NAISSANCE

 

Stéphane Méliade

 

 

Dessin La plume à l'odeur de la mer, par Nolwenn , juin 97

Vous pouvez admirer à cette adresse pas moins de 26 plumes offertes


"La loi de l'évolution est la plus importante de toutes les lois du monde, parce qu'elle a présidé à notre naissance,
qu'elle a régi notre passé, et dans une large mesure, elle contrôle notre avenir.
(Yves Coppens)

 

 

Cinquante deux secondes avant la création du monde

 


Le travail formel sur un corps
sa façon de pivoter sur un axe imaginaire
pour demander de l'aide
la qualité du son de la peau quand on la frappe doucement
avec les poils d'un pinceau pour ouvrir une musique
un amour sans rigoles pour laisser couler les murmures
échangés lors d'une promenade par une nuit claire
façon humaine de nourrir des intervalles inhumains
de déplacer les sacs que nous portons à nos bras
autour de nous à l'intérieur de nous
nos sacs qui ont mal nos sacs frottés contre d'autres sacs
nos mains devant nos yeux
à l'abri de la lumière réglée à son maximum d'émotion

le mouvement des cheveux tout près
le mouvement des cheveux tout près
le mouvement des cheveux tout près

la collision entre le sentiment et le trait
les mains levées en l'air au dessus de la feuille
un grand sourire c'est le petit matin le monde n'a pas encore été créé
un grand sourire à l'adresse des yeux qui me regardent
douceur levée au dessus de ma tête
un grand sourire les mains qui pensent qui ramassent d'autres mains
qui appellent quelque chose une pluie un littoral d'étincelles
les paumes pleines de couleurs qui débordent
un grand sourire abscisses et ordonnées d'amour
la recherche formelle d'un seul trait pour dire tout cela
un travail sérieux un visage concentré
les sacs plein de litres de mémoire
les sacs bien répartis
qui se gonflent qui ont mal tant le coeur est grand
un grand sourire la lumière réglée à son maximum d'émotion

nous n'avons presque pas d'ailes
nous n'avons presque pas d'ailes
nous n'avons presque pas d'ailes

le fleuve est en crue je dessine
la rue est calme il n'y a pas eu de morts ce soir je dessine
le fleuve dans la ville charrie des monstres que l'on peut chevaucher
je dessine les silhouettes qui se ruent vers l'éclair
le mouvement des cheveux balaie tout ce qui alourdit les coeurs
un grand sourire rien de mal ne peut arriver à l'intérieur de cette
seconde

une bombe explose il en sort des dieux
une bombe explose il en sort des dieux
une bombe explose il en sort des dieux

nous les couleurs nous les lianes rangées dans les tiroirs
nous les charpentes du dessin qui se sauve du mur
nous les boucles et les arabesques du geste
nous les personnages dans vos poitrines
nous sommes sortis nos grands yeux lavés par l'orage
nous sommes sortis
exactement en même temps du grand terrier de fibres
exactement sous la même goutte
large et calme comme des bras de femme
belle et granuleuse comme ses lèvres pleines
nos grands yeux lavés par l'orage
nos silhouettes exactement sous le même éclair qui avait pris
notre couleur à la nuance près
comme un flash qui appuie doucement
une diffusion de tendresse prolongée
large et calme comme des bras de femme
le temps d'apprendre le dialecte de la composition des terres
des éléments de ce monde blanc qui nous brûlait
nos grands yeux lavés par l'orage
large et calme comme des bras de femme
nous avons émergé quelque part
le long du ruban des cheveux d'une fille
assise devant une table tenant un pinceau
qui effectue des recherches sur nos déplacements
nous les braves nous les guerriers du murmure
nous les bras-dessus bras-dessous
nous les fièvres dans les draps

le fleuve est en crue je dessine
je pose mes cheveux très doucement sur la feuille
pour en ramener des lucarnes accélérer les respirations
le fleuve a des cachettes et quelque chose luit en profondeur
le fleuve est en crue je dessine
rien de mal ne peut arriver sur le dos des monstres
ils sont morts ils nous demandent où aller
maintenant qu'ils ne servent plus à rien je dessine
ils ont froid ils demandent de l'aide le fleuve est en crue
le fleuve large et calme comme des bras de femme
l'eau belle et granuleuse comme ses lèvres pleines
ils sont gentils ils éclairent la route suggèrent des passages
et nous montrent où poser les paumes pour suivre la trace de l'éclair

la lumière réglée à son maximum d'émotion
la lumière réglée à son maximum d'émotion
la lumière réglée à son maximum d'émotion

