Transmettre,
même de façon discontinue, mais transmettre. Restaurer ce
qui a été abîmé, délavé,
détruit. Retrouver les traces. La passation des savoirs est
à la fois énergie et mélancolie. On s'exile par
manque et mélancolie, on apprend à partir de cette
tristesse, dans un acte d'abandon à ce qui vient, à ce
qui est. Le sens d'une vie est un fil ténu, presque
imperceptible, une soie toutefois solide, inusable. La beauté
fugitive est pourtant une recherche ancestrale constante, un fil qui se
dévide sans fin (un peu comme le moulin de sel du mythe chinois
qui continue d'alimenter la mer et les océans), ce fil de
beauté (et de savoir) ne peut être interrompu par rien,
pas même par le séisme de Kobé, ni par celui plus
récent de Fukushima.
De
douleur en douleur, d'état dépressif en état
dépressif, des hommes solitaires échouent dans ce lieu
perdu du Japon, dans la contrée d'Atôra et semblent en s'y
installant laisser derrière eux les rumeurs et fureurs de la
civilisation contemporaine et ne vivre plus que de façon
intemporelle au milieu de jardins, dans le calme apparent d'humbles
besognes et parmi quelques personnages fantasques comme tirés
d'estampes lointaines et animées (c'est-à-dire
véridiques) et ces hommes , dans cet espace à
l'écart cicatrisent leurs blessures et s'ouvrent à
d'autres passions, tout aussi étonnantes.
Le
jardin est un art, peindre des éventails aussi : un savoir-faire
préside à l'une comme à l'autre activité.
Cela exige patience, minutie, éveil à la nature,
apprentissage discret, sans heurt et quasi mutique. Tout est
étroitement lié : les lois naturelles, la calligraphie,
le dessin, le regard, la précision du geste, l'ouverture
à l'autre et à soi.
Mais
peindre c'est aussi écrire : à chaque éventail son
haïku
Ni
tourment ni deuil
sur les roses du jardin
dispersez mes cendres
Et
soudain, c'est comme une déchirure dans la page même, un
choc de lecture, l'avènement du désastre de Fukushima.
Les morts, la disparition du jardin, des éventails – oeuvre de
toute une vie et d'ancestrales connaissances anéanties en un
instant. Matabéi, le peintre d'éventail est un des seuls
survivants : il erre, vieux, malade, égaré,
désorienté dans ce lieu sinistré, irradié,
encombré de détritus et de morts. Son disciple, qui
était parti loin de lui par dépit, voit par hasard une
photo de son maître dans un magazine « On y voyait mon
vieux maître, tête nue, dans un triste état
d'abandon physique et moral. Après le séisme du onze mars
et ses suites dramatiques... » . C'est lui, on l'aura
compris, le
narrateur de l'histoire, mais bien plus que narrateur il est celui
grâce auquel la continuité artistique se prolongera, c'est
par lui que la transmission du savoir se perpétuera. « Mon
seul rôle, dans toute cette histoire, consiste à
transmettre aux amateurs ces trésors irradiés – que leur
auteur s'appelle Osaki Tanako ou Matabei Reien. La vie est un chemin de
rosée dont la mémoire se perd, comme un rêve de
jardin. Mais le jardin renaîtra, un matin de printemps, c'est
bien la seule chose qui importe. Il s'épanouira dans une
palpitation insensée d'éventails. »
Nous
l'aurons compris, ce récit est poésie mais il est aussi
cri d'horreur et de détresse pour Fukushima
dévasté. Long poème de magicien qui traduit sa
compassion en s'immergeant totalement dans la culture nippone et nous
offre, ce faisant, un texte magnétique.
Prendre
son envol -
à l'heure des
migrations
peindre une plume
Le peintre d’éventail,
Hubert Haddad (Zulma 2013, Folio, 2014)
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