RENCONTRE

 

Stéphane Méliade

 

 

Photo Stéphane Méliade, Irlande 1990

"L'amour, c'est quand on rencontre quelqu'un qui vous donne de vos nouvelles"
(André Breton)

 

 

 

 

Robe de Vanesses

 

Le Labyrinthe m'enseigne.
Pulpe de papillon, je te parcourbe, t'émiette sur mes doigts.
La couleur monte, allonge mes bras, complique mon corps.
Vitrail de vanesse, ta poussière se déploie, puis tu retombes sur mon visage.
Masqué de fenêtres, paré de ta peau en éventail , j'incline le Labyrinthe pour qu'il me rende au monde.
Il me retient. Ses rues roulent sous mes bras.

Dans la rue bleue, mes prolongements s'étouffent. Je les rentre dans mon corps, tente de me capturer pour me redonner forme.
Mais la couleur a muré les moules.

Trois battements de poudre. Ton langage. "Il faut prendre le virage volant, tourner vers le haut ".
Alors, je lâche les ailes des carrefours.

Jadis, tu étais un papillon-tapis, tu portais tout un peuple.
Toutes nos légendes parlent du voyage-qui-rend-fou, celui que les plus audacieux d'entre nous entreprenaient pour grandir dans ta trame. Nos livres t'appelaient : "ville de la mort délivrée".
Puis la nuit tirée d'un arc t'a brisée en milliers d'yeux, vigie de vanesses.
Tes multiples corps regardent dans toutes les directions.
En retombant à terre, ton cri a créé le Labyrinthe. Depuis, nous errons, guidés par l'espoir de retisser ton langage.
Et toi, tu nous perds et nous guide.

Dans la rue rouge, tes ailes percent d'autres yeux dans l'ombre.
Je sens l'air appuyer un peu sur ma joue. Lorsque je suis entré, j'ai choisi la Voie du Toucher pour t'écouter.
"Le labyrinthe saigne. Il faut laisser s'envoler les vanesses
blessées".

Je suis toujours tes conseils. Dans la coupure des angles de lumière, j'arrache mes
frontières, découd mes contours jusqu'à vibrer de fractures.
J'évide le tissu de la cité déchirée, travaille sous sa trame.
Chevillée de chenilles, tu me cries de continuer à te muer.

Dans la rue verte, les vanesses s'agrègent en craie noire.
Je suis ton tableau blanc. A moi d'écrire. Ma bouche soulève ton tissu d'ailes sur mon visage.

" Robe digitale, palier de pupilles, tu es si nombreuse que le Labyrinthe lui-même s'égarera bientôt dans tes regards".
Pour toucher ta réponse, vigie de vanesses, je dois avaler tous tes tessons d'antennes.
"Retourne-moi, change le sens par lequel mon corps s'écoule, sinon les plis de la ville morte te déroberont ta forme. Tu pourras tout contenir, mais plus rien ne pourra plus te contenir vivant. Maintenant, plonge vers le haut. Ma sortie est l'entrée du monde".

J'ai réussi. Le dessous de tes ailes regarde vers le ciel.
Il était temps. Au dessous de moi, déjà, les couleurs mangent les coeurs.

Le masque de motifs, celui que tu avais posé pour me protéger, neige de mon visage vers tes ailes. Comme tes yeux, elles ne sont plus que deux. Tu es rentrée en toi.


Le Labyrinthe est mort. Maintenant, tu peux te réunir. Et moi apprendre à voler.
Mes premières nages suspendues esquissent le partage des rues du ciel, la carte de la future ville qui montera peu à peu de l'ancienne.
Tu souris de mes glissades verticales et prononce la première parole de ta nouvelle forme : "la beauté nous tue jusqu'à notre première naissance".

Tout autour de moi, depuis la ville éclose, monte le frôlement d'une robe de vanesses.

 


 

 

"Tout homme porte en lui une rencontre, un souvenir inexpliqué, peut-être une pensée,

qui se module sur quelques mesures musicales"

 

(Georges Thinès)

 

 

 

                                     

Tu es venue à l'heure du feu pluie

 

 

" (...)c'est seulement par la liaison de ces termes entre eux que se produit l'affirmation ou la négation" (Aristote, Catégories)

-- "Tu es venue à l'heure du feu pluie..." *

Ces bougainvilliers étaient vraiment une merveille. C'est pour eux que je venais ici. Eux et les hibiscus. Ici plus qu'ailleurs, ils épousaient les maisons, donnaient des baisers courbes à leurs arêtes blanches. Cela faisait plusieurs années que je n'étais pas revenu au pays du feu pluie. Je ne venais pas pour le temps, je ne venais pas pour l'espace. Je venais honorer ces fleurs et rencontrer Callidora.

À mon premier pas sur le sol, je pressentis qu'elle n'arriverait pas avant un bon moment, peut-être même seulement le lendemain. Voyager souvent l'un vers l'autre permet de sentir facilement ces choses-là. Si l'autre est déjà là ou presque là, la terre est comme imprégnée. Ce n'est pas une question d'esprit mais de pieds.