 

 

 

"Quel était votre visage avant la naissance de vos parents ? "

(Koan Zen)

 

                                   

Le jardin d'Emily

 


Je t'écris, mon amour, tout près du Jardin d'Emily.
Dehors, ils ont fermé la rue, le quartier, la ville, l'univers.
Elle fait partie des Nouveaux.
Elle est en train de tout reconstruire.
Tout sauf toi.
*


 Emily, il faut dormir. Demain, tu changes d'étage.
 Je ne peux pas, pas encore.
 Il faut que tu puisse être vigilante, pour repérer les Déracineurs à líavance.
 Je ne peux pas, je te dis ! Je règle mon Jardin. Je lis et jíécris.
 Tu ne tiens rien dans ta main. Ni livre, ni stylo.
 J'écris et je lis autrement.
 Avec quoi ?
 Avec toi.î
Emily me regarde tranquillement. Je réalise quí une fossé immense me sépare de cette enfant. Je ne suis quíun Ancien. ìJe níai pas beaucoup de livres, mais jíy tiens énormémentî.
Emily dit souvent les phrases négatives avec beaucoup de tendresse. Elle réserve ses sourires les plus radieux à tout ce qui níest pas. Et à moi. Ce qui revient un peu au même.
 ... Mais écoute moi,. Quand tu regardes le mur sur la place, il níy a pas de feuilles non plus. Et pourtant, tu y lis des choses, non ?
- Cíest vrai.î
Comme díhabitude, je ponctue nos conversations par ìcíest vraiî. Emily dit les choses comme elles sont. Cíest peut-être pour ça quíelle est véritablement une Nouvelle.
Des livres, il en reste peu. Aussi peu que d'hommes.
Les deux ont le point commun de très bien brûler.
Nous, ceux qui restons, sommes fragiles. Fragiles et sensitifs. Comme des cils fins. Comme ce cylindre invisible que nous devinons toujours autour de nous. Il ne nous suit pas, ne nous précède pas. Il n'est pas vraiment ici. C'est justement pourquoi il est toujours là où nous sommes. Il nous entoure, composé de tous ceux que nous avons perdus, dans l'impact et le souffle, puis par les pillages et les radiations.

Tu es sur ses parois, mon amour. Tu nous entoures et tu veilles sur notre vie. Tu es l'oreiller d'Emily, sa maman díombres et de cendres. Je m'autorise de temps en temps à penser que tu me touches. Juste une seconde, pour ne pas devenir fou.
 Ma poupée, va dormir, maintenant.
 C'est quoi une poupée, díabord ?
 C'est... ce n'est pas fondu, ni en morceaux. Ce n'est pas malade des radiations. Ça vit toujours. Enfin, pas vraiment, ça vit de ta vie. En tout cas, ça tient chaud quand même.
 Ah oui, ça y est, jíai vu dans ton esprit, ce que c'est. C'est comme l'enfant des enfants.î.


. *


Nous sommes rares et précieux. Le gouvernement vient régulièrement nous compter. Puis, leurs hommes meurent. Bizarrement, à chaque fois que cela arrive, ils brûlent toujours leurs papiers un peu avant. Comme s'ils estimaient le compte inexact et à refaire. Alors, quelqu'un d'un peu moins fatigué, à qui il reste quelques mois de plus à vivre, frappe à nouveau chez nous. Et tout recommence à zéro.
Aucun de ceux qui se succède n'a prévu de te compter, bien que tu habites toujours ici, mon amour.
*
 Emily, va te cacher ! Des gens síapprochent.
 Pourquoi ?
 Va vite, je t'en supplie !
 Mais je fais des calculs importants !
 Justement, ils ne fait surtout pas qu'ils voient le Jardin.î


