SOUFFLE 

Stéphane Méliade 



Une photographie de Lucette Virelle
(Merci pour son autorisation et
voir son site )


"Te voilà traversé par les soleils et les nuages, te voila parcouru de
vent. Écoute le beau vent qui danse sur ton sang comme sur les lacs des
montagnes. Écoute s'il le fait sonner du beau son de la profondeur"
(Jean Giono-"Le serpent d'étoiles")

 

 

 

Sous ce vent qui semble être toi déguisée

 



C'est un bout de mer et de terre
sans qu'on sache trop
où s'allonge l'une où s'envole l'autre
le vent les déplace et les mélange
il faut regarder en haut et en bas à la fois
pour se reconnaître
dans ce pays où la part de l'homme est petite

Il y a sur cette colline
des rochers qui semblent clos
mais la nuit ils s'ouvrent
et à leur table incandescente
se réunissent les vents d'hier et d'aujourd'hui
on peut voir aussi bien de la plage que depuis l'espace
les processions d'hommes qui s'en approchent
puis disparaissent jusqu'au matin

De quoi parlent-ils ?

Nous les vents
nous les feux qui déplaçons vos visages
nous les invisibles amours
il nous faut prolonger le bout de nos doigts
creuser nos paumes pour accueillir
la mer qui viendra demain ou même hier
recouvrir nos poings que nous avons mordu
le jour où nous nous sommes rendus compte
que le soleil est habitable

De quoi parlons nous ?

Il existe tout un peuple de silences clairs
d'hommes fatigués et souriants
qui rentrent le soir comme si c'était le matin
saoûls d'avoir compté les brins d'herbe et soulevé le monde
ils arrivent de la maison des cailloux et du ciel
replient leurs prières comme des canifs
et posent leurs coudes sur la table
pour mieux porter le plat
sur lequel brûle leur cúur

Il existe des bateaux dont ils sont le repaire calme
et qui avancent bien après l'eau
sous ce vent
qui semble être toi déguisée

 

 

"Le bateau n'a pas d'ailes parce que tu n'as pas encore imaginé qu'on pouvait voler dans l'eau "

(Proverbe méliadin)

 

                                      

Lettre brûlée au pêcheur de souffles





Dans dix secondes, pêcheur, je vais lâcher cette allumette et lancer vers toi cette lettre brûlée.
Pour le moment, je la retiens encore dans ma main. Si je la rapproche de mes yeux, la perspective fait qu'elle semble prête à allumer toutes les maisons du port d'un coup. Leur alignement ressemble à une mèche grise trouée de fenêtres.
Il est très tôt, le soleil est à peine levé. Nous ne sommes pas nombreux à être déjà debout. Seuls quelques hommes de métier difficile se sont levés plus tôt que nous, peu bavards, tirés par les outils de leur travail.
Dans mon autre main, cette lettre. Je viens de finir de l'écrire pour toi. Tu sais déjà tout, et la lire ne t'apportera rien de neuf, mais moi, j'ai beaucoup appris en l'écrivant. Et puis, après tout, peut-être vais-je lâcher l'allumette et jeter la lettre dans le varech. Elle mourra d'une autre brûlure, celle de l'ombre humide, celle de la grotte où Irina et moi nous aimions au petit matin.

*

La mer est basse, pêcheur, tu ne vas rien attraper, mais tu le sais déjà, tu ne risques pas d'être décu, ce n'est pas pour ça que tu viens. Tu es là parce que si tu ne venais pas, personne ne resterait là, à ta place, les pieds dans le vide, au dessus des rochers verts. Toi et moi, nous sentons obscurément la même chose : si tu n'étais pas là, il manquerait un élément au monde. Irina m'en avait fait la réflexion. Elle prétendait que tu étais une présence nécessaire, une île en pleine terre.
Nous t'avons choisi, elle et moi, autant que toi, tu nous a choisis. J'aimerais savoir si tu en as conscience. Parfois, j'aimerais aller vers toi et te parler, pour que nous réfléchissions ensemble, à tout ce qui est arrivé ces derniers jours.
Mais à chaque fois, je renonce au tout dernier moment. Il me semble que nous parler serait briser un charme, détruire une construction fragile et complexe comme un empilement de verres de cristal. Sans doute éprouves tu le même sentiment de ton côté, car tu n'es jamais venu vers moi. Ni vers nous, quand Irina était là.



