Le jardin d'Emily
Je t'écris,
mon amour, tout près du Jardin d'Emily.
Dehors, ils ont fermé la rue, le quartier, la ville, l'univers.
Elle fait partie des Nouveaux.
Elle est en train de tout reconstruire.
Tout sauf toi.
*
Emily, il faut dormir. Demain, tu changes d'étage.
Je ne peux pas, pas encore.
Il faut que tu puisse être vigilante, pour repérer les Déracineurs
à líavance.
Je ne peux pas, je te dis ! Je règle mon Jardin. Je lis et jíécris.
Tu ne tiens rien dans ta main. Ni livre, ni stylo.
J'écris et je lis autrement.
Avec quoi ?
Avec toi.î
Emily me regarde tranquillement. Je réalise quí une fossé immense
me sépare de cette enfant. Je ne suis quíun Ancien. ìJe níai
pas beaucoup de livres, mais jíy tiens énormémentî.
Emily dit souvent les phrases négatives avec beaucoup de tendresse. Elle réserve
ses sourires les plus radieux à tout ce qui níest pas. Et à
moi. Ce qui revient un peu au même.
... Mais écoute moi,. Quand tu regardes le mur sur la place, il níy
a pas de feuilles non plus. Et pourtant, tu y lis des choses, non ?
- Cíest vrai.î
Comme díhabitude, je ponctue nos conversations par ìcíest vraiî.
Emily dit les choses comme elles sont. Cíest peut-être pour ça
quíelle est véritablement une Nouvelle.
Des livres, il en reste peu. Aussi peu que d'hommes.
Les deux ont le point commun de très bien brûler.
Nous, ceux qui restons, sommes fragiles. Fragiles et sensitifs. Comme des cils fins.
Comme ce cylindre invisible que nous devinons toujours autour de nous. Il ne nous
suit pas, ne nous précède pas. Il n'est pas vraiment ici. C'est justement
pourquoi il est toujours là où nous sommes. Il nous entoure, composé
de tous ceux que nous avons perdus, dans l'impact et le souffle, puis par les pillages
et les radiations.
Tu es sur ses parois, mon amour. Tu nous entoures et tu veilles sur notre vie. Tu
es l'oreiller d'Emily, sa maman díombres et de cendres. Je m'autorise de temps
en temps à penser que tu me touches. Juste une seconde, pour ne pas devenir
fou.
Ma poupée, va dormir, maintenant.
C'est quoi une poupée, díabord ?
C'est... ce n'est pas fondu, ni en morceaux. Ce n'est pas malade des radiations.
Ça vit toujours. Enfin, pas vraiment, ça vit de ta vie. En tout cas,
ça tient chaud quand même.
Ah oui, ça y est, jíai vu dans ton esprit, ce que c'est. C'est
comme l'enfant des enfants.î.
. *
Nous sommes rares et précieux. Le gouvernement vient régulièrement
nous compter. Puis, leurs hommes meurent. Bizarrement, à chaque fois que cela
arrive, ils brûlent toujours leurs papiers un peu avant. Comme s'ils estimaient
le compte inexact et à refaire. Alors, quelqu'un d'un peu moins fatigué,
à qui il reste quelques mois de plus à vivre, frappe à nouveau
chez nous. Et tout recommence à zéro.
Aucun de ceux qui se succède n'a prévu de te compter, bien que tu habites
toujours ici, mon amour.
*
Emily, va te cacher ! Des gens síapprochent.
Pourquoi ?
Va vite, je t'en supplie !
Mais je fais des calculs importants !
Justement, ils ne fait surtout pas qu'ils voient le Jardin.î
*
J'ai vu traîner des Déracineurs dans le quartier, la semaine dernière.
Ils sont sûrement en train de faire des prélèvements, rien de
plus, et n'ont certainement aucune idée qu'une Nouvelle se trouve ici. Puisque
normalement, nous tuons tous ceux de leur espèce. Peut-être que la prochaine
espèce s'appellera l'Homo Emilis. Peut-être au contraire parviendront
t-ils à la tuer, elle et tous ses semblables.
Honnêtement, j'aimerais que nous perdions. J'ai regardé longuement Emily
dans les yeux. Jusqu'au fond. Même en allant très loin, même en
me concentrant beaucoup pour descendre le cours des générations qui
pourraient venir d'elle, je n'y ai trouvé aucun meurtre.
Même nous, mon amour, même nous, nous possédions au fond de nos
yeux une trace infinitésimale de l'envie de tuer. Ou de laisser tuer.
Nos compteurs nous sont devenus aussi familiers que des organes attachés à
nos corps. Nous sortons peu. Nous vérifions les radiations des sourires, la
mortalité du vent. Nous posons des pieds lourds sur les cendres. Cela me rappelle
les feuilles que je faisais voler lorsque j'étais enfant, en octobre. Des
feuilles grises dont certaines sont peut-être un peu de toi. De la poudre de
toi, ma femme pulvérisée. Des feuilles qui ne tombent ni ne montent.
