LECTURES -CHRONIQUES
La Survivance par Claudie
Hunzinger (J'ai lu 2012)
présenté
par
Dominique Zinenberg
Dans le titre
déjà se livre une partie du mystère et foisonne
des sens que la lecture seule du roman dévoile peu à peu.
Ici, il s'agit de survivre. Survivre à tous les désastres
de la société contemporaine, à cette
société qui ruine les espérances, les
idéaux et expulse les rêveurs, ceux qui ont vécu
entouré de livres, pour les livres , dans une librairie. Le
roman s'ouvre donc sur une expulsion. Le couple de libraires, Jenny (la
narratrice) et Sils, son compagnon depuis quarante ans, sont contraints
de tout laisser derrière eux. Ils n'emporteront donc que les
livres, une ânesse (Avanie), leur chienne (Betty) et
s'installeront dans une maison en ruine, en plein coeur des Vosges, La
Survivance.
Quarante ans plus tôt, ils avaient vainement tenté de
vivre dans ce lieu laissé à la sauvagerie, aux
intempéries, à la précarité la plus totale.
Ils n'avaient pas tenu alors, bien qu'ils fussent jeunes et fougueux.
Mais désormais, le choix de vivre là ou pas est
impossible, la « survivance » est leur seul recours.
Parmi les nombreuses acceptions du terme « survivance » il
y a « ce qui survit » de ce qui n'est plus que sous forme
de traces matérielles ou immatérielles, l'une d'elles
étant l'azurite que les alentours du gîte en ruine
recelaient au XVème
siècle quand de véritables gisements en permettaient
l'exploitation. Sils saisi de la fièvre alchimiste va rechercher
ses traces infimes parce qu'il a en tête de retrouver les
pigments dont le peintre Grünewald s'était servi pour son
chef-d'oeuvre, le joyau du musée d'Unterlinden à Colmar,
le fameux Retable que la narratrice, dans sa fiction, consume dans un
incendie au moment même où au seuil du récit le
couple est réduit au repli à La Survivance.
« Il n'avait pas assisté à l'incendie, mais il
me décrivait comme s'il y avait été le halo
rougeoyant autour du musée, des cercles de couleurs, et les
étincelles furieuses éclaboussant d'escarbilles le ciel
de la ville, bleu azurite, comme dans la nuit peinte du panneau de la
Résurrection. »
« On racontait, disait encore Sils, qu'un enfant, dans
une rue, avait vu devant lui quelque chose voleter,
épouvanté, il l'avait saisi, pensant à un oiseau.
Dans sa paume, quand il l'avait ouverte, il y avait le visage de l'ange
vert. D'autres versions parlaient d'un morceau du ciel de la
Résurrection, escarbilles de jaune sur fond bleu nuit d'azurite.
D'autres, d'un fragment rouge cinabre: la bouche ravagée de
Marie-Madeleine dans la prédelle sous la Croix. »
Au départ du texte donc le deuil de l'exil doublé du
deuil d'un chef-d'oeuvre pictural dévoré par les flammes,
sans compter le deuil plus discret de l'autodafé par la
narratrice de toutes les lettres d'amour dont elle s'allège
avant leur déménagement définitif. La narratrice
découvre au cours de lectures (seul trésor gardé,
partagé même avec leur ânesse Avanie qui broute avec
autant de plaisir l'herbe des prairies que les pages des livres) que
pour Warburg ce qui était captivant « c'était la
façon dont ces thèmes, morts depuis longtemps,
ressurgissaient dans un autre continent, un autre temps, flottaient, se
modifiaient, revenaient, en mouvement, sans limites, tel un peuple de
fantômes. [...] Tout ça pour en venir, Sils, à
comment Warburg appelait ce qui survit dans les images après
toutes leurs métamorphoses? Autrement dit, comment il appelait
la capacité des images à revenir nous hanter, ce qui en
faisait à ses yeux « une histoire de fantômes
pour grandes personnes » ? Oh, ça va te plaire. Il
appelait ça « la survivance ».
