture automatique
des stores qui laissèrent pénétrer la
lumière rougeâtre à laquelle nous étions
habitués. J’eus du mal à me souvenir de la journée
précédente : je devais partir, car qui pouvait me
promettre d’être écartée de la condamnation qui
frappait ceux que j’aimais ? Il me fallait donc songer à quitter
la Résidence : je sortis ma tenue d’extérieur :
combinaison en matière in tissée qui protégeait de
la chaleur ou du froid, et enveloppait tout le corps et pourvue
d’un épais hublot, permettant la vue à longue
distance et protégeant les yeux de la poussière.
Devant la Résidence s’étendait une vaste esplanade en
forme de demi-cercle, de larges marches lui conféraient une
allure aristocratique si l’on ne tenait pas compte de leur
décrépitude. A l’arrière, les résidus d’un
parc alignaient des troncs noircis et défoliés, sur un
sol dépourvu de végétation et recouvert de cette
poussière rouge portée par les vents du Sud.
Mes bagages avaient été préparés avec ceux
de mes compagnons et je n’avais plus qu’à choisir de quelle
manière j’allais retrouver les autres : les non-proscrits.
Sortir par l’issue avant montrait mon désir de les laisser
à leur sort et je serais vite recueillie et emmenée loin
d’ici par ceux qui nous surveillaient derrière l’épais
nuage de poussière rouge, la ’’générai’’
condamnée assisterait à mon départ sans
animosité, sans révolte. Sortir par l’arrière
aurait pour moi un résultat identique, mais mes amis ne me
verraient pas partir, je serais déjà effacée par
le brouillard pourpre lorsqu’ils en prendraient conscience.
Une bonne tasse de café m’aiderait dans ma réflexion. Je
commençais à fouiller dans les placards, rien, il ne
restait rien ; ma généria avait tout enlevé pour
être bien assurée de mon prochain départ.
Après une nuit de discutes et de disputes, ils m’avaient
laissé croire que j’avais gagné ma cause, mais n’avaient
négligé aucun élément pour être
vainqueurs de mon entêtement d’idéaliste ignorante de la
vie. Une rage sauvage s’empara de moi, je m’attaquai à tout ce
qui me tombait sous la main, je brisais et déchirais ce qui
était possible de l’être ; je me mis à hurler si
fort que je pensais que quelqu’un viendrait de l’extérieur
mettre un terme à cette pantomime. Mais le silence
succéda à mes cris, j’étais seule dans la
résidence. Je sortis sur le palier, personne. Sans chercher
à cacher mes allées et venues, je me promenais le long
des couloirs vides : le sol commençait à recéler
des agglomérats de diverses saletés : le personnel de
nettoyage allait-il passer ? Sinon, ce serait la fin de la
Résidence.
Poussée
par une extraordinaire audace, celle qui nous vient quand on sait que
tout est fini, celle de la connaissance de l’inéluctable, je
tournais le loquet d’un appartement au hasard et la porte s’ouvrit, je
m’avançais avec précaution, et fouillais les placards,
ils débordaient d’épicerie, et, hormis le frigidaire bien
vide, le département congélation débordait de
pièces de viandes et de légumes. Ils étaient
partis comme en vacances, pour revenir quelques jours plus tard. Un
espoir insensé me saisit violemment : ils avaient
été avertis que cela ne durerait pas. Je visitais
fébrilement un autre appartement, puis un autre et un autre
encore. Tout n’était pas encore perdu : les résidents
avaient conservé l’essentiel, mêmes des
vêtements encore neufs, ils pensaient donc revenir…
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