Tout cela serait supportable si tu étais là, mon amour. Je le sais,
irrationnellement. Pour toi, j'ai un savoir qui va encore plus loin que celui d'Emily.
Pas pour le monde. Rien que pour toi.
Dans trois ans au grand maximum, il y aura des battues beaucoup plus organisées
contre les Nouveaux. Je connais les hommes. Je nous connais. Peut-être même
que si je n'avais pas croisé son regard, j'aurais hurlé avec les loups,
peut-être aurais-je traqué Emily comme une bête.
Tant que je t'écris à toi, mon amour, une telle chose ne peut pas m'arriver.
J'ai si peur du jour où je refermerai ce cahier et cesserai de te parler.
Ce jour là, j'aurai descendu le dernier barreau de l'échelle, et si
Emily est encore là, je lui demanderai de partir. Pour la protéger
de moi.
De toute façon, il faudra qu'un jour, elle parte à la recherche de
ses semblables. Quand ils arriveront à l'âge de la puberté, les
Nouveaux seront impitoyablement traqués par les Anciens. Peut-être même
sortiront ils une bombe rescapée pour parachever leur úuvre.
*
Emily regarde son jardin et semble ne pas se soucier de tout ça.
C'est beau, des arbres. Avec un peu d'Adn, je vais pouvoir en reconstituer
certains.
Ne dis jamais ça tout haut ! Même à moi. Chut, chut, je
t'en supplie. S'ils arrivent, aie l'air timide, effrayée, très bête.
Fais semblant díêtre líune de nous.
Effrayée ? Mais le monde et presque tous les Anciens tombent en pièces
!î
Avant, nous faisions peur. Il y avait des voyages. Il y avait la lune dans un ciel
clair. Il y avait des corps sans taches. Il y avait des caresses.
J'ai vomi ce midi. Je ne sais pas si c'était juste l'idée ou le lent
travail des radiations qui a commencé en moi. Je crois que c'était
plutôt la lassitude.
Avant, il y avait le bonheur, l'amour, la tendresse, et c'était tout cela
le plus effrayant, le plus menaçant, tout cela qu'il fallait tuer, sans doute.
*
Écoute, j'ai quelque chose à te dire. Tu ne m'en voudras pas,
promis ?
Promis, ma poupée.
Parfois, je tíécoute penser. Je ne fais pas exprès. Tout
les Nouveaux savent le faire dès la naissance. C'est une façon de nous
protéger, de savoir en qui on peut avoir confiance.
Ah ?
Oui, et au fait, tu n'as pas la leucémie. ì
Pendant quíelle parle, elle laisse échapper un soupir : elle s'est
encore trompée dans l'agencement des figures. Ce sont nos vies, nos maisons,
nos doigts. Rien n'est plus tout à fait à la bonne place. Rien n'en
est vraiment très loin non plus.
Emily rit dans ses joues, aucun son ne sort, pas encore, elle n'a pas décidé
de quelle vie nous vivrons. Elle éclatera de rire quand elle aura correctement
inclus le nouveau monde dans l'ancien.
Son jardin semble hors de ma compréhension, structure a la fois organique
et spirituelle sous formes de sortes díarbres à assembler, chevauchant
plusieurs espaces-temps. Quand je le regarde, je me sens comme un homme de Néanderthal,
contemplant líouvrage díun homme de Cro-Magnon et je ressens de manière
physique líimmense fossé qui pourrait me séparer de cette enfant.
Parfois, elle penche sa tête et essaye de míexpliquer :
C'est difficile. Il faut tenir compte de ce qui n'existe pas autant que de ce qui
existe.
Alors, mon malaise s'efface. Il me semble que je comprends sa phrase au-delà
des mots et nous devenons alors intimement proches, enfin membres de la même
espèce. Je ne remarque plus son cou légèrement trop flexible,
ses yeux un peu trop vastes, sa bouche un peu trop large, ses mots trop justes, sa
peau couleur corail et surtout son jardin, être vivant fait de nous tous ensemble.
*
Emily a 10 ans. Nous la cachons tour à tour. Ceux qui restent dans l'immeuble.
Nous sommes arrivés à la même conclusion : il faut donner ses
chances à la nouvelle espèce. Nous sommes rares à penser ainsi
parmi les Anciens.
Personne ne sait qui sont ou furent ses parents. Nous l'avons trouvée il y
a trois ans dans la cage de l'escalier, blessée et affamée et avons
décidé de la soustraire aux Déracineurs. Ses parents, eux, ont
été passés au Dévisseur parce quíils líavaient
laissée naître. Elle a réussi à síéchapper
juste à temps. .
