Tu es venue à l'heure
du feu pluie
" (...)c'est
seulement par la liaison de ces termes entre eux que se produit l'affirmation ou
la négation" (Aristote, Catégories)
-- "Tu es venue à l'heure du feu pluie..." *
Ces bougainvilliers étaient vraiment une merveille. C'est pour eux que je
venais ici. Eux et les hibiscus. Ici plus qu'ailleurs, ils épousaient les
maisons, donnaient des baisers courbes à leurs arêtes blanches. Cela
faisait plusieurs années que je n'étais pas revenu au pays du feu pluie.
Je ne venais pas pour le temps, je ne venais pas pour l'espace. Je venais honorer
ces fleurs et rencontrer Callidora.
À mon premier pas sur le sol, je pressentis qu'elle n'arriverait pas avant
un bon moment, peut-être même seulement le lendemain. Voyager souvent
l'un vers l'autre permet de sentir facilement ces choses-là. Si l'autre est
déjà là ou presque là, la terre est comme imprégnée.
Ce n'est pas une question d'esprit mais de pieds.
Attendre n'avait pas d'importance, j'avais tout mon temps, plus le sien : la Porte
d'Apollon ne s'ouvrait qu'au coucher du soleil. Je laissai donc la lumière
vibrer lentement et m'emplis de ce scintillement lourd qui émanait à
la fois de la terre et du ciel. La Porte ne pouvait décidément pas
se trouver ailleurs qu'ici.
Je cherchai d'abord les chiens du regard. Partout où j'arrivais, je cherchais
les chiens. Ils ne changent pas. Ceux d'ici ont toujours été maigres
et ocres. Ils s'allongent sur les parapets. Ils ne regardent pas, ils montrent ce
qu'il faut regarder. La mer, le plus vaste des êtres vivants, celui qui a le
premier et le dernier mot. Je m'assis près de l'un d'eux, couleur terre cuite,
vase creux qui attendait d'être rempli de mon attention. Je nous versai ensemble
dans l'eau. Bateaux, chiens, hommes, passaient, coulaient, émergeaient, disparaissaient
et il n'y avait quasiment rien à apercevoir. Les îles tenaient plus
longtemps, assez pour y inscrire un nom ou deux en majuscules. Pas davantage. L'univers
reposait sur des colonnes d'eau, seule matière réellement solide. Et,
à quelques années d'intervalle, nous nous réconcilions tous,
les durables et les éphémères, les droits et les courbes, durant
la nuit du feu pluie.
Les touristes venus du nord de l'Europe commençaient déjà à
manger, j'entendais leurs assiettes se soulever puis retomber comme des vaisseaux
trop craintifs, leurs fouchettes tinter sur les verres sans nécessité.
Rien de cela ne fit réagir le chien. Ce moment avait quelque chose de trop
harmonieux, trop équilibré pour avoir besoin d'y ajouter quelque autre
nourriture. Bientôt, la faim viendrait, elle monterait de chaque côté
de la Porte, dévorante, plus vaste que le monde. Il lui faudrait engloutir
quelque chose de plus que l'univers pour la satisfaire.
Je tournais le dos aux tables du port avec tant de conviction que j'eus la sensation
de les caler.
La Faim commença plus tôt que d'habitude. Cela laissait présager
qu'elle déborderait encore de ses limites usuelles, déjà fort
étendues. Elle se manifestait d'abord sous forme de petites lézardes
bleues qui couraient le long de la terre, puis remontaient jusqu'au long des visages.
Nous seuls les discernions. Et bien sûr, le chien, qui sauta d'un coup du parapet,
soudain animé d'un appétit absolu, comme s'il eut été
le tout premier chien du monde et que le bon ordre du cosmos eût dépendu
de sa bonne forme.
Les gens brûlaient sans s'en rendre compte, parcourus de flammèches
bleues, veines de ciel montant de la terre. La nuit du feu pluie ne faisait que commencer.
L'arrivée de Callidora eut lieu juste avant l'aube. Elle ne frappa pas à
ma porte, elle ne m'appela pas au téléphone, mais le bleu des flammêches
se retrouva complété d'une autre ligne à la couleur plus chaude,
et la circulation des veines de ciel dans la terre s'accéléra. D'une
double nuance bleue et rouge, elles s'enhardirent à dessiner des sourires
sur les visages des hommes qui ne sentaient toujours rien. Sous ma fenêtre,
une masse d'ombre parcourue de scintillements vifs se mit à sauter plus haut
que d'habitude. Le chien cherchait à attraper quelque chose qui était
trop haut pour lui. Il résumait la face heureuse de histoire du monde, celle
qui bondit et ramène dans sa chute un os d'infini.
- Je sais, je sais...
Callidora me tira brusquement de mes études en métaphysique canine.
Elle ne s'était pas annoncée. Je n'aurais pas voulu qu'elle le fasse,
je n'aimais pas la prévoir.
- Tu sais quoi ?
Comme bonjour, ça suffisait. Callidora saisit deux mêches de ses cheveux
et les ramena l'une vers l'autre comme une bouche sombre.
- Dans une seconde, tu vas me dire que l'univers est carnivore.
