RENCONTRE


JEAN-MARC  LA FRENIÈRE





LE SOURIRE D’UN ANGE 

 
Vivre est une grande folie. On ne sait pas à quoi tient la vie. À des riens souvent. On s’accroche à la lune, au soleil, à une bille au fond des poches. Un petit mot froissé sur la table de nuit. Une assiette ébréchée qui rappelle quelqu’un. Le sourire d’un ange. Le sourcil d’un nuage. La première neige est toujours la première. Une merveille évidemment. La première fleur aussi. Les racines endormies s’éveillent en bourgeons.

Depuis deux jours l’eau des érables coule. La sève monte des orteils aux oreilles. Le grand corps des arbres prend son bain d’espérance. Les quiscales reviennent. Leurs yeux cruels congédient les mésanges. Je m’ennuie déjà. Elles mettaient du soleil dans l’encre noire, de la douceur dans les yeux. Ce sont les seuls oiseaux qui mangent dans nos mains sans y laisser leur âme.

C’est dans la nuit qu’apparaissent les enfants, dans ce trou d’espérance creusé par leur absence. Ils viennent comme la lumière que l’on croyait perdue, comme du blé dans l’auge, une lumière aux anges, une image apparue dans les yeux d’un aveugle. C’est un orage dans l’air qui surgit comme un faon, un pain qui lève dans le duvet de l’orge. L’enfant prend toutes les routes. Il se nourrit de faim, de feu, ce que personne ne donne. Il ne sait pas choisir. Tous les mots sont en lui une page absolue. J’écris à l’ombre d’un grand arbre, celui que fait l’enfance en gardant ses racines. La chlorophylle de l’encre innerve le papier.

On reste si petit face à la nuit du monde. Je jette sur la page une poignée d’eau claire et garde dans mon poing une braise encore chaude. La nuit se perd dans les nuits. Elle se retrouve dans les jours. Il y a des visages aux rides intérieures, des cicatrices cachées sous la peau des pétales. Aujourd’hui est une vieille femme timide arrosant ses crocus. Demain sera peut-être un enfant, un clown, un chat poursuivant des fantômes à l’ombre des gouttières. Des petits bonhommes de nuit se tiennent par la main pour traverser le fleuve. Les vagues forment un pont mobile et paresseux. J’agite mon crayon comme un hochet d’espoir.

On écrit pour rincer d’encre le mensonge, la langue des vendeurs et des charmeurs de choses. On donne la becquée aux abeilles, aux colibris, par le micro d’une fleur. Le silence a des antennes que les cigales entendent. Nos mots éclairent un invisible paysage. J’entends un bruit de source. Je n’entends que cela. Issus d’une maison de chair, nous sécrétons la nôtre au fil de la parole. Le vent démonte les montagnes et les remonte ailleurs. Même quand il court, il n’est jamais pressé. Qu’est-ce qu’un siècle devant l’éternité ? Être chez soi c’est être là, tout simplement.

Je déplace les tableaux pour voir la vie derrière le rêve. Je déplace les chaises comme on ouvre une porte. Le feu découpe les fantômes en étincelles de joie. La mer range ses larmes sur un comptoir de sable, les peint sur la falaise ou les offre à la pluie. Je pousse le bois mort jusqu’aux doigts de la mousse. Les fougères se coiffent d’une rosée magique. Je marche vers chaque plante, chaque rocher, chaque bête. Je veux connaître par la bouche la saveur des fruits. Sur les barques aveuglées je ne rattrape pas les images qui s’évadent, je m’envole avec elles. J’écoute les érables d’avril, leur voix de violon, la belle vigueur des sèves. Les femmes n’en finissent plus de recoudre les hommes et de léguer des fruits.

La terre affamée nous mange. Au bas de l’escalier le vent tourne les pages comme un enfant distrait. Il y a des couleurs sous les nuages gris. Il suffit d’un soleil pour bander l’arc-en-ciel. Il y a encore des gestes dans les mains coupées, du désir dans la glace. Il y a des images dans les yeux d’un aveugle, du mage dans un fou, la mémoire des notes dans un piano fané. Chaque main tendue déboutonne l’absence.

Chaque bras levé développe l’horizon. La face cachée de la lune inverse les marées. Le lait fleurit dans le noir du café. La mie de pain découvre ses paupières. L’ampoule se dénude des ombres du silence. Au milieu des objets familiers, la joue des vitres qui rougit, la blancheur du réel, les longs anneaux du rêve, je fais le vide en moi pour accueillir la vie.

J’ai croisé deux chevreuils ce matin. Leurs antennes sur la tête syntonisaient le ciel, les étamines, les bourgeons. L’enfant rallume sous ses doigts la montagne, le cheval. Il prend le temps dans ses mains comme un grain de sable. Ses mots s’agrippent aux chaises. Dans la graine qu’on sème, c’est un peu soi qui germe. Un seul grain de sable agrandit l’univers.

29 mars 2005

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