*


J'ai vu traîner des Déracineurs dans le quartier, la semaine dernière. Ils sont sûrement en train de faire des prélèvements, rien de plus, et n'ont certainement aucune idée qu'une Nouvelle se trouve ici. Puisque normalement, nous tuons tous ceux de leur espèce. Peut-être que la prochaine espèce s'appellera l'Homo Emilis. Peut-être au contraire parviendront t-ils à la tuer, elle et tous ses semblables.
Honnêtement, j'aimerais que nous perdions. J'ai regardé longuement Emily dans les yeux. Jusqu'au fond. Même en allant très loin, même en me concentrant beaucoup pour descendre le cours des générations qui pourraient venir d'elle, je n'y ai trouvé aucun meurtre.
Même nous, mon amour, même nous, nous possédions au fond de nos yeux une trace infinitésimale de l'envie de tuer. Ou de laisser tuer.
Nos compteurs nous sont devenus aussi familiers que des organes attachés à nos corps. Nous sortons peu. Nous vérifions les radiations des sourires, la mortalité du vent. Nous posons des pieds lourds sur les cendres. Cela me rappelle les feuilles que je faisais voler lorsque j'étais enfant, en octobre. Des feuilles grises dont certaines sont peut-être un peu de toi. De la poudre de toi, ma femme pulvérisée. Des feuilles qui ne tombent ni ne montent.
Tout cela serait supportable si tu étais là, mon amour. Je le sais, irrationnellement. Pour toi, j'ai un savoir qui va encore plus loin que celui d'Emily. Pas pour le monde. Rien que pour toi.
Dans trois ans au grand maximum, il y aura des battues beaucoup plus organisées contre les Nouveaux. Je connais les hommes. Je nous connais. Peut-être même que si je n'avais pas croisé son regard, j'aurais hurlé avec les loups, peut-être aurais-je traqué Emily comme une bête.
Tant que je t'écris à toi, mon amour, une telle chose ne peut pas m'arriver. J'ai si peur du jour où je refermerai ce cahier et cesserai de te parler. Ce jour là, j'aurai descendu le dernier barreau de l'échelle, et si Emily est encore là, je lui demanderai de partir. Pour la protéger de moi.
De toute façon, il faudra qu'un jour, elle parte à la recherche de ses semblables. Quand ils arriveront à l'âge de la puberté, les Nouveaux seront impitoyablement traqués par les Anciens. Peut-être même sortiront ils une bombe rescapée pour parachever leur úuvre.

*

Emily regarde son jardin et semble ne pas se soucier de tout ça.
 C'est beau, des arbres. Avec un peu d'Adn, je vais pouvoir en reconstituer certains.
 Ne dis jamais ça tout haut ! Même à moi. Chut, chut, je t'en supplie. S'ils arrivent, aie l'air timide, effrayée, très bête. Fais semblant díêtre líune de nous.
 Effrayée ? Mais le monde et presque tous les Anciens tombent en pièces !î
Avant, nous faisions peur. Il y avait des voyages. Il y avait la lune dans un ciel clair. Il y avait des corps sans taches. Il y avait des caresses.
J'ai vomi ce midi. Je ne sais pas si c'était juste l'idée ou le lent travail des radiations qui a commencé en moi. Je crois que c'était plutôt la lassitude.
Avant, il y avait le bonheur, l'amour, la tendresse, et c'était tout cela le plus effrayant, le plus menaçant, tout cela qu'il fallait tuer, sans doute.


*


 Écoute, j'ai quelque chose à te dire. Tu ne m'en voudras pas, promis ?
 Promis, ma poupée.
 Parfois, je tíécoute penser. Je ne fais pas exprès. Tout les Nouveaux savent le faire dès la naissance. C'est une façon de nous protéger, de savoir en qui on peut avoir confiance.
 Ah ?
 Oui, et au fait, tu n'as pas la leucémie. ì
Pendant quíelle parle, elle laisse échapper un soupir : elle s'est encore trompée dans l'agencement des figures. Ce sont nos vies, nos maisons, nos doigts. Rien n'est plus tout à fait à la bonne place. Rien n'en est vraiment très loin non plus.
Emily rit dans ses joues, aucun son ne sort, pas encore, elle n'a pas décidé de quelle vie nous vivrons. Elle éclatera de rire quand elle aura correctement inclus le nouveau monde dans l'ancien.
Son jardin semble hors de ma compréhension, structure a la fois organique et spirituelle sous formes de sortes díarbres à assembler, chevauchant plusieurs espaces-temps. Quand je le regarde, je me sens comme un homme de Néanderthal, contemplant líouvrage díun homme de Cro-Magnon et je ressens de manière physique líimmense fossé qui pourrait me séparer de cette enfant.
Parfois, elle penche sa tête et essaye de míexpliquer :
C'est difficile. Il faut tenir compte de ce qui n'existe pas autant que de ce qui existe.
Alors, mon malaise s'efface. Il me semble que je comprends sa phrase au-delà des mots et nous devenons alors intimement proches, enfin membres de la même espèce. Je ne remarque plus son cou légèrement trop flexible, ses yeux un peu trop vastes, sa bouche un peu trop large, ses mots trop justes, sa peau couleur corail et surtout son jardin, être vivant fait de nous tous ensemble.