Tu sais, mon amour, j'ai fait des progrès. J'arrive à regarder Emily
courber anormalement son corps en faisant ses étranges mouvements de gymnastique
quotidienne sans éprouver de creux à l'estomac. Je la protège
de mes semblables, comme un Néanderthalien qui aurait recueilli une enfant
díaujourdíhui.
Tu míen veux díêtre apparue. Tu míen veux parce que je
suis née de la guerre. Et pourtant, tu míaimes. Tu níes pas
tout à fait un Ancien, je crois, tu es un pont entre eux et nous. Dans mon
jardin, tu serais une liane.
Est-ce que...tu entends tout ce que je pense ?
Quand je le veux, oui. Et tu m'aides beaucoup pour mes calculs.
Moi ?
Tes émotions me donnent des variables à intégrer. Sans
toi, le monde ne pourrait pas être vrai.
Quand elle
a commencé à être assez remise pour se déplacer, elle
a tout de suite regardé la maison. Pas seulement ce qui était encore
intact, mais aussi les éléments endommagés, surtout eux, d'ailleurs.
Plus tard, elle a été en mesure de míexpliquer pourquoi :
Le papier peint est un livre, quand il se retourne sur le mur, je peux lire
une histoire.
Mon amour, je t'écris d'un théâtre démembré. Il
a fallu couvrir les fauteuils, les rideaux de substance, des couches et des couches.
Il fallait que tout cela ne se voie pas. Tout ce que nous avions laissé faire.
Je sais qu'Emily comprend tout, mais il faut que les apparences soient sauves, tu
comprends ?
Depuis que j'ai vu ton ombre imprimée sur le mur, ma longue et belle figure
noire de Giacommetti, je sais que les apparences sont importantes. Je sais qu'il
est des rideaux à ne pas soulever, des couvercles à ne pas enlever.
Je voudrais qu'elle se soit imprimée sur mon corps.
*
Emily est concentrée sur son Jardin. Elle pose líempreinte de
son doigt sur une feuille, puis la bouge latéralement. La feuille semble
alors disparaître, puis réapparaître dans son autre main. Elle
est corail aussi, de líexacte nuance de sa peau, comme si le Jardin
était une extension díelle même.
Dans sept ans, je serai capturée et passée au Dévisseur.
En tout cas, les probabilités sont élevées.
Non !
Si !. Plus aucune trace díEmily !. Mais nous serons assez nombreux à
survivre, ça n'a pas d'importance.
Si, ça en a. Je ne veux pas que tu sois tuée.
Pour parler díautre chose, je désigne le Jardin.
Quíest-ce que cíest, ma poupée ?
Quand nous aurons composé un nouveau monde, chaque Nouveau aura son
jardin. Il est comme líintérieur díun corps et díun
esprit mêlés et il déduit tous les possibles de ta vie.
Jíai une surprise pour toi.
Est-ce qu'il reste des corps dans la ville ? J'aimerais en avoir un, pour mieux
comprendre. J'aimerais en avoir un pour mettre la mort dans le Jardin. Je crois
que je comprendrais mieux la vie.
Ses yeux brillent d'un éclat magique complètement incongru. Étrangement,
c'est quand elle dit les choses les plus terribles quíelle ressemble
le plus à une enfant.
Comme son Jardin, je la comprends de moins en moins au fur et à mesure
quíil pousse. Parfois, quelques éléments reconnaissables
en émergent, rares fils à assembler, alphabet clairsemé qui
dépasse à peine de ses paumes, entre lesquelles elles fait passer
les feuilles. Il possède une façade à trois dimensions, mais
elle m'a expliqué que l'essentiel est invisible, se trouve dans díautres
espaces-temps.
*
Pour réfléchir à l'avenir, Emily prend en compte des paramètres
très saugrenus.
J'ai mangé une glace hier, une glace aux marrons. Elle était
délicieuse.
Comment ça, Emily ? Il n'y a plus une seule glace sur terre depuis onze
ans !
Je líai fait à travers toi. Tu en as déjà mangé.
C'était un mois de mai. Elle était délicieuse.
Oui, je m'en souviens, je marchais...
C'est important. Cette glace va beaucoup m'aider.
T'aider à quoi ?
À comprendre pourquoi la vie vaut la peine d'être vécue.ì
Je ne veux pas me souvenir du glacier gris qui fit autrefois un parc ensoleillé,
par une après-midi de mai. Je ne veux pas me souvenir de nos bras qui se touchaient,
mon amour.
Tais-toi, Emily, s'il te plaît. S'il te plaît.
Il ne faut pas m'en vouloir.
Je ne t'en veux pas. Tiens, regarde ma surprise pour toi.
