R ENCONTRE


Y V E S    H E U R T E




Rencontre

Il fait moins trente sous la tente. Une jeune inconnue vient me rejoindre. On se serre l'un contre l'autre pour que la mort ne se glisse pas entre nous. Seule question : le soleil arrivera-t-il à temps ? Quand la femme s'endort contre moi comme un enfant et que je la désire, je sais que nous allons survivre.

*

Il est des femmes, sous les draps,
lisses et vertes reinettes
aux goûts acides sur les lèvres
quand on les croque à pleins bras.

D'autres, sous l'homme en perdition
sont tempêtes de sels et de sexe.
Leurs yeux s'allument hors des passes
comme les feux des naufrageurs.

Certaines, on dirait des grillons
qui croient crisser d'amour secret,
mais la chouette leur répond
cachée derrière la fenêtre.

Toutes vont leur chemin
sans nous montrer le nôtre, toutes
nous abandonnent aux doutes
dans l'épilogue d'un matin.

*


La mer est la croisée de millions de chemins, sillages fugitifs sous des voiles rêvées, houle aux sillons jamais comblés qui iront battre un rivage inconnu à l'autre bout du monde. La mer, cette insomnie qu'agite un songe primordial autour de nos négoces.

*


Dans la nuit, que pense la feuille,
toute dernière feuille morte
en attendant qu'un vent la cueille
le vent du nord qui tout emporte?

Que pense l'exilé quand partent
les soldats qui ont tout détruit,
l'exilé qui ferme sa porte
et jette ses clefs dans le puits?

Que pense la feuille sur l'arbre
quand passe cet homme, qui parle
seul et marche seul, l'exilé
dont le vent ronge les souliers?

Mais l'homme a regardé la feuille
comme lui, toute démunie,
il monte à l'arbre et puis la cueille
en souvenir de son pays.



*


J'aimerais être sans âge, seul à la table d'une petite auberge dépassée par ma route. Je ne porterais ni projets ni mémoire. Je ne serais que l'aiguille arrêtée à jamais en pleine broderie. Peu m'importerait alors de faire l'amour, de caresser le chat ou de tirer sur l'ange. Ce serait une simple halte amoureuse tout contre mon amie l'éternité. Elle et moi pourrions boire enfin nos whisky secs sans nous préoccuper de la fin du monde.

*


Le désert est là, patrie des ombres recroquevillées sous les pierres et des hommes couchés sous l'étoile d'errance. La mort coule sous leurs échines, lente dissolution du temps, tandis qu'ils rêvent sous un ciel noir de soleil.
Parfois, un homme passe et chacun se demande ce qu'il fait là, sans commerce, sans femme, sans combats. Rien qu'une vie à perdre. Comment oser le questionner quand son regard est si lointain ? C'est à peine si l'on entend craquer les pistes sous ses pas. Il n'est pas dans le désert, il est le désert qui déambule à petits pas, sans questions ni réponses.

*


Ma main est sur la table, à l’abandon. Je me penche sur cette inconnue. Par chance elle a un ongle biscornu arraché dans l’enfance. Heureusement, elle est un delta parcouru par les veines bleues de la vieillesse. Tiens, je l’avais négligemment posée sur un Memling pris au calendrier…
Lui aussi abandonna cette main sur sa table au bout d’un long pinceau. Et je pense à la mienne bientôt squelette du silence, et à la sienne à jamais Memling.

*


A vingt mètres sous terre fume un lac d'eau chaude où hommes et femmes se baignent nus. Les laves du volcan réchauffent l'eau du bain. Des formes, rien que des formes embrumées dans l'odeur métallique de soufre. La lenteur s'est mise à danser. Une toute jeune fille, les cheveux défaits s'assied près de moi. Elle pique du nez en agitant ses pieds. Si près du centre de la terre, la pudeur.



De tous les pieux voyages, ceux du pays d'enfance me semblent seuls sérieux. L'ombre mystérieuse du prunier sur un champ vaut bien un glacier dans les Andes, le petit banc trop bleu dans l'école déserte, le trône d'Ayos Nicolaos sur le perchoir de sa falaise. Si je devais un jour perdre toute mémoire qui sait si je ne donnerais pas la neuvième symphonie pour le violon solo d’un grillon dans le soir ?

*


J'aimerais, maquignon des idées, cheminer dans le troupeau des mots. Saluer les voyelles au passage. Tiens, bonjour A, comme çA vA ? Tiens, Euh, ça t’étonne ? hÎ hÎ, la cIme perd son accent ! LOlOtte, ma cOcOtte, ça tourne rOnd dans ton girOn? hUe, dia, je guide vos troupeaux, voyelles enfantines. A vous, consonnes pour grandes personnes faites-moi un poème, comme le brin de paille, trempé dans un sac de mots, en sortirait épi.

*


Deux cent kilomètres de piste aussi droite qu'un trait de crayon pour arriver au cœur du monde patagon : une baraque en bois dans le genre cabine de jardinier au croisement de deux routes infinies. Le marchand indien ne détourne son regard lointain que pour protéger ses yeux au passage des camions. Il a peint sur sa baraque tout ce qu'il saurait vendre si seulement il l'avait, mais en poussant sa porte on ne trouve jamais à même le sol battu que de l'alcool, du tabac et des pneus. Il y a aussi une fille qui somnole contre un bidon, mais est-elle à solder ou attend-elle qu'on la prenne pour sa route ?
L'Indien nous vend aussi son désert, mais cela il ne le sait pas.

*


Ce sera dans mon jardin par un soir d'août quelconque. Une cloche banale s'expliquera au loin avec ses horizons. La brise à bout de souffle entraînera par les campagnes ses odeurs de fané.
Soudain, sans bras ni jambes, se débattra sur un fil ma chemise. Ma mue, ma petite sœur blanche pendue au fil du temps par une épingle à linge.

*


Elle était là parmi les autres :
Des vieux qui ne savaient pas le voyage
ni la dernière gare avec ses chiens.
Des enfants qui ne savaient rien.

Lui n'était pas de ce départ.
Son jardin fleurait l'oranger
La rose et le jasmin
juste devant la gare.

Il aurait pu penser
mais il ne pensait rien.
Il aurait pu crier,
mais il ne disait rien.

Ce train s'est évadé de sa mémoire.
Les rosiers sont restés.
Il est des quais partout
Entourés de rosiers.

*


Passage du vivant



En bord de route, un seul regard d'enfant,
comme on passe en course un témoin,

un seul regard vers le troupeau humain.
Un grand blond qui traînait a relevé les yeux.

Sous ce regard d'enfant il a fait deux pas d'homme
puis il est reparti moins triste vers sa fin.

*



Exode


Les femmes vont, portant enfant
au ventre au bras ou sur la tête,
veuves peut-être, peut-être pas?
Les filles traînent encore la honte
et le regard resté là-bas
violées peut être? Peut-être pas.
La montagne et les cieux sont vides
la frontière est peut-être là.
Déjà l'exil? Encore chez soi?
Passent la foule qui balance
d'un pas sur l'autre.
Libre peut-être? Ou bien morte?


*



Tes lèvres sont un port aux épices sucrés.
Ta langue, une algue aux va et vient avides.
Tes seins sont pleine mer !
Ouvre tes îles à mes caresses,
à ma jouissance un détroit.

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