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LECTURES -CHRONIQUES

Antoine Choplin
Le héron de Guernica

par
Dominique Zinenberg


On dit « Guernica » et immédiatement, surgissent le tableau de Picasso et la Guerre Civile espagnole. Pourtant avant d'être un tableau, Guernica est une petite ville.

Faire le chemin inverse, retrouver la ville quitte à re-voir le tableau.

Tout est question de points de vue, de témoignage. Celui du peintre absent, qui témoigne (comme Voltaire l'avait fait en son temps au moment du Désastre de Lisbonne, in absentia, mais avec quelle force, de sorte que si l'on évoque encore le séisme de Lisbonne du XVIII ème siècle, c'est bien parce que Voltaire en a été bouleversé au point que sa vision du désastre est restée le témoignage le plus poignant de cette catastrophe.) Picasso que le sort de Guernica a choqué a donné au monde cette fresque visionnaire de destruction, de mal absolu, comme s'il eût été présent, mieux même que s'il l'avait été.

Que faut-il pour voir? Un regard et une passion, un talent, un génie croisés d'une idée, d'une douleur, d'un événement qui hallucinent et fascinent le créateur. C'est tout cela Guernica !

Dans le Héron de Guernica, le héros n'est pas Picasso, mais un jeune homme du nom de Basilio qui peint des hérons. Il est simple, sans prétention. Il fait ce qu'il doit faire sans tourment apparent et semble accepter les décisions qui sont prises pour lui sans les discuter, sans se fâcher et sans donner non plus l'impression qu'elles lui pèsent ou qu'il n'est que passivité et indifférence. Il dessine et peint des hérons et il est amoureux de Célestina. Ce sont pour lui des évidences qui ne donnent lieu à aucune dramatisation extérieure, ni quand il voit la jeune fille partir accompagnée d'un autre garçon le soir du bal, ni quand il apprend qu'elle est morte pendant les bombardements de la ville, ni non plus quand il constate que le héron cendré qu'il peint a été blessé. Sa vie tout entière, dans ce qu'elle a de plus sacrée a été brisée: tout ce qui le touchait au plus fort de lui-même a été détruit ce jour d'horreur, mais il sait (d'un savoir instinctif, qu'aucun raisonnement particulier n'indique) qu'il a à témoigner du matin de ce jour-là comme du soir.

De ce qui a précédé la béance, de la béance elle-même et de son après. Il faudrait que ça tienne dans une même feuille: « Tout doit tenir sur la même feuille, dans la même enveloppe de héron. »

Rien n'est plus pareil mais Guernica existait et existe encore et ce que l'on peint désormais se peint avec le sang des victimes de la tuerie. Avec le regard chargé de douleur et du deuil et avec l'acuité subjective, la seule qui vaille et soit. Alors Guernica devient aussi le héron blessé de Basilio, comme s'il représentait lui aussi, à sa manière (ou plutôt à la manière de ce peintre humble, inconnu – comme on le dit pour le soldat) la ville détruite, la ville massacrée de la Guerre Civile espagnole.

Mais le narrateur n'a pas manqué de disséminer dans son récit, de façon subtile et discrète des détails que l'on peut voir dans l'oeuvre de Picasso. C'est comme un secret qui bat au coeur du récit.

Basilio a bien conscience d'avoir un point de vue quand il peint son héron. Or lorsque le héron est blessé et que Basilio veut le secourir, voilà ce que dit le narrateur : « Il a franchi le seuil de la toile, Basilio. Le voilà dans le tableau à son tour. Dans ces conditions, bien sûr, le héron a cessé de se donner en spectacle. Sa facture de chair épaisse et palpitante, soudain évidente aux sens de Basilio, lui a fait quitter le monde des images. Il se tient là, presque à portée de bras tendu ; lui et Basilio partagent ce même endroit du monde. »

Peindre est donc toujours être à distance (qu'importe la distance) de l'objet peint.

Dans ce récit, toutefois, l'objet de réflexion porte aussi sur la photographie.

C'est le père Eusebio qui introduit le thème de la photographie. En pleine tuerie, c'est à la photo qu'il faut avoir recours pour dire ce qui se passe: l'église en flammes, les morts, la fumée, la ville en ruines.

La photo saisirait directement le réel dans son actualité et deviendrait l'art de l'urgence.

Pourtant c'est à Basilio que le vieux prêtre confie la tâche de photographier pour témoigner et le jeune homme qui obéit à cette injonction sent que ce geste ne pourra rendre qu'une part infime de la réalité, qu'il est lacunaire, sujet à caution (comme le serait une peinture prise dans l'étau de son cadre, qu’en soit la dimension). Alors Basilio capte aussi, dans l'une de ses photos, une bicyclette esseulée et intacte au milieu des débris des bombardements : objet dérisoire, fétu dans la tragédie, mais objet-témoin du drame qui a eu lieu et de l'absence dont son abandon témoigne. « Rien que ça, une bicyclette qui repose à terre, au milieu d'une place déserte. Je crois que c'est pas mal pour donner à deviner tout ce qu'on ne voit pas sur l'image.
Toutes ces choses qui flottent dans l'air et qui fabriquent notre peur de maintenant...
»

Photographier exige aussi d'avoir un regard, un point de vue, la saisie d'un cadre, d'une densité et de ce qui par delà les lignes, les courbes les objets même fait surgir le spectre à l'origine de sa vision.

L'artiste comme le prêtre ont le même but d'après Eusebio :
« Toutes les choses qu'on ne voit pas. Tout ce qui palpite sans figurer sur les images, ce qu'on éprouve avec force et qui se refuse à nos sens premiers. Et on voudrait tellement témoigner pourtant. » « Eh bien, tout ce vivant invisible qui ne rentre dans aucun cadre pour la bonne raison qu'il est lui-même le cadre de tout, je crois bien qu'il porte un nom. Et c'est notre Seigneur Dieu tout puissant, qu'il s'appelle. »

C'est grâce à Eusebio que Basilio va apprendre qu'un certain Picasso a peint un immense tableau sur Guernica et qu'il se rendra à Paris pour l'Exposition universelle de 1938 pour voir le tableau et ... Picasso !



Antoine Choplin
Le héron de Guernica, ed. Rouergue, coll.La Brune,2011


Dominique Zinenberg




Antoine Choplin,
Le héron de Guernica
présenté par Dominique Zinenberg
Francopolis mai 2014


  

Créé le 1 mars 2002

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