Pour la première fois depuis trois ans, je vois Emily pleurer en serrant sa
poupée tout contre elle. Je líai faite avec des vieux chiffons, et
des bouts de bouts, mais elle est assez convaincante, a de la présence. Reliées
à son émotion, les feuilles sensitives du Jardin bruissent.
Maintenant, jíai un enfant. Cíest une fille. Je vais líappeler
Nouvelle.
Le cadeau, il est un peu pour moi aussi. Jíai besoin que tu sois une
enfant, Emily. Que tu pleures, éclate de rire, te mette à danser sans
raison.î
Elle fait semblant de síêtre endormie en berçant Nouvelle. Demain,
elle ira chez la dame du dessous, une des trois autres personnes survivantes de l'immeuble.
Une autre partie de son Jardin se trouve chez cette dame. Cela forme une espèce
d'anneau vital dont les parties se complètent, pour autant que j'y comprenne
quelque chose.
Mon amour, peut-être toi tu le comprendrais bien mieux. Tu comprenais tout.
Même ton ombre imprimée sur le mur de la place semble avoir conservé
à la fois une conscience une soif de vie.
*
Quand Emily se lève le matin, si elle me voit écrire mon journal pour
toi, elle me laisse tranquille. Depuis que je lui ai offert Nouvelle, si elle me
sent très triste, elle vient prendre ma main, sans rien dire. Mais si je ne
suis occupé ni à tíécrire, ni à regarder par la
fenêtre pour guetter les Déracineurs, elle síanime très
vite :
Comment vous faisiez pour tenir debout ?
Je ne comprends pas...
Je veux dire, avec une colonne vertébrale amputée. Sans balancier
rétractile, comme moi.
Je ne sais pas... en tout cas, nous y arrivions quand même.
Pour me consoler, elle síenthousiasme :
Tu sais, nous ne sommes pas tellement différents. Moi aussi, plus tard,
j'écrirai des lettres à quelqu'un que j'aime.
Tu es bien ma fille, toi...
J'ai prononcé la phrase au second degré, mais je me rends compte que
quelque chose de plus profond mía échappé, déguisé
en plaisanterie.
Dans la lumière du soleil levant, ses joues corail prend une nuance pourpre
et je lui souris en me disant que les Néanderthaliens et les Nouveaux ont
beaucoup de choses à dire.
*
Parfois, vers le soir, on voit le soleil filtrer légèrement à
travers le ciel perpétuellement chargé depuis onze ans.
Ironiquement, le soleil paraît blanc et ressemble exactement aux cachets de
décontamination que nous prenons tous les jours. Ce sont tout de même
les moments que je préfère, car je distingue très bien ton ombre
sur le mur, en bas, mon amour. Malgré le souffle, malgré la chaleur,
malgré les pillages,, la place est restée en assez bon état.
Toute une foule de gens y est gravée sur les murs,, depuis le flash. On voit
des sacs de courses, on voir des mallettes d'hommes d'affaires, on voit des cartables
d'enfants. Leur point commun est que tous ces objets tombent des mains des gens,
en même temps.
J'y vois tes cheveux, bien nets, mon amour, mon jardin díombre et de lave,
tes cheveux si précis qu'on pourrait les compter un à un.
*
Tu sais...
Emily s'est rapprochée de moi et a entouré mes épaules de ses
bras. C'est la première fois quíelle a un tel geste de tendresse envers
moi. Les choses changent. Le Jardin change aussi, il semble plus serein, plus heureux.
Quoi ? Non... Je crois que je ne sais pas, ma poupée. Je ne sais pas
grand chose, je suis un Néanderthalien.
... Le temps n'existe pas. Ce sera une des toutes premières choses à
garder à líesprit, quand le monde recommencera à pousser.
Elle me lit. Je la laisse faire. Je sais qu'elle comprend. Je crois que parmi les
Anciens, c'est moi qu'elle préfère entre tous.
Une
vague insensée, que je sais pourtant exacte, me saisit, un espoir
venu des tréfonds de moi. Je crois que la fin du monde níest
pas pour cette fois. QuíAnciens et Nouveaux vont peut-être
arriver à éviter une guerre qui serait la dernière.
Que Néanderthaliens et Cro-Magnons allumeront les mêmes
feux.
En me voyant heureux Emily éclate enfin de rire. Ni la guerre
ni la mutation n'ont changé le rire des enfants.
*
Ce soir, je vais tíécrire une lettre mon amour, une lettre
très importante, peut-être la plus importante depuis onze
ans. Je vais tíy expliquer pourquoi, maintenant, je veux continuer
à vivre. .
Mais díabord, Emily et moi nous allons contempler un moment la
partie visible de son Jardin, scruter l'avancée du soleil sur
ses feuilles, et regarder ton ombre devenir plus claire, seconde après
seconde.
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