La
lecture de L'épuisement est l'expérience d'une
épiphanie.
On le sait dès la première page: « J'ai un
livre à faire pour la lumière qu'il me donnera
» ; de même que l'on sait d'emblée
que « Quelque
chose a eu lieu », c'est
même ce que le lecteur apprend dès la phrase liminale :
une apparente
entrée en récit fracassante – le rappel que le ressort du
récit c'est de raconter un événement, que c'est
à cela qu'on doit s'attendre – or ce qui advient et ne cesse
d'advenir jusqu'à l'épuisement du texte, c'est l'épuisement
en acte du récit. L'auteur trouve d'innombrables moyens de
différer le récit de ce quelque chose a eu lieu. Une
stratégie du différé est mise en place, non
qu'elle puisse passer pour une ruse de Christian Bobin – elle
serait plutôt perçue comme nécessaire voire
incontournable – mais elle ne cesse d'agir tout au long de la lecture
qui s'offre à nous. Différer jusqu'à
l'épuisement : aussi bien celui lié à la fatigue
qu'au tarissement. Raconter
ce qui a eu
lieu est vain et procure une fatigue indépassable et la force
agissante de ce qui se déploie dans la raréfaction et le
tarissement est , en revanche , sans limite.
Il
est et sera question de pénurie et de fatigue, mais aussi en
lieu et place du récit , un nouveau genre : l'orage. Un texte
sous l'égide du climat : opacité, grondement (du
tonnerre) , pluie ( ce reste inépuisable ou infini) ou larmes
(celles de l'enfant de trois ans qui durant trois semaines a
pleuré « sans baisse d'intensité, sans aucune
lassitude de la voix », éclairs (peur, clarté,
joie, révélation).
L'épuisement
est le récit fragmenté, digressif du dévoilement
d'une crise intime, d'un événement infime et majeur dont
le rayonnement est partout dans le texte et partout diffracté
sans qu'on puisse jamais le saisir de façon précise.
L'événement se dérobe mais étend son
règne partout où le narrateur nous entraîne. Il y
est même donné en abîme plusieurs fois avec la
générosité d'un prodigue. « J'aime les
miroirs, les icônes et les livres. J'aime ce qui retient en soi
de la lumière avant de nous la rendre, augmentée d'une
secrète gaieté. »
Une
étrange tension entre dynamisme et inertie est à l'œuvre
tout au long de ce texte. Tantôt Christian Bobin affirme une
avancée, un déplacement en tout cas (« Allant
et revenant, j'avance dans ce livre à la manière des
écureuils dans les parcs, par bonds, retours et
immobilités. ») , tantôt son aspiration la plus
forte est de se taire (« Mon vrai désir ce
n'était pas d'écrire, c'était de me taire.
») Il reste de ce premier désir des traces vives. La force
de l'évitement du récit permet l'accès à
l'écriture en creux, mine souterraine riche de sa
cécité même et de sa logique inconsciente
merveilleuse et cohérente. L'auteur nous fait voir comment il se
laisse glisser, tomber dans le tissage de son texte en n'exploitant que
le filon le plus ténu possible du récit à partir
de cette déclaration inaugurale qui est « L'amour est
le seul événement digne de ce nom. » Ce qui a
eu lieu est donc l'amour, mais c'est un événement qui ne
peut se dire: il s'agit bien d'un épuisement et donc de
l'avènement d'une présence: toute vraie présence
est épuisante. On ne peut donc emprunter que des voies de
traverse, des chemins détournés, des analogies
littéraires, cinématographiques, picturales, musicales
aussi pour suggérer ce qui a eu lieu. Et le faire entendre
à la perfection avec l'idée sublime que ce qui semble
être un écart, une marge, une digression, c'est le centre,
le foyer de lumière et qu'il est « inépuisable
» , indestructible.
De
quoi alors se plaindrait le lecteur lui à qui n'est pas
caché l'itinéraire primesautier
comparable, on l'a vu, à celui d'un écureuil , mais tout
autant d'un Montaigne et grâce auquel le texte avance ou
s'égare ?
Une
ligne de crête s'ouvre qui semble décentrer le propos,
mais la crête est le cœur même. Par d' étonnants
détours où abondent anecdotes, synopsis,
anamnèses, éloges et aphorismes, Christian Bobin , par
ricochets, échos, reflets cerne l'insaisissable et lumineux
essentiel et nous le transmet comme un don. Il écarte tout le
reste, il décante, il polit, assèche tout ce qui n'est
pas au plus près, au plus vrai de l'enfance mais de l'enfance
infantile, celle d'avant la raison,celle d'avant l'appropriation
structurée de la langue. C'est quand l'écrivain rejoint
les salissures, les caprices, le rire ou les pleurs de l'enfance qu'il
est dans l'écriture, dans le cadeau inespéré
de l'écriture.
Et que
ces réflexions le conduisent à la relation des artistes
au travail et à l'économie, sans qu'on se détourne
d'un iota cependant de l'événement qui a eu lieu et dont
le texte est là pour rendre compte, ne devrait pas sembler hors
sujet, déviant, égarement car c'est justement par rapport
au travail et à l'économie que les artistes sont
susceptibles de rejoindre la sauvagerie rayonnante de l'enfance.
«
S'il y a un lien entre l'artiste et le reste de
l'humanité... ce ne peut être qu'un lien d'amour et de
révolte. C'est dans la mesure où il s'oppose à
l'organisation marchande de la vie que l'artiste rejoint ceux qui
doivent s'y soumettre... Son travail c'est de ne pas travailler et de
veiller sur la part enfantine de notre vie qui ne peut jamais rentrer
dans rien d'utilitaire. »
De
part en part ce livre est traversé d'oiseaux dont l'envol est
lumière; de part en part il est traversé du travail sur
la langue qui est action sur le monde. « Travailler sur la
langue c'est agir sur le monde. » De part en part le livre
est chant d'amour et de reconnaissance aux artistes de l'essentiel et
dont la présence n'est pas le nom propre mais la musique de leur
chant singulier. De part en part le livre est hymne à la vie.
«
La vie me bouleverse comme un papier de soie si fin
qu'un regard trop pesant suffirait à le déchirer.
La vie me comble d'être aussi parfaitement menacée. Le
déchirement me donne joie et rire. »
De
part en part enfin, le livre laisse méditer sur la parabole
du couloir et de la minuterie : une épiphanie du quotidien qui
symbolise à merveille l'inépuisable lutte entre les
ténèbres et la lumière. « Lorsque je sors
de cet appartement je me trouve, avant d'appuyer sur la minuterie, dans
le noir d'un couloir et j'hésite à avancer, je titube une
seconde. Ce livre est ma sortie de l'appartement des jours anciens, je
ne peux y avancer que par à-coups jusqu'à trouver la
minuterie. »