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Regard sur l'écriture - Soleil et Cendres - Au coeur du cri... et plus

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Trois romans de Laura Kasischke

La vie devant ses yeux et Rêves de garçons,
 éditions Christian Bourgois, 2002 et Le Livre de Poche 2007.
 En un monde parfait, Livre de Poche 2009.

présentés par
Dominique Zinenberg

J'ai découvert cette auteur avec Rêves de garçons. Ce fut une révélation : des pages d'une énigmatique poésie, un art du suspens, une construction romanesque implacable. Le saisissement venait du rythme et des images et dans une certaine mesure, depuis cette lecture il y a bientôt un an, l'énergie de la phrase me hante encore.

Avec La vie devant ses yeux, roman antérieur de quelques années à Rêves de garçons, j'ai surtout été frappée par la similitude de certaines obsessions, en particulier, celle de la mort envahissant tout ou que tout rappelle y compris dans le quotidien le plus banal, le plus anodin : un parterre de marguerites devenant une métaphore d'un corps envahi de métastases par exemple.

La protagoniste de La vie devant ses yeux est une femme d'une quarantaine d'années happée peu à peu par des hallucinations ramenant un passé traumatique culpabilisant et rongeant de plus en plus son présent.

La lecture comparée permet de mesurer à quel point la maîtrise de l'auteur s'est approfondie de La vie devant ses yeux à Rêves de garçons. A première vue, il y aurait pourtant les mêmes ingrédients : même milieu socioculturel, même description d'une jeunesse avide, superficielle, même confrontation traumatique à la gravité soudaine de la vie, au choc du mortel au sein de la tranquillité de l'existence, même ardeur solaire, même osmose amicale aussi. Mais d'un roman à l'autre, les images ont une vie qui fourmille, les obsessions sont distillées de façon plus subtile, j'allais dire, plus sournoise et du fait que la protagoniste ne se retourne plus sur son passé qui vient la hanter, mais vit le drame au présent, tout en est transformé, tout est ressenti à fleur de peau, concrètement, dans une exaltation de tous ses sens en alerte, avec la géniale impression qu'on lit/voit un film tant la force kinesthésique du récit fascine.

Du décalage entre la désinvolture du groupe de jeunes filles, belles, sûres d'elles, ouvertes à la vie, insouciantes et cruelles et l'impression confuse mais prégnante d'un désastre imminent provient le trouble qui s'empare à la fois des personnages et du lecteur.

L'univers lisse de ces adolescentes typiquement américaines qui semblent dotées d'un dynamisme sans borne va être déchiqueté.

La beauté est un donné qui n'est qu'un leurre, un artifice superficiel et éphémère. De la même façon, les relations idéales entre amies sont minées et finissent par se défaire. Tout ne reposait que sur de fausses considérations, même les liens qui avaient l'air si forts, comme si la tromperie sur soi et les autres n'était qu'un voile qui était promis à se déchirer avec le drame qu'elles auraient provoqué.

D'entrée de jeu, le roman nous prend dans sa vitesse, dans son vertige, dans son ravage: « La Mustang rouge, pareille à une idée fugace et brillante qu'on aurait trempée dans du sang, fonçait entre deux murs de pins blancs qui s'étiraient loin devant à perte de vue, et loin derrière, dans les limites du rétroviseur. » Rapidité, intrépidité, jeunesse, sang, sensation, avec derrière soi, l'enfance, et devant soi l'âge adulte à l'horizon.

En toile de fond, aussi, le chant des cigales, qui accentue la tension, crée un climat électrique palpable. Des images fulgurantes, des couleurs franches, voire criardes, des angles d'attaque à la fois rudes et poétiques, des pensées de jeunes filles affranchies ou non, des désirs violents, des peurs irrationnelles, des odeurs, des sensations brusques, fugaces, des angoisses nocturnes, tout s'entrelace dans ce récit qui se déroule en trois jours décisifs pour la jeune pom-pom girl brutalement confrontée à la férocité de l'existence.

En un monde parfait.


Le titre nous prévient: c'est le mode ironique qui sera de mise. Cela a beau commencé comme un roman d'amour à l'eau de rose ou à un roman photo : une femme épousant contre toute attente un pilote d'avion séduisant, riche, alors qu'elle-même déjà trentenaire semblait vouée à la solitude et la honte du célibat, on entend très vite, quoique en sourdine d'abord, la musique grinçante de la fausseté, de la chausse-trappe, du piège qui va bientôt se refermer sur Jiselle, l'héroïne abusée de ce roman de Laura Kasischke.

