On
dit « Guernica » et immédiatement,
surgissent le tableau de Picasso et la Guerre Civile espagnole.
Pourtant avant d'être un tableau, Guernica est une petite ville.
Faire le chemin inverse, retrouver la ville quitte à re-voir le
tableau.
Tout est question de points de vue, de témoignage. Celui du
peintre absent, qui témoigne (comme Voltaire l'avait fait en son
temps au moment du Désastre de Lisbonne, in absentia,
mais avec quelle force, de sorte que si l'on évoque encore le
séisme de Lisbonne du XVIII ème siècle, c'est bien
parce que Voltaire en a été bouleversé au point
que sa vision du désastre est restée le témoignage
le plus poignant de cette catastrophe.) Picasso que le sort de Guernica
a choqué a donné au monde cette fresque visionnaire de
destruction, de mal absolu, comme s'il eût été
présent, mieux même que s'il l'avait été.
Que faut-il pour voir? Un regard et une passion, un talent, un
génie croisés d'une idée, d'une douleur, d'un
événement qui hallucinent et fascinent le
créateur. C'est tout cela Guernica !
Dans le Héron de Guernica, le héros n'est pas
Picasso, mais un jeune homme du nom de Basilio qui peint des
hérons. Il est simple, sans prétention. Il fait ce qu'il
doit faire sans tourment apparent et semble accepter les
décisions qui sont prises pour lui sans les discuter, sans se
fâcher et sans donner non plus l'impression qu'elles lui
pèsent ou qu'il n'est que passivité et
indifférence. Il dessine et peint des hérons et il est
amoureux de Célestina. Ce sont pour lui des évidences qui
ne donnent lieu à aucune dramatisation extérieure, ni
quand il voit la jeune fille partir accompagnée d'un autre
garçon le soir du bal, ni quand il apprend qu'elle est morte
pendant les bombardements de la
ville, ni non plus quand il constate que le héron cendré
qu'il peint a été blessé. Sa vie tout
entière, dans ce qu'elle a de plus sacrée a
été brisée: tout ce qui le touchait au plus fort
de lui-même a été détruit ce jour d'horreur,
mais il sait (d'un savoir instinctif, qu'aucun raisonnement particulier
n'indique) qu'il a à témoigner du matin de ce
jour-là comme du soir.
De ce qui a précédé la béance, de la
béance elle-même et de son après. Il faudrait que
ça tienne dans une même feuille: « Tout doit
tenir sur la même feuille, dans la même enveloppe de
héron. »
Rien n'est plus pareil mais Guernica existait et existe encore et ce
que l'on peint désormais se peint avec le sang des victimes de
la tuerie. Avec le regard chargé de douleur et du deuil et avec
l'acuité subjective, la seule qui vaille et soit. Alors Guernica
devient aussi le héron blessé de Basilio, comme s'il
représentait lui aussi, à sa manière (ou
plutôt à la manière de ce peintre humble, inconnu –
comme on le dit pour le soldat) la ville détruite, la ville
massacrée de la Guerre Civile espagnole.
Mais le narrateur n'a pas manqué de disséminer dans son
récit, de façon subtile et discrète des
détails que l'on peut voir dans l'oeuvre de Picasso. C'est comme
un secret qui bat au coeur du récit.
Basilio a bien conscience d'avoir un point de vue quand il peint son
héron. Or lorsque le héron est
blessé et que Basilio veut le secourir, voilà ce que dit
le narrateur : « Il a franchi le seuil de la toile, Basilio.
Le
voilà dans le tableau à son tour. Dans ces conditions,
bien sûr, le héron a cessé de se donner en
spectacle. Sa facture de chair épaisse et palpitante, soudain
évidente aux sens de Basilio, lui a fait quitter le monde des
images. Il se tient là, presque à portée de bras
tendu ; lui et Basilio partagent ce même endroit du monde.
»
Peindre est donc toujours être à distance (qu'importe la
distance) de l'objet peint.
Dans ce récit, toutefois, l'objet de réflexion porte
aussi sur la photographie.
C'est le père Eusebio qui introduit le thème de la
photographie. En pleine tuerie, c'est à la photo qu'il faut
avoir recours pour dire ce qui se passe: l'église en flammes,
les morts, la fumée, la ville en ruines.
La photo saisirait directement le réel dans son actualité
et deviendrait l'art de l'urgence.
Pourtant c'est à Basilio que le vieux prêtre confie la
tâche de photographier pour témoigner et le jeune homme
qui obéit à cette injonction sent que ce geste ne pourra
rendre qu'une part infime de la réalité, qu'il est
lacunaire, sujet à caution (comme le serait une peinture prise
dans l'étau de son cadre, qu’en soit la dimension). Alors
Basilio capte aussi, dans l'une de ses photos, une bicyclette
esseulée et intacte au milieu des débris des
bombardements : objet dérisoire, fétu dans la
tragédie, mais objet-témoin du drame qui a eu lieu et de
l'absence dont son abandon témoigne. « Rien que
ça, une bicyclette qui repose à terre, au milieu d'une
place déserte. Je crois que c'est pas mal pour donner à
deviner tout ce qu'on ne voit pas sur l'image.
Toutes ces choses qui flottent dans l'air et qui fabriquent notre peur
de maintenant... »
Photographier exige aussi d'avoir un regard, un point de vue, la saisie
d'un cadre, d'une densité et de ce qui par delà les
lignes, les courbes les objets même fait surgir le spectre
à l'origine de sa vision.
L'artiste comme le prêtre ont le même but d'après
Eusebio :« Toutes les choses qu'on ne
voit pas. Tout ce qui palpite sans figurer sur les images, ce qu'on
éprouve avec force et qui se refuse à nos sens premiers.
Et on voudrait tellement témoigner pourtant. » «
Eh bien, tout ce vivant invisible qui ne rentre dans
aucun cadre pour la bonne raison qu'il est lui-même le cadre de
tout, je crois bien qu'il porte un nom. Et c'est notre Seigneur Dieu
tout puissant, qu'il s'appelle. »
C'est grâce à Eusebio que Basilio va apprendre qu'un
certain Picasso a peint un immense tableau sur Guernica et qu'il se
rendra à Paris pour l'Exposition universelle de 1938 pour voir
le tableau et ... Picasso !
Antoine Choplin
Le
héron de Guernica, ed. Rouergue, coll.La
Brune,2011
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