*

C'est elle qui a voulu venir ici. Pour me convaincre, elle avait inventé une légende, une soi-disant vieille histoire qui circulait dans ce petit port breton, de vieille main en vieille main. Si deux amants se levaient avant l'aube et s'ils se rendaient dans une certaine crique, ils trouveraient une grotte. Il était impératif de la trouver avant le premier rayon du soleil. Dans cette grotte, se trouvait du sable bleu. S'ils s'étendaient et s'aimaient sur ce sable, aucun des aléas de la vie ne parviendrait jamais à les séparer.
Irina et moi nous levions donc avant le soleil et marchions le long de la mer.
Nous longions l'embarcadère pour les îles, puis, au lieu d'emprunter le chemin qui monte vers le panorama comme le faisaient habituellement tous les marcheurs, nous allions au plus obscur, au plus bas, dans un coin de la plage, là où se trouvait la grotte, qui existait vraiment.
C'est ici que nous t'avons trouvé, avec ton matériel de dessin. Tu ne nous as pas dit bonjour et nous non plus. Irina et moi nous sommes regardés, avec une même pensée : tu ne nous dérangeais pas, ta présence ne nous embarrassait aucunement. Nous nous étonnions, mais nous ressentions elle et moi cette évidence avec la même force.
De loin, nous t'avons d'abord pris pour un vrai pécheur, parce qu'il était très tôt le matin. Mais tu n'avais ni ligne, ni seau, ni filet. Ce nom t'est quand même resté. Il est même très vite passé dans notre vocabulaire d'amants. "Pêcheur de souffles".

*

Ton matériel, c'était un crayon et une feuille. Lorsque nous sommes passés plus près de toi, avant d'entrer dans la grotte, nous t'avons regardé attentivement. Ta position n'était ni tendue ni relâchée, tes mains n'attendaient rien. Elles tenaient le crayon comme si son extrémité menait vers plus loin que la pointe de sa mine.
Tu regardais au-delà, et tu faisais décrire à ton crayon des mouvements de dessin, sans que la mine ne trace rien, comme si tu donnais à ton prochain dessin des fondations invisibles.
Dès nos premiers pas dans la grotte, Irina s'était écriée :
- Elle nous sait. Il faut qu'on s'aime là.
On se serait cru à l'intérieur d'un grand coquillage de pierres. J'avais taquiné Irina en lui montrant que le
sable n'était pas bleu. En guise d'explications, elle m'avait enlacé, arguant qu'il le deviendrait grâce à nous, qu'il ne bleuissait pas pour n'importe qui et qu'il fallait s'aimer très fort pour l'y aider.
Lorsque nous avions quitté la grotte, le sable était légèrement creux, imprimé de nos gestes. J'avais fait remarquer à Irina qu'on ne distinguait qu'un seul des deux corps.
- Normal, c'est le men. Ton empreinte à toi est en moi.
Peut-être aussi, mais je ne pouvais pas encore le savoir, n'y avait t-il qu'une seule trace parce que le sable savait déjà qu'un de nous deux seulement adhérait à ce monde.

*

Ce premier matin, tu étais resté à bonne distance. Je me suis demande par la suite si tu avais fait cela pour nous offrir une intimité complète, par une sorte de délicatesse de ta part. Nous étions repassés près de toi pour rentrer, et n'avions pu nous empêcher de regarder vers ta feuille. Tu l'avais même imperceptiblement penchée dans notre direction. Elle était demeurée blanche.

Irina et moi nous étions regardés. Inexplicable, une secrète déception nous avait étreints en même temps. Nous éprouvions l'envie confuse de laisser notre empreinte sur ta feuille, de devenir traits sur sa surface.
Tu devais avoir besoin de sentir notre envie, tu l'attendais sûrement pour t'autoriser à transformer nos souffles en lignes crayonnées.
Dès le lendemain, pêcheur, tu t'es rapproché. Tu t'es assis devant l'entrée, de la grotte sans rien nous demander, puis tu as sorti tranquillement ton matériel de dessin. Il n'y avait rien à dire, des paroles échangées entre nous auraient encombré notre accord tacite, auraient alourdis nos gestes des malentendus des mots.
Tu ne nous fixais pas. Tu nous buvais simplement dans ton úil, dans ta main, puis dans ton crayon. Nous coulions tout naturellement le long de ce canal, et nos corps rejoignaient ta feuille comme s'il l'avait toujours attendue pour être complets.
Nous avions tout de suite compris tous les deux que tu nous traçais. Sur ton papier, tu lançais les premiers traits de nos mouvements l'un en l'autre, comme si ton dessin était une sorte de sismographe amoureux. J'avais fait semblant de m'en amuser, les hommes sont souvent démunis face à la magie et usent de la dérision pour apaiser sa brûlure.
- On fait comme s'il n'était pas là ?
Irina, elle, voyait plus loin, au delà de l'entrée de la grotte. Ses yeux brûlaient d'ombre.
- Au contraire. On s'aime en sachant qu'il est là. Il saura peut-être vraiment dessiner nos souffles ?

*

Alors nous nous aimions longtemps, sur le sable, sur le dessin. Irina avait raison ; à l'entrée, le bruit du crayon ressemblait un peu à nos souffles. Notre étreinte soufflait un vent de graphite.
Tu ne nous as jamais parlé, jamais adressé le moindre signe de tête, ni témoigné de la moindre envie de communiquer.

Nos échanges étaient bien plus profonds, plongeaient loin sous la surface des choses. Notre pacte était basé sur bien plus qu'une discussion. Lorsque tu t'installais à l'entrée de la grotte, tu t'accordais à nous.
Tu ne connaissais pas nos noms et nous ignorions le rien.
Pourtant, qui nous a compris mieux que toi ?
Tu venais toujours très tôt, pêcheur. Peut-être cherchais tu toi aussi le sable bleu. En tout cas, tu faisais partie comme nous du peuple du petit jour.