Le bel aviateur est veuf et a trois enfants : deux adolescentes infectes et un garçonnet sympathique. Passée la lune de miel, les absences du mari deviennent de plus en plus fréquentes. Jiselle est obligée de gérer les humeurs des filles et la solitude du garçon. Parallèlement à cet état des lieux intime, le récit s'engage sur une voie à la fois de science-fiction et d'écologie qui n'est pas sans rappeler La Peste d'Albert Camus, une peste située aux USA, à notre époque, ou à une époque proche de la nôtre, dans un futur de catastrophe écologique plausible. La vie ordinaire se déréglant, les personnages doivent pour survivre revenir à une vie bien moins sophistiquée.

Désormais il faudra faire avec des coupures de courant de plus en plus fréquentes et s'habituer à une vie bien précaire d'autant que le mari est retenu en quarantaine en Allemagne et qu'il s'éloigne de sa famille en téléphonant de moins en moins , puis en coupant définitivement les ponts avec les siens allant même jusqu'à vider le compte bancaire que Jiselle utilisait pour faire vivre sa famille.

Jiselle doit faire face à la décroissance, à la peste, à une vie en autarcie. Jamais elle ne se révolte, ni ne désespère. Jamais elle ne songe à abandonner son poste de mère de substitution : elle fait face à tout, trouve des solutions pour manger, pour réchauffer les corps et les coeurs, pour comprendre et accepter les enfants.

On assiste à quelque chose qui pourrait se comparer à un gant qu'on retournerait : au faste vain de la vie d'avant (un monde parfait?) se substitue ce monde de la survie. A l'arrogance et à la méchanceté des filles des premiers temps de la vie commune font place peu à peu la solidarité, l’entraide, la simplicité et l'affection des filles pour Jiselle. Ce retournement est symbolisé par la confection en cachette par la plus haineuse des deux filles d'un châle léger, doux et chaud qu'elle offre à sa belle-mère.

A la fin du roman, il semblerait que le monde parfait n'est pas celui auquel on pensait de prime abord. Les valeurs se sont inversées et malgré la mort qui rôde du fait de la peste, les relations humaines deviennent enfin vraies, un autre monde prend vie, loin des sophistications de l'ancien et symbolisé d'ailleurs par la naissance prochaine du bébé de la fille aînée. La douceur des liens supplante la violence du monde extérieur en déshérence et l'abandon de la civilisation actuelle apparaît comme un soulagement, une délivrance.

L'ironie du titre, alors ? Un autre leurre. L'auteur deviendrait-il plus optimiste que ses lecteurs ? La légende d'une Amérique purifiée, redevenue elle-même, n'est-elle pas pure illusion, tromperie suprême? Nous sommes loin avec ce roman de la vision désespérée mais poétiquement sublime de Rêves de garçons. Ici l'approche est un regard sur l'état de la planète, l'état de la société, une vision plus terre à terre de ce qui nous menace et de ce qui pourrait finalement en sortir si le cynisme ne l'emporte pas et si l'on croit que les êtres humains peuvent être meilleurs qu'ils ne paraissent grâce à des circonstances qui les obligent à se sublimer et à devenir humbles.



Portrait de Laura Kasischke

Laura Kasischke (nom qu'il faut prononcer « Kaziski ») est née à Grand Rapids, Michigan en 1961.

Lors d'un entretien
1 elle avoue : « Je n'ai jamais quitté le Michigan. J'ai grandi dans la banlieue de grand rapids, un peu plus au nord. Le contraire d'ici2: de petites maisons proches les unes des autres, des rues pleines de gens ... On n'avait pas de jardin, juste une minuscule courette. C'était un désert culturel, il n'y avait pas une seule librairie. Je me sentais un peu claustrophobe.»

Elle enseigne la Littérature anglaise à l'Université d'Ann Arbor, là même où elle a fait ses études. Elle y donne aussi des cours d'écriture. Elle en avait reçu dans les années 80 mais elle trouve qu'aujourd'hui « les étudiants sont plus académiques. Je me demande si la plupart des étudiants ne sont pas là par opportunisme, avec l'espoir de gagner pas mal d'argent ensuite. Je sens un professionnalisme grandissant de l'écriture, qui devient une industrie. »

Elle n'hésite pas une seconde pour dire que Virginia Woolf est pour elle l’écrivain qui l'a le plus nourrie : « Mrs Dalloway a été le plus grand choc littéraire de ma vie. Je l'ai lu à l’université, à 19 ans. J'ai été éblouie qu'une seule narratrice puisse passer ainsi d'une conscience à une autre, sans que ça paraisse artificiel. Et cette écriture si belle, d'un bloc, cherchant l'essentiel dans les moindres détails... Tout est parfait! J'aimerais tellement parvenir, comme elle, à dépasser la simple histoire pour capter le mystère des atmosphères... »