Attendre n'avait pas d'importance, j'avais tout mon temps, plus le sien : la Porte d'Apollon ne s'ouvrait qu'au coucher du soleil. Je laissai donc la lumière vibrer lentement et m'emplis de ce scintillement lourd qui émanait à la fois de la terre et du ciel. La Porte ne pouvait décidément pas se trouver ailleurs qu'ici.

Je cherchai d'abord les chiens du regard. Partout où j'arrivais, je cherchais les chiens. Ils ne changent pas. Ceux d'ici ont toujours été maigres et ocres. Ils s'allongent sur les parapets. Ils ne regardent pas, ils montrent ce qu'il faut regarder. La mer, le plus vaste des êtres vivants, celui qui a le premier et le dernier mot. Je m'assis près de l'un d'eux, couleur terre cuite, vase creux qui attendait d'être rempli de mon attention. Je nous versai ensemble dans l'eau. Bateaux, chiens, hommes, passaient, coulaient, émergeaient, disparaissaient et il n'y avait quasiment rien à apercevoir. Les îles tenaient plus longtemps, assez pour y inscrire un nom ou deux en majuscules. Pas davantage. L'univers reposait sur des colonnes d'eau, seule matière réellement solide. Et, à quelques années d'intervalle, nous nous réconcilions tous, les durables et les éphémères, les droits et les courbes, durant la nuit du feu pluie.

Les touristes venus du nord de l'Europe commençaient déjà à manger, j'entendais leurs assiettes se soulever puis retomber comme des vaisseaux trop craintifs, leurs fouchettes tinter sur les verres sans nécessité. Rien de cela ne fit réagir le chien. Ce moment avait quelque chose de trop harmonieux, trop équilibré pour avoir besoin d'y ajouter quelque autre nourriture. Bientôt, la faim viendrait, elle monterait de chaque côté de la Porte, dévorante, plus vaste que le monde. Il lui faudrait engloutir quelque chose de plus que l'univers pour la satisfaire.

Je tournais le dos aux tables du port avec tant de conviction que j'eus la sensation de les caler.

La Faim commença plus tôt que d'habitude. Cela laissait présager qu'elle déborderait encore de ses limites usuelles, déjà fort étendues. Elle se manifestait d'abord sous forme de petites lézardes bleues qui couraient le long de la terre, puis remontaient jusqu'au long des visages. Nous seuls les discernions. Et bien sûr, le chien, qui sauta d'un coup du parapet, soudain animé d'un appétit absolu, comme s'il eut été le tout premier chien du monde et que le bon ordre du cosmos eût dépendu de sa bonne forme.
Les gens brûlaient sans s'en rendre compte, parcourus de flammèches bleues, veines de ciel montant de la terre. La nuit du feu pluie ne faisait que commencer.

L'arrivée de Callidora eut lieu juste avant l'aube. Elle ne frappa pas à ma porte, elle ne m'appela pas au téléphone, mais le bleu des flammêches se retrouva complété d'une autre ligne à la couleur plus chaude, et la circulation des veines de ciel dans la terre s'accéléra. D'une double nuance bleue et rouge, elles s'enhardirent à dessiner des sourires sur les visages des hommes qui ne sentaient toujours rien. Sous ma fenêtre, une masse d'ombre parcourue de scintillements vifs se mit à sauter plus haut que d'habitude. Le chien cherchait à attraper quelque chose qui était trop haut pour lui. Il résumait la face heureuse de histoire du monde, celle qui bondit et ramène dans sa chute un os d'infini.

- Je sais, je sais...
Callidora me tira brusquement de mes études en métaphysique canine. Elle ne s'était pas annoncée. Je n'aurais pas voulu qu'elle le fasse, je n'aimais pas la prévoir.
- Tu sais quoi ?
Comme bonjour, ça suffisait. Callidora saisit deux mêches de ses cheveux et les ramena l'une vers l'autre comme une bouche sombre.
- Dans une seconde, tu vas me dire que l'univers est carnivore.
Dans la nuit, les flammêches bicolores éclairaient doucement les chardons bleus qui poussaient ici en abondance. Nous avançâmes d'un pas tranquille vers la porte. Oui, avril était vraiment le mois des fleurs ici, oui on pouvait dormir ici pour pas trop cher, oui Einstein aurait été encore plus loin dans ses travaux s'il avait connu la Porte. Le
chien nous accompagnait, une quantité phénomènale de lumière semblait se concentrer en lui, de sa truffe à sa queue semblait courir une longue phrase incandescente.

Lorsque nous arrivâmes à la porte, des gouttes de faim avaient déjà commencé à pleuvoir du ciel. Cette faim là n'était pas comme l'autre, c'était la faim des oiseaux, l'appétit de l'air pour le poids. C'était la vie pâle des altitudes qui venait demander un peu de substance au monde pesant.
- Tu es venue la nuit du feu pluie.
Cette fois, Callidora ne se moqua pas de moi. Elle inspira profondément comme pour attirer tous les mots qu'il fallait souffler pour répondre à ma phrase.

