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Chaque mois, comme à la grande époque du roman-feuilleton,
     nous vous présenterons un court conte ou nouvelle : 


NOUVELLE :  SILENCE

par Éliette Vialle




Partie 1I... suite et fin

CHAPITRE II

Le docteur Babitt trace sur son carnet de notes des signes cabalistiques censés représenter son état d’esprit en écoutant discourir son patient : des zébrures comme de violents éclairs sont surchargés de cercles totalement décentrés : « Voilà deux ans qu’il pédale dans la choucroute ! », serait la traduction de ses hiéroglyphes. Il hoche la tête de temps à autre, d’un air pénétré, mais il n’a nul besoin de rajouter des commentaires sous forme d’onomatopées comme « hum…hum… » par exemple, tant la diarrhée verbale de son interlocuteur le plonge dans un abîme vaseux et obscur, à chaque fois, plus vaseux et obscur ; depuis deux ans, deux heures par semaine, son esprit enlisé dans ce magma verbeux, n’arrive plus à comptabiliser le temps passé près de ce patient si inhabituel. Voilà un homme qui avait eu une vie normale et réglée pendant trente-trois ans et qui, brusquement – parce que sa femme a cessé de parler – à sa demande ! – voilà cet homme qui devient fou furieux et tue sa compagne devenue silencieuse ! Mais le pire : c’est que cet homme-là ne cesse de raconter son histoire et de se demander pourquoi : non pas pourquoi, il a commis cet acte, mais, pourquoi son épouse s’est tue.

C’est là que le docteur Babitt doit intervenir pour remettre les choses dans leur logique, mais il ne peut pas placer le moindre mot, ni même une onomatopée du style « hum…hum ! »

Le docteur Babitt ne peut pas parler, alors il dessine sa pensée ! En face de lui, assise derrière le patient, son assistante prend des notes, ou, peut-être, fait-elle, elle aussi des hiéroglyphes! Il serait intéressant, après chaque séance, de comparer leurs graffitis et de les interpréter à deux voix ! Mais ce ne serait pas professionnel, même si on peut douter que leur écoute le soit! Ils se quittent après chaque entretien l’esprit enfoui dans la gangue des paroles entendues, mais pas écoutées ; ces paroles les enfoncent comme s’ils devenaient des objets de plus en plus trapus, petits, écrasés sous le poids du verbe.

Soudain un rayon lumineux troue l’épaisseur du discours : oui, il y a eu un blanc ; désemparé, Babitt lève la tête, l’assistante sursaute : l’homme a changé de posture, il s’incline vers le bureau et fixe son interlocuteur abasourdi, il communique cette information : « … Je crois que c’est un signe qu’Hélène m’envoie… ». Bouleversés, émus aux larmes, les regards des deux professionnels de l’âme s’éclairent, leurs oreilles sont aux aguets, leurs lèvres esquissent réciproquement un sourire soulagé.

«  Oui, reprend l’homme – qui a étranglé sa femme -, une jeune infirmière stagiaire est arrivée dans mon service, elle ressemble beaucoup à Hélène… Je pense même que c’est Hélène qui est revenue pour m’aider, elle a enfin eu pitié, elle vient pour m’expliquer et me sortir de la nasse des questions qui me retiennent prisonnier ici ».
Les regards des consultants se croisent à nouveau, unis dans la même stupéfaction intense. Babitt se ressaisit le premier :
- Non ! Ce n’est pas vrai !... Après deux ans de ressassement le voilà qu’il délire !
- Elle veut me dire quelque chose, repend l’homme – qui a étranglé sa femme-, elle veut m’expliquer, je le sens… Puis le regard de l’homme perd peu à peu de son acuité, il redevient trouble et son corps est repris par ses tics nerveux.

Après la séance, les deux praticiens se consultent brièvement. Ebranlés par la situation inattendue, ils vont aux renseignements. Non, il n’y a pas d’infirmière stagiaire en ce moment ! Dans aucun service ! Ayant irrité et harcelé les personnels administratifs par leur enquête intempestive, les deux praticiens ne savent comment interpréter la séance : le délire va-t-il opérer une amélioration dans l’état de leur patient ou le faire passer définitivement de l’autre côté du miroir ?

