J'ai
découvert cette auteur avec Rêves de
garçons. Ce fut une révélation : des pages
d'une énigmatique poésie, un art du suspens, une
construction romanesque implacable. Le saisissement venait du rythme et
des images et dans une certaine mesure, depuis cette lecture il y a
bientôt un an, l'énergie de la phrase me hante encore.
Avec
La vie devant ses yeux, roman antérieur de
quelques années à Rêves de garçons,
j'ai surtout été frappée par la similitude de
certaines obsessions, en particulier, celle de la mort envahissant tout
ou que tout rappelle y compris dans le quotidien le plus banal, le plus
anodin : un parterre de marguerites devenant une métaphore d'un
corps envahi de métastases par exemple.
La protagoniste de La vie devant ses yeux est une femme d'une
quarantaine d'années happée peu à peu par des
hallucinations ramenant un passé traumatique culpabilisant et
rongeant de plus en plus son présent.
La
lecture comparée permet de mesurer à quel point la
maîtrise de l'auteur s'est approfondie de La vie devant ses
yeux à Rêves de garçons. A
première vue, il y aurait pourtant les mêmes
ingrédients : même milieu socioculturel, même
description d'une jeunesse avide, superficielle, même
confrontation traumatique à la gravité soudaine de la
vie, au choc du mortel au sein de la tranquillité de
l'existence, même ardeur solaire, même osmose amicale
aussi. Mais d'un roman à l'autre, les images ont une vie qui
fourmille, les obsessions sont distillées de façon plus
subtile, j'allais dire, plus sournoise et du fait que la protagoniste
ne se retourne plus sur son passé qui vient la hanter, mais vit
le drame au présent, tout en est transformé, tout est
ressenti à fleur de peau, concrètement, dans une
exaltation de tous ses sens en alerte, avec la géniale
impression qu'on lit/voit un film tant la force kinesthésique du
récit fascine.
Du
décalage entre la désinvolture du groupe de jeunes
filles, belles, sûres d'elles, ouvertes à la vie,
insouciantes et cruelles et l'impression confuse mais prégnante
d'un désastre imminent provient le trouble qui s'empare à
la fois des personnages et du lecteur.
L'univers
lisse de ces adolescentes typiquement américaines qui semblent
dotées d'un dynamisme sans borne va être
déchiqueté.
La
beauté est un donné qui n'est qu'un leurre, un artifice
superficiel et éphémère. De la même
façon, les relations idéales entre amies sont
minées et finissent par se défaire. Tout ne reposait que
sur de fausses considérations, même les liens qui avaient
l'air si forts, comme si la tromperie sur soi et les autres
n'était qu'un voile qui était promis à se
déchirer avec le drame qu'elles auraient provoqué.
D'entrée
de jeu, le roman nous prend dans sa vitesse, dans son vertige, dans son
ravage: « La Mustang rouge, pareille à une idée
fugace et brillante qu'on aurait trempée dans du sang,
fonçait entre deux murs de pins blancs qui s'étiraient
loin devant à perte de vue, et loin derrière, dans les
limites du rétroviseur. » Rapidité,
intrépidité, jeunesse, sang, sensation, avec
derrière soi, l'enfance, et devant soi l'âge adulte
à l'horizon.
En
toile de fond, aussi, le chant des cigales, qui accentue la tension,
crée un climat électrique palpable. Des images
fulgurantes, des couleurs franches, voire criardes, des angles
d'attaque à la fois rudes et poétiques, des
pensées de jeunes filles affranchies ou non, des désirs
violents, des peurs irrationnelles, des odeurs, des sensations
brusques, fugaces, des angoisses nocturnes, tout s'entrelace dans ce
récit qui se déroule en trois jours décisifs pour
la jeune pom-pom girl brutalement confrontée à la
férocité de l'existence.
En un monde parfait.
Le
titre nous prévient: c'est le mode ironique qui sera de mise.
Cela a beau commencé comme un roman d'amour à l'eau de
rose ou à un roman photo : une femme épousant contre
toute attente un pilote d'avion séduisant, riche, alors
qu'elle-même déjà trentenaire semblait vouée
à la solitude et la honte du célibat, on entend
très vite, quoique en sourdine d'abord, la musique
grinçante de la fausseté, de la chausse-trappe, du
piège qui va bientôt se refermer sur Jiselle,
l'héroïne abusée de ce roman de Laura Kasischke.
Le
bel aviateur est veuf et a trois enfants : deux adolescentes infectes
et un garçonnet sympathique. Passée la lune de miel, les
absences du mari deviennent de plus en plus fréquentes. Jiselle
est obligée de gérer les humeurs des filles et la
solitude du garçon. Parallèlement à cet
état des lieux intime, le récit s'engage sur une voie
à la fois de science-fiction et d'écologie qui n'est pas
sans rappeler La Peste d'Albert Camus, une peste située
aux USA, à notre époque, ou à une époque
proche de la nôtre, dans un futur de catastrophe
écologique plausible. La vie ordinaire se
déréglant, les personnages doivent pour survivre revenir
à une vie bien moins sophistiquée.
Désormais il faudra faire avec des coupures de courant de plus
en plus fréquentes et s'habituer à une vie bien
précaire d'autant que le mari est retenu en quarantaine en
Allemagne et qu'il s'éloigne de sa famille en
téléphonant de moins en moins , puis en coupant
définitivement les ponts avec les siens allant même
jusqu'à vider le compte bancaire que Jiselle utilisait pour
faire vivre sa famille.