*


Emily a 10 ans. Nous la cachons tour à tour. Ceux qui restent dans l'immeuble. Nous sommes arrivés à la même conclusion : il faut donner ses chances à la nouvelle espèce. Nous sommes rares à penser ainsi parmi les Anciens.
Personne ne sait qui sont ou furent ses parents. Nous l'avons trouvée il y a trois ans dans la cage de l'escalier, blessée et affamée et avons décidé de la soustraire aux Déracineurs. Ses parents, eux, ont été passés au Dévisseur parce quíils líavaient laissée naître. Elle a réussi à síéchapper juste à temps. .
Tu sais, mon amour, j'ai fait des progrès. J'arrive à regarder Emily courber anormalement son corps en faisant ses étranges mouvements de gymnastique quotidienne sans éprouver de creux à l'estomac. Je la protège de mes semblables, comme un Néanderthalien qui aurait recueilli une enfant díaujourdíhui.
Tu míen veux díêtre apparue. Tu míen veux parce que je suis née de la guerre. Et pourtant, tu míaimes. Tu níes pas tout à fait un Ancien, je crois, tu es un pont entre eux et nous. Dans mon jardin, tu serais une liane.
 Est-ce que...tu entends tout ce que je pense ?
 Quand je le veux, oui. Et tu m'aides beaucoup pour mes calculs.
 Moi ?
 Tes émotions me donnent des variables à intégrer. Sans toi, le monde ne pourrait pas être vrai.

Quand elle a commencé à être assez remise pour se déplacer, elle a tout de suite regardé la maison. Pas seulement ce qui était encore intact, mais aussi les éléments endommagés, surtout eux, d'ailleurs. Plus tard, elle a été en mesure de míexpliquer pourquoi :
 Le papier peint est un livre, quand il se retourne sur le mur, je peux lire une histoire.
Mon amour, je t'écris d'un théâtre démembré. Il a fallu couvrir les fauteuils, les rideaux de substance, des couches et des couches. Il fallait que tout cela ne se voie pas. Tout ce que nous avions laissé faire. Je sais qu'Emily comprend tout, mais il faut que les apparences soient sauves, tu comprends ?
Depuis que j'ai vu ton ombre imprimée sur le mur, ma longue et belle figure noire de Giacommetti, je sais que les apparences sont importantes. Je sais qu'il est des rideaux à ne pas soulever, des couvercles à ne pas enlever.
Je voudrais qu'elle se soit imprimée sur mon corps.


*


 Emily est concentrée sur son Jardin. Elle pose líempreinte de son doigt sur une feuille, puis la bouge latéralement.  La feuille semble alors disparaître, puis réapparaître dans son autre main. Elle est corail aussi, de líexacte nuance  de sa peau, comme si le Jardin était une extension díelle même.
 Dans sept ans, je serai capturée et passée au Dévisseur. En tout cas, les probabilités sont élevées.
 Non !
 Si !. Plus aucune trace díEmily !. Mais nous serons assez nombreux à survivre, ça n'a pas d'importance.
 Si, ça en a. Je ne veux pas que tu sois tuée.
 Pour parler díautre chose, je désigne le Jardin.
 Quíest-ce que cíest, ma poupée ?
 Quand nous aurons composé un nouveau monde, chaque Nouveau aura son jardin. Il est comme líintérieur díun  corps et díun esprit mêlés et il déduit tous les possibles de ta vie.
 Jíai une surprise pour toi.
 Est-ce qu'il reste des corps dans la ville ? J'aimerais en avoir un, pour mieux comprendre. J'aimerais en avoir un  pour mettre la mort dans le Jardin. Je crois que je comprendrais mieux la vie.
 Ses yeux brillent d'un éclat magique complètement incongru. Étrangement, c'est quand elle dit les choses les plus  terribles quíelle ressemble le plus à une enfant.
 Comme son Jardin, je la comprends de moins en moins au fur et à mesure quíil pousse. Parfois, quelques  éléments reconnaissables en émergent, rares fils à assembler, alphabet clairsemé qui dépasse à peine de ses  paumes, entre lesquelles elles fait passer les feuilles. Il possède une façade à trois dimensions, mais elle m'a  expliqué que l'essentiel est invisible, se trouve dans díautres espaces-temps.