Les séances suivantes sont à la fois étranges et rassurantes. L’infirmière stagiaire – ectoplasme d’Hélène – que seul le mari peut voir, entretient aux dires de celui-ci un dialogue muet, fait de mimiques, de sourires et de longs regards pleins de sens ! En même temps, la parole du patient se fait plus douce, plus lente, plus hésitante : le flot verbal est en train de décroitre. « Il va bien finir par se taire complètement ! », grommelle le docteur Babitt.
En effet chaque séance devient plus paisible, les silences qui entrecoupent le récitatif habituel du patient s’allongent. Le docteur Babitt est saisi par une angoisse soudaine et nouvelle : peut-être préférait-il la logorrhée criarde des années précédentes ? C’est trop brutal pour lui, il faut qu’il s’habitue. Mais son patient ne l’attend pas, chaque jour est une épreuve nouvelle, chaque jour marque son aggravation notable de l’état mutique du patient.

Le docteur Babitt fulmine intérieurement. Il reprend ses graffitis : maintenant ce sont des cercles qui s’enchevêtrent, on dirait de gros mollusques qui défilent en rand serré. Comparativement au langage de son patient, le langage des signes du docteur Babitt montre une analogie flagrante : pendant les silences, les mollusques s’arrêtent brutalement et reprennent leur défilé après un blanc graphique mathématiquement équivalent à la longueur du silence verbal. Les séances s’écoulent, les mots de l’homme – qui a étranglé sa femme parce qu’elle ne parlait plus – ne se bousculent plus, ils apparaissent ponctuellement rompant de longs silences. La mécanique s’est inversée : les graffitis du docteur Babitt ressemblent à un encéphalogramme plat, brisé de temps à autre, avec netteté, par des sortes d’extrasystoles, comme des fers de lances, comme des cris jetés sur le papier, comme des interrogations furieuses sur le mode exclamatoire, ou l’inverse !

Babitt enrage car l’autre est en train de se taire, inexorablement comme une lampe qui s’éteint. Maintenant, c’est lui, Babitt qui parle, interroge, de plus en plus anxieux ; ses paroles sont comme des fers de lances, des points d’interrogation, des points d’exclamation qui crèvent les blancs des séances.

A l’hôpital, le silence de l’homme – qui a étranglé sa femme – soulage le service. L’homme est calme et serviable quoique muet. Tout le monde se sent plus gai, plus tonique ; l’atmosphère est légère. Même les autres malades en profitent. Ce constat accable Babitt, le déstabilise ; car il lui semblait avoir plus d’envergure face à un malade déchaîné. Babitt se secoue pour se raffermir.

Il devient plus sec avec son malade qui lui répond par un sourire désarmant, mais muet ; c’est insupportable ! Inacceptable ! Intolérable ! Il a envie, furieusement envie, de le secouer pour lui faire sortir les mots de la bouche ; alors il s’en va en gesticulant à travers les couloirs, l’air méchant, grommelant des phrases inarticulées, le ton de sa voix grimpe dans les aigus : c’est lui qui fait peur !

La situation se détériorait au fil du temps, il fallait agir ; on proposa une mutation à Babitt qui refusa à grands cris, même le repos suggéré fut rejeté dans une crise de colère.

SI…
Babitt était seulement un personnage de papier, le narrateur logiquement l’aurait poussé, lors d’une crise de rage, à étrangler son patient en lui hurlant ses propres phrases dites à Hélène : « PARLE ! Mais tu vas parler ! ». Le récit aurait ainsi trouvé sa fin naturelle et logique !

Mais…
Le docteur Babitt, est un scientifique, son patient, objet d’étude et sujet de livre, ne va pas lui échapper à cause d’une histoire totalement délirante ! Ainsi, cette idée le poussa à s’acharner sur son travail, et sur tous ceux qui l’approchent ; ainsi, au bout de quelques années de souffrance silencieuse, son épouse épuisée le quitta, retourna à l’autre bout de la France vivre chez ses parents, ses enfants quoique jeunes se retrouvèrent en pension, il perdit progressivement tous ses amis… mais l’homme – qui avait étranglé sa femme – ne parlait toujours pas !

Amer, accablé, et sans forces, Babitt accepta une mutation dans un service lourd : et là, reprenant toute sa carrure, Babitt redevint le docteur Babitt que tous connaissaient : un homme maître de lui, légèrement cynique. Le docteur Babitt ne se construisait que face à la violence !

Cependant, tout au fond de lui-même, Babitt reconnaissait que le silence l’avait vaincu.



FIN

Partie 1 Silence (février)


Francopolis mars 2015
Éliette Vialle
 

Créé le 1 mars 2002

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