LECTURE  CHRONIQUE


Revues papiers,
revues électroniques,
critiques et coup de coeur du livre.


ACCUEIL

________________________________________________________


ARCHIVES:  LECTURE CHRONIQUE

Regard sur l'écriture - Soleil et Cendres - Au coeur du cri... et plus

LECTURES -CHRONIQUES


L'ÉPUISEMENT de Christian Bobin
(Folio, 2015, Le Temps qu'il fait , 1994)


présenté par Dominique Zinenberg

Perdre son temps dans l'amitié de l'air.

La lecture de L'épuisement est l'expérience d'une épiphanie.
On le sait dès la première page:
« J'ai un livre à faire pour la lumière qu'il me donnera » ; de  même  que  l'on sait d'emblée que « Quelque chose a eu lieu », c'est même ce que le lecteur apprend dès la phrase liminale : une apparente entrée en récit fracassante – le rappel que le ressort du récit c'est de raconter un événement, que c'est à cela qu'on doit s'attendre – or ce qui advient et ne cesse d'advenir jusqu'à l'épuisement du texte, c'est l'épuisement en acte du récit. L'auteur trouve d'innombrables moyens de différer le récit de ce quelque chose a eu lieu. Une stratégie du différé est mise en place, non qu'elle puisse passer pour une ruse de Christian Bobin –  elle serait plutôt perçue comme nécessaire voire incontournable – mais elle ne cesse d'agir tout au long de la lecture qui s'offre à nous. Différer jusqu'à l'épuisement : aussi bien celui lié à la fatigue qu'au tarissement. Raconter ce qui a eu lieu est vain et procure une fatigue indépassable et la force agissante de ce qui se déploie dans la raréfaction et le tarissement est , en revanche , sans limite.

Il est et sera question de pénurie et de fatigue, mais aussi en lieu et place du récit , un nouveau genre : l'orage. Un texte sous l'égide du climat : opacité, grondement (du tonnerre) , pluie ( ce reste inépuisable ou infini) ou larmes (celles de l'enfant de trois ans qui durant trois semaines a pleuré « sans baisse d'intensité, sans aucune lassitude de la voix », éclairs (peur, clarté, joie, révélation).

L'épuisement est le récit fragmenté, digressif du dévoilement d'une crise intime, d'un événement infime et majeur dont le rayonnement est partout dans le texte et partout diffracté sans qu'on puisse jamais le saisir de façon précise. L'événement se dérobe mais étend son règne partout où le narrateur nous entraîne. Il y est même donné en abîme plusieurs fois avec la  générosité d'un prodigue. « J'aime les miroirs, les icônes et les livres. J'aime ce qui retient en soi de la lumière avant de nous la rendre, augmentée d'une secrète gaieté. »

Une étrange tension entre dynamisme et inertie est à l'œuvre tout au long de ce texte. Tantôt Christian Bobin affirme une avancée, un déplacement en tout cas (« Allant et revenant, j'avance dans ce livre à la manière des écureuils dans les parcs, par bonds, retours et immobilités. ») , tantôt son aspiration la plus forte est de se taire (« Mon vrai désir ce n'était pas d'écrire, c'était de me taire. ») Il reste de ce premier désir des traces vives. La force de l'évitement du récit permet l'accès à l'écriture en creux, mine souterraine riche de sa cécité même et de sa logique inconsciente merveilleuse et cohérente. L'auteur nous fait voir comment il se laisse glisser, tomber dans le tissage de son texte en n'exploitant que le filon le plus ténu possible du récit à partir de cette déclaration inaugurale qui est « L'amour est le seul événement digne de ce nom. » Ce qui a eu lieu est donc l'amour, mais c'est un événement qui ne peut se dire: il s'agit bien d'un épuisement et donc de l'avènement d'une présence: toute vraie présence est épuisante. On ne peut donc emprunter que des voies de traverse, des chemins détournés, des analogies littéraires, cinématographiques, picturales, musicales aussi pour suggérer ce qui a eu lieu. Et le faire entendre à la perfection avec l'idée sublime que ce qui semble être un écart, une marge, une digression, c'est le centre, le foyer de lumière et qu'il est « inépuisable » , indestructible.

De quoi alors se plaindrait le lecteur lui à qui n'est pas caché  l'itinéraire primesautier   comparable, on l'a vu, à celui d'un écureuil , mais tout autant d'un Montaigne et grâce auquel le texte avance ou s'égare ?

Une ligne de crête s'ouvre qui semble décentrer le propos, mais la crête est le cœur même. Par d' étonnants détours où abondent anecdotes, synopsis, anamnèses, éloges et aphorismes, Christian Bobin , par ricochets, échos, reflets cerne l'insaisissable et lumineux essentiel et nous le transmet comme un don. Il écarte tout le reste, il décante, il polit, assèche tout ce qui n'est pas au plus près, au plus vrai de l'enfance mais de l'enfance infantile, celle d'avant la raison,celle d'avant l'appropriation structurée de la langue. C'est quand l'écrivain rejoint les salissures, les caprices, le rire ou les pleurs de l'enfance qu'il est dans l'écriture, dans  le cadeau inespéré de l'écriture.

Et que ces réflexions le conduisent à la relation des artistes au travail et à l'économie, sans qu'on se détourne d'un iota cependant de l'événement qui a eu lieu et dont le texte est là pour rendre compte, ne devrait pas sembler hors sujet, déviant, égarement car c'est justement par rapport au travail et à l'économie que les artistes sont susceptibles de rejoindre la sauvagerie rayonnante de l'enfance.

« S'il y a un lien entre l'artiste et le reste de l'humanité... ce ne peut être qu'un lien d'amour et de révolte. C'est dans la mesure où il s'oppose à l'organisation marchande de la vie que l'artiste rejoint ceux qui doivent s'y soumettre... Son travail c'est de ne pas travailler et de veiller sur la part enfantine de notre vie qui ne peut jamais rentrer dans rien d'utilitaire. »

De part en part ce livre est traversé d'oiseaux dont l'envol est lumière; de part en part il est traversé du travail sur la langue qui est action sur le monde. « Travailler sur la langue c'est agir sur le monde. » De part en part le livre est chant d'amour et de reconnaissance aux artistes de l'essentiel et dont la présence n'est pas le nom propre mais la musique de leur chant singulier. De part en part le livre est hymne à la vie.

« La vie me bouleverse comme un papier de soie si fin qu'un regard trop pesant suffirait à le  déchirer. La vie me comble d'être aussi parfaitement menacée. Le déchirement me donne joie et rire. »

De part en part enfin, le livre laisse méditer sur la parabole du couloir et de la minuterie : une épiphanie du quotidien qui symbolise à merveille l'inépuisable lutte entre les ténèbres et la lumière. « Lorsque je sors de cet appartement je me trouve, avant d'appuyer sur la minuterie, dans le noir d'un couloir et j'hésite à avancer, je titube une seconde. Ce livre est ma sortie de l'appartement des jours anciens, je ne peux y avancer que par à-coups jusqu'à trouver la minuterie. »

L'épuisement de Christian Bobin
présenté par Dominique Zinenberg

Mai 2015


Créé le 1 mars 2002

A visionner avec Internet Explorer