*


Pour réfléchir à l'avenir, Emily prend en compte des paramètres très saugrenus.
 J'ai mangé une glace hier, une glace aux marrons. Elle était délicieuse.
 Comment ça, Emily ? Il n'y a plus une seule glace sur terre depuis onze ans !
 Je líai fait à travers toi. Tu en as déjà mangé. C'était un mois de mai. Elle était délicieuse.
 Oui, je m'en souviens, je marchais...
 C'est important. Cette glace va beaucoup m'aider.
 T'aider à quoi ?
 À comprendre pourquoi la vie vaut la peine d'être vécue.ì
Je ne veux pas me souvenir du glacier gris qui fit autrefois un parc ensoleillé, par une après-midi de mai. Je ne veux pas me souvenir de nos bras qui se touchaient, mon amour.
 Tais-toi, Emily, s'il te plaît. S'il te plaît.
 Il ne faut pas m'en vouloir.
 Je ne t'en veux pas. Tiens, regarde ma surprise pour toi.
Pour la première fois depuis trois ans, je vois Emily pleurer en serrant sa poupée tout contre elle. Je líai faite avec des vieux chiffons, et des bouts de bouts, mais elle est assez convaincante, a de la présence. Reliées à son émotion, les feuilles sensitives du Jardin bruissent.
 Maintenant, jíai un enfant. Cíest une fille. Je vais líappeler Nouvelle.
 Le cadeau, il est un peu pour moi aussi. Jíai besoin que tu sois une enfant, Emily. Que tu pleures, éclate de rire, te mette à danser sans raison.î
Elle fait semblant de síêtre endormie en berçant Nouvelle. Demain, elle ira chez la dame du dessous, une des trois autres personnes survivantes de l'immeuble. Une autre partie de son Jardin se trouve chez cette dame. Cela forme une espèce d'anneau vital dont les parties se complètent, pour autant que j'y comprenne quelque chose.
Mon amour, peut-être toi tu le comprendrais bien mieux. Tu comprenais tout. Même ton ombre imprimée sur le mur de la place semble avoir conservé à la fois une conscience une soif de vie.


*


Quand Emily se lève le matin, si elle me voit écrire mon journal pour toi, elle me laisse tranquille. Depuis que je lui ai offert Nouvelle, si elle me sent très triste, elle vient prendre ma main, sans rien dire. Mais si je ne suis occupé ni à tíécrire, ni à regarder par la fenêtre pour guetter les Déracineurs, elle síanime très vite :
 Comment vous faisiez pour tenir debout ?
 Je ne comprends pas...
 Je veux dire, avec une colonne vertébrale amputée. Sans balancier rétractile, comme moi.
 Je ne sais pas... en tout cas, nous y arrivions quand même.
Pour me consoler, elle síenthousiasme :
 Tu sais, nous ne sommes pas tellement différents. Moi aussi, plus tard, j'écrirai des lettres à quelqu'un que j'aime.
 Tu es bien ma fille, toi...
J'ai prononcé la phrase au second degré, mais je me rends compte que quelque chose de plus profond mía échappé, déguisé en plaisanterie.
Dans la lumière du soleil levant, ses joues corail prend une nuance pourpre et je lui souris en me disant que les Néanderthaliens et les Nouveaux ont beaucoup de choses à dire.
*
Parfois, vers le soir, on voit le soleil filtrer légèrement à travers le ciel perpétuellement chargé depuis onze ans.
Ironiquement, le soleil paraît blanc et ressemble exactement aux cachets de décontamination que nous prenons tous les jours. Ce sont tout de même les moments que je préfère, car je distingue très bien ton ombre sur le mur, en bas, mon amour. Malgré le souffle, malgré la chaleur, malgré les pillages,, la place est restée en assez bon état.
Toute une foule de gens y est gravée sur les murs,, depuis le flash. On voit des sacs de courses, on voir des mallettes d'hommes d'affaires, on voit des cartables d'enfants. Leur point commun est que tous ces objets tombent des mains des gens, en même temps.
J'y vois tes cheveux, bien nets, mon amour, mon jardin díombre et de lave, tes cheveux si précis qu'on pourrait les compter un à un.