Le pendant de la survivance c'est le deuil et la
mélancolie,c'est l'angoisse de la vie si précaire, si
fragile qu'à chaque instant elle peut s'arrêter , comme
celle de leur chienne Betty, comme celle des cerfs qui rôdent
autour du gîte et à qui Jenny attribue des noms de
Peaux-Rouges et qu'elle observe, dessine, reconnaît et dont le
nombre diminue à partir du temps de la chasse. Plane la mort
au-dessus de leur toit, sous leur toit même quand le roman se
clôt dans l'expectative angoissée de la disparition de
Sils.
Les moments de grâce dans la précarité font siffler
Sils et s'émerveiller Jenny de la beauté sauvage,
féérique de ce qui l'entoure. Elle s'émerveille de
ce qu'elle fait pousser, de ce qu'elle voit: « Un matin, sur
le pas de la porte, quoi? Une bête, haute comme un petit cheval.
Je n'ai pas bougé. Je respirais à peine, j'ai
respiré enfin, j'ai fait un pas, un autre. Elle ne me voyait
pas. J'ai avancé encore, j'ai tendu le bras. Ma parole,
j'étais invisible. Elle, le regard absent, mâchait,
c'était tout, salive et langue incroyablement bleu nuit. Elle
aussi avait mangé des mûres. J'enregistrais: longue
courbure de la mâchoire, élégance du crâne,
oreille gauche et oreille droite bougeant indépendamment l'une
de l'autre comme deux feuilles d'arbre, précision striée
du pelage, harmonie de fauve, de gris fumée, de blanc, et
finesse des pattes portant le ventre bien au-dessus de la marée
d'herbe et qui lentement s'éloignaient. »
En écho au récit de leur survivance à soixante
ans, la narratrice offre un second récit inséré
dans le premier. Il est formé de courts paragraphes aux
caractères plus petits et occupant un espace plus réduit
sur la page. Ce sont des traces, là encore, de la survivance
d'autrefois, des traces de leur jeunesse. Du texte sous le texte et des
sommes de savoirs liés à la lecture insatiable. Des
citations sans aucune cuistrerie. Le monde de la lecture comme un
enchantement, une colonne vertébrale, une force.
Ce roman c'est également les retrouvailles d'un couple qui sans
jamais s'être totalement perdu de vue (grâce sans doute
à cette culture commune et ce culte de l'art et des livres,
même si le culte est nuancé, la vie prévalant sur
l'art ou plus subtilement l'art permettant à la vie d'être
indépassable ) s'était éloigné l'un de
l'autre. Dans leur ermitage lépreux, humide, glacial le couple
va se redécouvrir , partager à nouveau une couche
commune, par moments, dans un érotisme tendre et doux : « Quand
nous nous mettions au lit, on se serrait, on s'enlaçait,
entremêlant bras, jambes, pieds, courage et chagrin. Nous
n'avions jamais eu de lit conjugal, chacun de nous ayant
préféré avoir une chambre à soi et dormir
seul. Aussi, nous retrouver en pleine adversité dans un lit pour
y dormir ensemble s'est révélé une étrange
expérience, quelque chose d'intime, presque de bouleversant.
» .
De cette lecture on ne ressort pas indemne. C'est comme si on trempait
dans un acide révélant des beautés sombres, des
eaux-fortes fantasmagoriques, par-delà la rudesse du réel
et sa sauvagerie foisonnante, détonante. Un long frisson
d'anxiété parcourt le récit, une odyssée
qui fait tenir ensemble le plus précaire et le plus lumineux ,
le plus primitif comme le raffinement le plus sophistiqué dans
la même clarté de regard et d'intelligence et pour le plus
grand bonheur du lecteur.
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La
Survivance par Claudie Hunzinger
présenté par Dominique Zinenberg
Mars 2015
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