Jiselle
doit faire face à la décroissance, à la peste,
à une vie en autarcie. Jamais elle ne se révolte, ni ne
désespère. Jamais elle ne songe à abandonner son
poste de mère de substitution : elle fait face à tout,
trouve des solutions pour manger, pour réchauffer les corps et
les coeurs, pour comprendre et accepter les enfants.
On
assiste à quelque chose qui pourrait se comparer à un
gant qu'on retournerait : au faste vain de la vie d'avant (un monde
parfait?) se substitue ce monde de la survie. A l'arrogance et à
la méchanceté des filles des premiers temps de la vie
commune font place peu à peu la solidarité, l’entraide,
la simplicité et l'affection des filles pour Jiselle. Ce
retournement est symbolisé par la confection en cachette par la
plus haineuse des deux filles d'un châle léger, doux et
chaud qu'elle offre à sa belle-mère.
A
la fin du roman, il semblerait que le monde parfait n'est pas
celui
auquel on pensait de prime abord. Les valeurs se sont inversées
et malgré la mort qui rôde du fait de la peste, les
relations humaines deviennent enfin vraies, un autre monde prend vie,
loin des sophistications de l'ancien et symbolisé d'ailleurs par
la naissance prochaine du bébé de la fille
aînée. La douceur des liens supplante la violence du monde
extérieur en déshérence et l'abandon de la
civilisation actuelle apparaît comme un soulagement, une
délivrance.
L'ironie
du titre, alors ? Un autre leurre. L'auteur deviendrait-il plus
optimiste que ses lecteurs ? La légende d'une Amérique
purifiée, redevenue elle-même, n'est-elle pas pure
illusion, tromperie suprême? Nous sommes loin avec ce roman de la
vision désespérée mais poétiquement sublime
de Rêves de garçons. Ici l'approche est un regard
sur
l'état de la planète, l'état de la
société, une vision plus terre à terre de ce qui
nous menace et de ce qui pourrait finalement en sortir si le cynisme ne
l'emporte pas et si l'on croit que les êtres humains peuvent
être meilleurs qu'ils ne paraissent grâce à des
circonstances qui les obligent à se sublimer et à devenir
humbles.
Portrait de Laura Kasischke
Laura
Kasischke (nom qu'il faut prononcer « Kaziski ») est
née à Grand Rapids, Michigan en 1961.
Lors d'un entretien1 elle avoue : « Je n'ai
jamais
quitté le Michigan. J'ai grandi dans la banlieue de grand
rapids, un peu plus au nord. Le contraire d'ici2: de petites maisons
proches les unes des autres, des rues pleines de gens ... On n'avait
pas de jardin, juste une minuscule courette. C'était un
désert culturel, il n'y avait pas une seule librairie. Je me
sentais un peu claustrophobe.»
Elle
enseigne la Littérature anglaise à l'Université
d'Ann Arbor, là même où elle a fait ses
études. Elle y donne aussi des cours d'écriture. Elle en
avait reçu dans les années 80 mais elle trouve
qu'aujourd'hui « les étudiants sont plus
académiques. Je me demande si la plupart des étudiants ne
sont pas là par opportunisme, avec l'espoir de gagner pas mal
d'argent ensuite. Je sens un professionnalisme grandissant de
l'écriture, qui devient une industrie. »
Elle n'hésite pas une seconde pour dire que Virginia Woolf est
pour elle l’écrivain qui l'a le plus nourrie : « Mrs
Dalloway a été le plus grand choc littéraire de ma
vie. Je l'ai lu à l’université, à 19 ans. J'ai
été éblouie qu'une seule narratrice puisse passer
ainsi d'une conscience à une autre, sans que ça paraisse
artificiel. Et cette écriture si belle, d'un bloc, cherchant
l'essentiel dans les moindres détails... Tout est parfait!
J'aimerais tellement parvenir, comme elle, à dépasser la
simple histoire pour capter le mystère des atmosphères...
»
Bien que Laura
Kasischke ne soit connue et traduite ici, en France, que pour ses
romans, elle est d'abord poète. C'est d'ailleurs en 1991 qu'elle
publie son premier recueil de poésie Wild Brides alors que son
premier roman, Suspicious River ne paraît qu'en 1996.
Pour elle la poésie est essentielle. Nous déplorons de ne
pas y avoir accès en Français car nous ne pouvons que
pressentir sa force à l'aune de son oeuvre romanesque si
sensible au rythme, aux images, aux sensations et à la saisie
des émotions, des sentiments, des angoisses. Elle dit : « La
poésie est une récompense pour celui qui prend le temps
d'en écrire. Elle donne tant en retour. Écrire de la
poésie, c'est se connecter avec des temps anciens et
sacrés. Je dis souvent que non seulement j'écris de la
poésie sans gagner d'argent, mais que je continuerais à
en écrire même s'il fallait que je paie pour cela!
»
Elle
mentionne aussi le fait que pour elle écrire de la poésie
reste le plus difficile. Le processus d'écriture d'un
poème « part toujours d'une inspiration soudaine,
inédite, fugitive, qui ne reviendra peut-être jamais plus.
Quand je commence une strophe, j'ai l'espoir d'écrire un long
poème comme je n'en ai jamais écrit. Il faut que
ça soit achevé immédiatement. La poésie est
quelque chose d'inatteignable, d'effrayant et de frustrant. »
1 C'est un entretien entre
l'écrivain(e) et Marine Landrot pour le Télérama
du
24-08 2013.
2 C'est-à-dire du lieu
où elle
habite actuellement avec son mari et son fils: une
maison « en bois rouge, entouré d'un parc
de cinq hectares. »
|