Dans la nuit, les flammêches bicolores éclairaient doucement les chardons
bleus qui poussaient ici en abondance. Nous avançâmes d'un pas tranquille
vers la porte. Oui, avril était vraiment le mois des fleurs ici, oui on pouvait
dormir ici pour pas trop cher, oui Einstein aurait été encore plus
loin dans ses travaux s'il avait connu la Porte. Le
chien nous accompagnait, une quantité phénomènale de lumière
semblait se concentrer en lui, de sa truffe à sa queue semblait courir une
longue phrase incandescente.
Lorsque nous arrivâmes à la porte, des gouttes de faim avaient déjà
commencé à pleuvoir du ciel. Cette faim là n'était pas
comme l'autre, c'était la faim des oiseaux, l'appétit de l'air pour
le poids. C'était la vie pâle des altitudes qui venait demander un peu
de substance au monde pesant.
- Tu es venue la nuit du feu pluie.
Cette fois, Callidora ne se moqua pas de moi. Elle inspira profondément comme
pour attirer tous les mots qu'il fallait souffler pour répondre à ma
phrase.
La porte du temple inachevé était grande. De jour, il était
agréable de la voir sous tous ses angles, parallépipède régulier
à l'apparence solide, gardien d'on ne savait quoi, chien de terre arquée
ou au contraire trait de pierre se lançant imprudemment vers le soleil, pierre
oublieuse de la gravité. La nuit, il en allait tout autrement. Personne
ne passait sous son arche, car personne ne savait sous quel aspect, avec quels souvenirs
il se retrouverait de l'autre côté. Encore moins pendant la nuit du
feu pluie, dont les heures de double faim lançait ses flammêches. Étaient-elles
les ponts qui faisaient que Dia** n'était plus tout à fait une île
? Étaient-elles les barreaux éblouissants d'une vaste cage plus étendue
que la Voie Lactée ?
Personne ne le savait exactement, et Callidora et moi ne le savions pas non plus.
Le printemps était généreux. Les flammêches de la faim
jouaient avec les plis de la robe de Callidora, faisant des révérences
brillantes. Après tout, il ne s'agissait que de ça : une promenade
au printemps. Un chardon bleu dans nos mains, nous nous plaçâmes chacun
d'un côté de la Porte.
J'avais eu l'élégance de rêgler la note de l'hôtel et de
laisser mon cadeau habituel dans le frigidaire : une bonne quantité de nourriture
pour chien. Je tenais beaucoup à ce que parmi les chiens d'ici, un en vienne
toujours à vouloir nous accompagner. Quand le cosmos se mettait à faire
mouvement, la compagnie d'un animal n'était pas de trop pour garder le troupeau
des hommes.
Callidora rit aux éclats, elle savait exactement à quoi j'étais
en train de penser.
- Et le jour où le temple tombera ?
- Nous serons tombés bien avant.
- Resteront les chiens... ce seront toujours les mêmes gardiens, revenus dans
d'autres corps aimants.
- C'est là leur différence avec les hommes.
- Il faudra plus les nourrir et moins se poser de questions. Ça diminuera
la différence.
Telles étaient nos paroles, légères et sans haute importance,
petites coutures destinées à ne pas perdre l'esprit pendant que nous
assistions à la montée des flammêches le long de la paroi invisible
de la porte. Callidora et moi nous regardions, suivions le langage de la progression
des veines sur nos visages.
- Le temple est inachevé.
- Oui, il est inachevé.
Cette fois, nous avions tenu des propos d'importance. Comme si le temple d'Apollon
avait attendu que nous le déclarions tel, il s'agrandit sous nos yeux. Il
s'agrandit d'une pierre. Un instant, la mer sembla vouloir ruer et le reflet de la
lune y prit l'allure d'une perle prête à tomber dans des abysses plus
profondes que l'imagination aurait pu les concevoir. Puis le chien sauta. Il sauta
par dessus la Porte du temple. C'était matériellement impossible et
pourtant il le fit. Toutes les flammêches de l'île, celles des maisons,
celles des routes, celles des massifs de fleurs, celles des hommes endormis et les
nôtres mêmes, convergèrent en lui et il bondit. Callidora et moi
étions des enfants. De tout petits enfants aux épaules rondes qui cherchions
en vain à nous protéger de la brève pluie brûlante qui
s'abbatit sur nous, puis cessa tout aussi brusquement. Le ciel et la terre s'étaient
réconciliés. Dans la conduite d'un univers, on trouvait toujours des
motifs de dispute, et il était bon que régulièrement, ils se
rencontrent face à face afin de renouveler leur alliance.
La nouvelle pierre de la porte ne semblait ni plus ancienne ni plus neuve que les
autres. Elle avait l'air de venir de la même carrière. Le Temple d'Apollon
grandissait. Sans que personne ne s'en aperçoive, il se complétait
à chaque nuit de feu pluie. Nous ne savions pas ce qu'il devait, ce qu'il
voulait devenir. Callidora et moi savions juste qu'il fallait deux êtres humains
et un chien pour que cela se produise. Nous nous sourîmes et le temple put
s'endormir et rêver de sa prochaine pierre.
- Mon voyage
est la vie...
- ... et mes bagages sont tes yeux.
Nous savions chacun quoi dire exactement.
Avant de retourner vers le port, nous échangeâmes nos chardons bleus
comme il était d'usage, puis nous allâmes regarder ensemble les bougainvilliers
et les hibiscus du quartier vénitien de Naxos. Aucune nuit ne les éteignait.