Dès que l'air se mettait à trembler de chaleur, à l'heure où les scintillements du soleil sur la mer montent un peu à la tête, tu repartais. Nous sentions que tu n'aimais pas le fracas, qu'il soit de son ou de lumière.
Tu avais un étrange rituel. Toujours, tu arrachais une feuille, une seule des feuilles de ta matinée de travail. J'ignore toujours si tu la choisissais au hasard ou si tu choisissais celle que tu estimais la plus réussie. Bien sûr, c'était un de tes croquis nous représentant.
Tu le pliais en forme d'avion et le lançais dans la grotte avant de partir. Sur la feuille, tu avais plié nos corps, exactement l'un sur l'autre. Irina disait :
- C'est pour que je te garde en moi

*

Elle n'a pas souffert. On ne souffre pas de se rompre d'un coup, on s'étonne un bref instant avec son corps et puis on n'est plus là. Il ne reste qu'une poupée froide, aux contours malmenés, aux courbes enfoncées.
Irina m'avait laissé ces mots "je vais faire des courses, je reviens dans un quart d'heure". Je me rendormais presque quand le téléphone a grelotté de froid. J'ai couru vers le front de mer. C'était le matin. Les lignes de la mer étaient nettes, la lumière était si belle que tout allait bien, malgré tout. J'ai tenu la main d'Irina, exactement comme quand nous marchions vers la grotte. Mais Irina ne marchait plus, je tenais un animal oublié, une maison désertée. La voiture l'avait tuée sur le coup.
Pécheur, cela s'est passé le seul matin où tu n'étais pas là.

*

Maintenant, je vais t'envoyer ma lettre brûlée, puis partir. Elle va prendre le vent, venir verts toi, embrasser ton visage avec la douceur noire du papier incendié. Ma lettre, tu vas la lire avec ta joue, avec la pulpe de tes doigts, avec tes feuilles. Et tu vas y répondre avec nos souffles.
Je compte sur toi, pêcheur. Si tu fais cela pour nous, le sable de la grotte deviendra bleu et Irina et moi nous aimerons là chaque matin, comme dans des grains d'océan.
Tu es en retard. L'air va bientôt trembler de chaleur. La mer va monter dans ta tête et t'empêcher de voir ce qui ne se voit pas. Tu as juste le temps de poser quelques cendres de ma lettre brûlée sur une de tes feuilles, de leur donner la forme de nos corps mêlés, puis de nous souffler de toutes tes forces avec ton crayon.

 

 

 

   "Est-ce que cela ne vous semble pas bizarre de ne pouvoir être autre chose que soi,
jusqu'à son dernier souffle, et même au-delà, dit-on ?"

(Anne Hébert)

 

Voeu de parole





Silence ma belle
ne dis rien au chanteur qui rit au bout de la corde
ne dis rien du travail des entailles
métier de coins à jour
comme des bords de bouches qui pullulent
sur des rideaux muets

Dans ce pays, personne ne croit en l'absolu, tout le monde trace des
traits en laissant un peu de soi autour des autres.
Tout le monde est un noyau qui s'ignore.

une arrivée de corps dans une allée pure
belle et ceinte d'un jardin de tête
comme s'il fallait faire un commentaire
à chaque mouvement de cheveux de celui qui passe
dans l'autre sens

Silence ma belle, tu visionnes ton corps comme un film vivant et quelque
chose secoue les fauteuils de la salle aveugle, comme une indignation
impatiente de clignoter la chair, comme la larve d'un soleil qui a
réalisé son voeu.

Et les siècles se comptent seconde par seconde
comme un chapelet passé autour d'un cou
qui a remplacé les prières par des étreintes

les trains ont soif ils aiment
et pratiquent l'aspersion des signes de quai
le rituel des mains qui sont à la fois à toi et à moi
et disent que le voyage sera sérieux

Je suis tous les sons que tu ne produis pas.
Je suis l'oncle des continents mouillés qui se lèvent, leurs jambes de
mousse encore frèles.
Le front dans lequel s'enfoncent les bateaux par filiation de récifs.

Et partout les têtes s'inclinent
quand tout devient si vaste
que les souffles peinent à se suspendre
à ces mouvements trop continus pour l'homme
langage si évident
qu'il n'est plus besoin de marquer le rythme
des consonnes et voyelles

car il est ce que nous sommes
et nous sommes ce qu'il est

Avec nos voix toujours trop basses ou trop hautes qui résonnent de telle façon que nous puissons inventer des voûtes aux caves, des corps aux cryptes et des accessoires aux larmes.
Mais toujours en oblique, pour être enfilées sans se tordre

comme des gants de lumière
dans un couloir ni noir ni blanc
et peu importe sa couleur
pourvu qu'il soit dans nos bras

Silence ma belle
ne leur dis rien
du penchant des balançoires
qui aiment se soulever au-delà de leur courbe
pour verser les vivants dans les jardins
où tu fais voeu de parole

 

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