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Chaque mois, comme
à la grande époque du
roman-feuilleton, Je dis
Nécessité
par Dominique Zinenberg Il m'était difficile de m'avouer
vaincue. Je ne reconnaissais plus les mots, j'avais oublié
qu'ils aient pu être savoureux, qu'ils aient pu apporter de la
force, un rythme - précaire cadence de l'âme- que parfois
ils pliaient, cédaient à ma volonté. Je voulais
qu'ils soient là, non comme dans le cocon obscur de ma
pensée ou dans un râle-mourir, ni à l'état
de larve ou de fœtus mais dans leur consistance acérée
comme une puissance
vivante et évidente sur la page. Les paroles m'étourdissaient. Elles
allaient trop vite, trop normalement leur course folle. Elles
étaient flammes, elles étaient fée. Elles me
fatiguaient et parfois même me salissaient. Les mots de l'inconnaissance me manquaient. Je
les cherchais en moi. Je ne savais jamais ce qu'ils étaient mais
quand je les trouvais dans les poèmes, je n'avais aucun doute.
Ils palpitaient et donnaient de l'attrait à ma vie. Ils
faisaient battre mon cœur, à l'instar d'un vin du Rhin,
littéralement. Il fallait juste que ça sonne juste! Le silence le plus souvent. Le vide. Une
patience conjuguée à un ardent désir de mots, non
pour les mots mais pour derrière les mots quelque chose qui
relèverait de la nécessité. Mais que sait-on de la
nécessité ? Où se niche-t-elle ? Comment
l'entendre ? Ne faut-il pas l'oreille absolue pour la capter, la
capturer, la cerner ? Comment déterminer qu'une telle
nécessité - qui est pure exigence - n'est pas un
leurre de l'esprit, une illusion, une fabrication aussi fallacieuse que
les grimaces et mensonges les plus courants et les plus abominables ?
Se mentir si aisément, si communément pour se croire de
ces êtres d'élite frappés de
nécessité ! La belle blague ! La belle pose ! Ah comme on
a vite fait de se gargariser de tels mots et d'organiser sa
vanité l'air de rien! Ne pas se retourner. Voir loin mais loin du
tapage du monde. Est-ce possible ? Les mots ne manquent pas. C'est moi
qui manque les mots par surdité, par distraction, par peur. C'est que de sourdre ou de suinter, à
force, on dirait une plainte ou bien une prière qui monte, qui
n'arrête pas de monter, mais rien, rien encore qui fasse sens,
qui prenne forme : un désir doublé d'une
incapacité, un souci qui vire au tourment et une attente qui se
charge de hâte. J'en oubliais les imparfaits.
L'anxiété se dévide au présent. Mais
même à se perdre dans la fumée des cigarettes, dans
le fond d'alcool ou dans l'amertume ou le ressentiment, oublier,
à part de conjuguer à l'imparfait, restait
impossible. Parfois d'entendre autour de moi les autres avec
leur bière ou leur vin discuter inlassablement des mêmes
choses, le regard un peu flou, les dents gâtés, crachant
leurs blessures dans des phrases aussi vagues que convenues, il me
venait une tristesse qui ressemblait à leurs vêtements
fripés, à leurs cheveux mal peignés,
peut-être même pas propres et c'est comme si les femmes
avaient vécu dix vies et tant de deuils, de tromperies et
qu'elles n'avaient plus que la dignité de mentir pour se
maintenir ou se croire résistantes. Les hommes, eux,
étaient affaissés et toujours prêts à
revendiquer quand même un statut, un savoir, à être
si fiers d'avoir su autrefois faire des choses qui, un instant,
faisaient briller leurs yeux. Ils étaient agrippés au
zinc, à boire leur bière ou un petit blanc trembleur, la
pensée embuée, avec des souvenirs ou de confus
désirs qui les rendaient encore grivois quand l'occasion se
présentait. Même des jeunes, vrais bateliers
ceux-là, quoique presque léthargiques, on aurait
cru des loques, juste un peu plus frais toutefois que leurs
aînés et hargneux avec ça, prêts à en
découdre à la moindre pique. Un rien fabriquait de
l'agressivité. Les coqs relevaient la tête comme s'ils
paradaient en vue de noces improbables. Je ne savais plus si j'avais
déjà bu un verre ou plus. Je ne me lassais plus
d'entendre parler de la pluie et du beau temps : les ah qu'il fait
chaud, c'est parti pour la canicule, qu'on dirait. Le linge, il
sèche en une heure par c'temps... et ça gazouillait dans
toute cette sueur de fin de journée, après les
délices de la poussière, de la sieste, de la petite
salade qu'on penserait peut-être à préparer avec si
y en avait encore une glace ou une pénultième
bière bien fraîche. Je volais des mots aux autres comme un
chasseur vole aussi les nuages en prenant, s'il le peut, des
papillons ou bien encore l'herbe qu'ils ont touchée, une pierre
qui se glisse dans la sandalette, la cloche d'une église
lointaine, un arbre envahi de gui ou le pays des vignes en pente douce
dans une légère brume. La musique traînait dans les
recoins du bar, c'est à peine si on y prêtait attention,
elle avait beau parfois couler gaiement, elle n'en était pas
moins toujours un peu nostalgique comme ces tissus qu'on a tant
lavé qu'ils paraissent sales ou tristes même s'ils sont
rouges ou à motifs à fleurs. Je ne savais pas pourquoi je restais là
à entendre ces mots qu'on ne m'adressait pas, qui ne
m'intéressaient pas et qui avaient fini par ressembler à
un bourdonnement qui se mêlait à ce martèlement
dans la tête qui formait un rempart entre eux et moi et j'avais
de plus en plus une sensation d'éloignement, tout me parvenant
à la fois trop fort et de trop loin. Ah ! la chaleur, c'est pas vrai, tu vas pas te
plaindre alors qu'on l'a attendu si longtemps ; c'est bien toi
ça, toujours froid, toujours chaud et la grosse voix rauque de
la femme qui lui jetait son rire à la figure on aurait dit une
figue bien mûre, ah ! mais quelle chaleur tout de même,
j'suis plus qu'une flaque d'eau, ce que j' me traîne mais
ça tournait pire qu'un manège tous ces propos en
ritournelle de l'été et j'avais l'impression que
j'étais devenue le verre que je buvais, une chose informe qui se
dilatait et sombrait. Je me sentais comme au milieu d'un chœur, dans un
mouvement, dans une houle où plus rien de distinct
n'était perceptible, c'était tiède et visqueux, Apollinaire
avait surgi dans un feu rouge qui clignotait,
ça
revenait de loin me hanter dans l'arrière de mon crâne
comme si le vers s'y était déposé ou gravé,
comme si seul il palpitait comme un cœur et en même temps
ça formait un coquelicot à la prunelle très noire,
si largement ouvert qu'il en tremblait et se déchirait dans des
lambeaux délicats et parfaits. Le Rhin dansait dans des
feuillages de jeunes filles aux nattes vertes et dorées et
j'ai cru hurler à l'infini.
Mon verre s'est brisé comme un éclat de rire ...
Dominique Zinenberg
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Créé le 1 mars 2002
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