La porte du temple inachevé était grande. De jour, il était agréable de la voir sous tous ses angles, parallépipède régulier à l'apparence solide, gardien d'on ne savait quoi, chien de terre arquée ou au contraire trait de pierre se lançant imprudemment vers le soleil, pierre oublieuse de la gravité. La nuit, il en allait tout autrement. Personne
ne passait sous son arche, car personne ne savait sous quel aspect, avec quels souvenirs il se retrouverait de l'autre côté. Encore moins pendant la nuit du feu pluie, dont les heures de double faim lançait ses flammêches. Étaient-elles les ponts qui faisaient que Dia** n'était plus tout à fait une île ? Étaient-elles les barreaux éblouissants d'une vaste cage plus étendue que la Voie Lactée ?
Personne ne le savait exactement, et Callidora et moi ne le savions pas non plus.

Le printemps était généreux. Les flammêches de la faim jouaient avec les plis de la robe de Callidora, faisant des révérences brillantes. Après tout, il ne s'agissait que de ça : une promenade au printemps. Un chardon bleu dans nos mains, nous nous plaçâmes chacun d'un côté de la Porte.
J'avais eu l'élégance de rêgler la note de l'hôtel et de laisser mon cadeau habituel dans le frigidaire : une bonne quantité de nourriture pour chien. Je tenais beaucoup à ce que parmi les chiens d'ici, un en vienne toujours à vouloir nous accompagner. Quand le cosmos se mettait à faire mouvement, la compagnie d'un animal n'était pas de trop pour garder le troupeau des hommes.

Callidora rit aux éclats, elle savait exactement à quoi j'étais en train de penser.
- Et le jour où le temple tombera ?
- Nous serons tombés bien avant.
- Resteront les chiens... ce seront toujours les mêmes gardiens, revenus dans d'autres corps aimants.
- C'est là leur différence avec les hommes.
- Il faudra plus les nourrir et moins se poser de questions. Ça diminuera la différence.

Telles étaient nos paroles, légères et sans haute importance, petites coutures destinées à ne pas perdre l'esprit pendant que nous assistions à la montée des flammêches le long de la paroi invisible de la porte. Callidora et moi nous regardions, suivions le langage de la progression des veines sur nos visages.
- Le temple est inachevé.
- Oui, il est inachevé.

Cette fois, nous avions tenu des propos d'importance. Comme si le temple d'Apollon avait attendu que nous le déclarions tel, il s'agrandit sous nos yeux. Il s'agrandit d'une pierre. Un instant, la mer sembla vouloir ruer et le reflet de la lune y prit l'allure d'une perle prête à tomber dans des abysses plus profondes que l'imagination aurait pu les concevoir. Puis le chien sauta. Il sauta par dessus la Porte du temple. C'était matériellement impossible et pourtant il le fit. Toutes les flammêches de l'île, celles des maisons, celles des routes, celles des massifs de fleurs, celles des hommes endormis et les nôtres mêmes, convergèrent en lui et il bondit. Callidora et moi étions des enfants. De tout petits enfants aux épaules rondes qui cherchions en vain à nous protéger de la brève pluie brûlante qui s'abbatit sur nous, puis cessa tout aussi brusquement. Le ciel et la terre s'étaient réconciliés. Dans la conduite d'un univers, on trouvait toujours des motifs de dispute, et il était bon que régulièrement, ils se rencontrent face à face afin de renouveler leur alliance.

La nouvelle pierre de la porte ne semblait ni plus ancienne ni plus neuve que les autres. Elle avait l'air de venir de la même carrière. Le Temple d'Apollon grandissait. Sans que personne ne s'en aperçoive, il se complétait à chaque nuit de feu pluie. Nous ne savions pas ce qu'il devait, ce qu'il voulait devenir. Callidora et moi savions juste qu'il fallait deux êtres humains et un chien pour que cela se produise. Nous nous sourîmes et le temple put s'endormir et rêver de sa prochaine pierre.

- Mon voyage est la vie...
- ... et mes bagages sont tes yeux.
Nous savions chacun quoi dire exactement.

Avant de retourner vers le port, nous échangeâmes nos chardons bleus comme il était d'usage, puis nous allâmes regarder ensemble les bougainvilliers et les hibiscus du quartier vénitien de Naxos. Aucune nuit ne les éteignait.

 

 





Le Temps nous égare
Le Temps nous étreint
Le Temps nous est gare
Le Temps nous est train.

[ Jacques Prévert ]




Pose ton oreille contre les rails




J'ai beau te répêter
qu'il ne faut pas enlever son chapeau trop tôt
tu scalpes le soleil
pour climatiser la peur

Moi non plus
je ne saurais pas réciter par coeur
la structure atomique du chemin
pourtant je le marche

Mais ce n'est pas une raison
pour jouer avec les saisons
comme avec ces amours vus en vitrine
qui rebondissaient si bien sur les joues

Posée contre les rails
une oreille lourde d'abeilles
une voile parmi d'autres
belle d'avoir porté tant de musiques

Sans lobe de souffrances
j'écoute s'approcher la vie

Le long de la voie ferrée
j' apprends la langue du pays
en m'écorchant sur les rochers
et mes genoux ressemblent
à ceux des enfants qui grandissent beaucoup


 

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