*


 Tu sais...
Emily s'est rapprochée de moi et a entouré mes épaules de ses bras. C'est la première fois quíelle a un tel geste de tendresse envers moi. Les choses changent. Le Jardin change aussi, il semble plus serein, plus heureux.
 Quoi ? Non... Je crois que je ne sais pas, ma poupée. Je ne sais pas grand chose, je suis un Néanderthalien.
 ... Le temps n'existe pas. Ce sera une des toutes premières choses à garder à líesprit, quand le monde recommencera à pousser.
Elle me lit. Je la laisse faire. Je sais qu'elle comprend. Je crois que parmi les Anciens, c'est moi qu'elle préfère entre tous.

Une vague insensée, que je sais pourtant exacte, me saisit, un espoir venu des tréfonds de moi. Je crois que la fin du monde níest pas pour cette fois. QuíAnciens et Nouveaux vont peut-être arriver à éviter une guerre qui serait la dernière. Que Néanderthaliens et Cro-Magnons allumeront les mêmes feux.
En me voyant heureux Emily éclate enfin de rire. Ni la guerre ni la mutation n'ont changé le rire des enfants.

*

Ce soir, je vais tíécrire une lettre mon amour, une lettre très importante, peut-être la plus importante depuis onze ans. Je vais tíy expliquer pourquoi, maintenant, je veux continuer à vivre. .
Mais díabord, Emily et moi nous allons contempler un moment la partie visible de son Jardin, scruter l'avancée du soleil sur ses feuilles, et regarder ton ombre devenir plus claire, seconde après seconde.

 

 

 

 

"Un bateau n'est pas plus grand ou plus petit, selon qu'il se trouve au creux ou au sommet de la vague."
( Proverbe breton)

 

 

S'allier aux sésames




"Si líon écoute le temps síécouler à líintérieur de soi, rien ne sera jamais trop tôt ni trop tard. Tout est harmonie et vient de soi-même"
- Svava JakobsdÓttir, La Saga de Gunnlöd




1.

Dans la main
cette sensation pleine
de graines qui portent des entailles
comme une écriture lue seulement par la paume
graphe des graines et des fils qui les relient
longues fenêtres que les mains jettent
dispersent
mais d'une autre façon rassemblent tout autour
un vol de colliers
qui retombent avec une précision extrème
autour du cou des femmes
qui sont sorties dans le jardin
sans savoir qu'elles avaient envie d'un cadeau

2.

Plaisir qui cesse
au moment où on se dit qu'il ne faut pas
verser comme ça
les choses dans d'autres choses
que ça ne changera rien au poids du monde
alors pour chasser cette pensée
on court le plus vite qu'on peut
avec les graines et les fils dans la main
si longs
qu'on nous voit de très loin
et plus on court
plus tout va bien ensemble
on aurait presque le devoir d'être heureux de tout
même d'avoir trop chaud
même d'être épuisé
le front contre la surface dure qu'est devenue notre ombre
même de sentir son corps incertain
comme glissant
et libre

3.

On grimpe dans le cerisier
celui qui nous attire depuis tout petits
celui qu'on avait réservé
pour le jour où on réussirait
à faire sortir la soie de nos mains pour relier les graines
à la manière des araignées
comme ça
rien qu'en le voulant très fort
et ce jour est arrivé
alors on aborde l'arbre
comme une récompense
puis on décrit sur le tronc
le trajet inverse de la sueur
le long de notre corps
et on apprend qu'il existe des arbres
qui nous imbibent

4.

Reste à réinventer
cette lumière dans la bouche
ce halètement exact
qui contient des mots
personne au monde n'a encore prononcés
et on décide de rester ici pour les entendre
sortir de nous
avec les fils de soie que l'on aura secrétés
avec la toile de graines qui volent
autour de nous comme des ailes vivantes
et avec les cous des femmes
dont les corps ont pris une teinte différente
depuis qu'elles sont entourées
rouges translucides
pareilles à des mains ouvertes
qui se brûlent mais qui restent devant la lampe
et deviennent très belles
comme des signaux dont il faut deviner le sens
ensemble

5.

L'air tremblant monte de la terre
vibre jusqu'aux cheveux
loin au dessus des deux jambes repliées
peintes en secret de motifs rouges
représentant des graines reliées par des fils
l'air vibre le long du corps qui se balance
pour se rassurer
puis resdescend par une main
qui va refaire des fils
dès qu'on aura fermé les yeux assez fort
pour s'allier aux sésames
et tout voir à nouveau
depuis l'intérieur

 

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