Bien que Laura Kasischke ne soit connue et traduite ici, en France, que pour ses romans, elle est d'abord poète. C'est d'ailleurs en 1991 qu'elle publie son premier recueil de poésie Wild Brides alors que son premier roman, Suspicious River ne paraît qu'en 1996. Pour elle la poésie est essentielle. Nous déplorons de ne pas y avoir accès en Français car nous ne pouvons que pressentir sa force à l'aune de son oeuvre romanesque si sensible au rythme, aux images, aux sensations et à la saisie des émotions, des sentiments, des angoisses. Elle dit : « La poésie est une récompense pour celui qui prend le temps d'en écrire. Elle donne tant en retour. Écrire de la poésie, c'est se connecter avec des temps anciens et sacrés. Je dis souvent que non seulement j'écris de la poésie sans gagner d'argent, mais que je continuerais à en écrire même s'il fallait que je paie pour cela! »

Elle mentionne aussi le fait que pour elle écrire de la poésie reste le plus difficile. Le processus d'écriture d'un poème « part toujours d'une inspiration soudaine, inédite, fugitive, qui ne reviendra peut-être jamais plus. Quand je commence une strophe, j'ai l'espoir d'écrire un long poème comme je n'en ai jamais écrit. Il faut que ça soit achevé immédiatement. La poésie est quelque chose d'inatteignable, d'effrayant et de frustrant. »

1 C'est un entretien entre l'écrivain(e) et Marine Landrot pour le Télérama du 24-08 2013.
2 C'est-à-dire du lieu où elle habite actuellement avec son mari et son fils: une maison « en bois rouge, entouré d'un parc de cinq hectares. »




A ce jour Laura Kasischke a publié a peu près autant de romans que de recueils de poésie.
Vous pouvez le constater en regardant le tableau ci-dessous. Elle a reçu le National Book
Critics Circle Award pour son oeuvre poétique en 2011.


POÈMES :
Brides, Wives, and widows (1991)
Wildbrides (1992)
Houseskeeping in a dream (1995)
Fire & Flower (1998)
Dance and disappear (2002) Prix Juniper
What is Wasn't (2002)
Gardening in the Dark (2004)
Lilies Without (2007)
Space, in Chains (2011)

ROMANS
A Suspicious River (1996)
La vie devant ses yeux (2002)
Les Revenants (2004)
Rêves de garçons (2007)
Un oiseau blanc dans le blizzard (1998)
A moi pour toujours (2007)
La Couronne verte (2008)
En un monde parfait (2009)
Esprit d'hiver (2013)


Deux de ses romans ont été adaptés au cinéma : A Suspicious River par Lynne Stopkwich en 2000 et La vie devant ses yeux par Vadim Perelman avec Alma Thurman et Evan Rachel Wood en 2007.

Les écrits de Laura Kasischke sont imprégnés d'angoisse latente: devant le vide d'une existence banale, aseptisée où rien ne semble palpiter, elle sait capter les menaces sous-jacentes et sentir la présence de secrets. Ce don, elle l'aurait expérimenté dans sa vie, alors qu'elle était étudiante : elle était amoureuse de son professeur de création littéraire.

Or, ce professeur avait eu une aventure avec sa mère, ce qu'elle lui a révélé, juste avant le dîner. Laura Kasischke se souvient qu'elle était debout à côté du réfrigérateur lorsque sa mère le lui a dit, et alors tout ce qu'elle savait de manière inconsciente, les couches de secrets, les vies secrètes des gens, la signification de petits gestes, de vérités à moitié énoncées, tout cela fusionna avec l'acte d'écrire. « ça ne m'a jamais quitté. Quand j'écris maintenant, je suis en quelque sorte debout devant le réfrigérateur, réalisant soudain combien tout est complexe si vous pouvez seulement discerner la totalité de l'histoire. »

Ses romans ont pour tâche de mettre en lumière ce qui était caché, enfoui, refoulé. Quelque chose brutalement va surgir et permettre la révélation d'un secret, d'un traumatisme, d'une violence jusque-là innommable ou impossible à voir.

Pour l'écrivaine écrire, c'est creuser. C'est un travail d'archéologue: « Déterrer des objets oubliés, les nettoyer, les identifier, les ajouter à sa collection. Et repartir au fond du trou, avec sa pelle. »



Laura Kasischke,

trois romans

présenté par Dominique Zinenberg
Francopolis décembre 2014


  

Créé le 1 mars 2002

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