LECTURE  CHRONIQUE


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Regard sur l'écriture - Soleil et Cendres - Au coeur du cri... et plus


Lointitude, de Patricia Laranco

(La Jointée Editeur, 2009, collection Les œuvres jointes, n° 7,

préface de Jean-Pierre Desthuilliers)

par

Dana Shishmanian




Pour Patricia Laranco,

la poésie, ce n’est pas de la parole, c’est une aventure existentielle :

« C’est un peu comme se jeter hors de son corps,

oui… comme d’accomplir, au dehors, le grand saut,

le plongeon qui vous arrache au balcon frileux,

oui, c’est cela : cracher un mot de poésie » (Libération).

À partir de là on découvre son recueil, Lointitude comme en entrant dans une grotte sombre mais pleine de merveilles. Une poésie dure, âpre, directe, comme la terre, l’eau, le vent, les flammes, la nuit, le vide. Une poésie des états fondateurs de l’humain : la démesure de la joie, l’angoisse du noir, la dilution du réel, le manque de soi, l’éloignement du centre, la perte de la « proximité » originelle, une déchirante écorchure quotidienne, mais aussi l’attirance du retour vers un néant nourricier qui nous ferait renaître, autrement.
 

" N’avoir plus en guise de conscience que ça :
l’obscurité tournée en dedans d’elle-même.
Savourer la plus profonde des intimités
avec ce moi si brut, si soustrait, si enfoui
cette goutte de tourbe, d’argile mouillée
si proche de la racine de l’univers." (Le sommeil)


Le poète évolue au milieu de nulle part, au milieu de tout, au milieu de rien, traversant le monde comme un dense tissu de broussailles enchevêtrés par une bourrasque cosmique, d’au-delà du temps et de l’espace. En tâtonnant il touche de ses mots, comme de mains d’enfant avides de comprendre, des signes de matière et d’esprit parmi lesquels il vacille, se cherche, se fraie un chemin. Lointitude – titre du recueil – rime  avec solitude, et c’est l’état du poète : perdu, étranger au monde, « aspiré par l’exil », « îlot d’absolue lointitude », s’éloignant de tout, tout en se rapprochant du nœud des nœuds, le nœud de l’être, comme d’une île minuscule, invisible, au cœur de l’océan universel.


"Là. Dans le silence central.
Le silence central de l’être,
le nœud de silence central

où les mots n’ont plus de poids" (Dedans).
 

Et c’est là le paradoxe qui émerveille le lecteur : réduit à l’essentiel, presque dissout dans l’abstraction de ce dépouillement, de ce dépaysement total, le poète se revendique comme étant avant tout, avant ses mots mêmes, un corps sensitif, s’infusant dans le réel, en prise directe avec la racine de toute sensation.
 

"J’aime être au plus près de mon corps. De sa tiède
immobilité. Cette félicité, qui macère.
Cette épaisseur d’eau.

Qui respire." (Les gestes)



"Solitude. Un cœur gros. Qui erre, en promeneur.
Qui se fond dans les parois abruptes des murs sales.
Qui avale, gobe gloutonnement les détails menus. Qui
S’encastre dans leur densité confondante." (Solitude)


Un corps à ce point sensitif qu’il perçoit, paradoxalement, « la part d’absence » du réel (Hyperréalité) :

 

"Il suffit d’exister, quelquefois,
rien de plus
pour que se révèle, en soi, la part de néant,
la proximité avec le peu, le si peu,
l’humilité profonde
que corps et chair
recèlent. " (Dilution)
 

Et alors éclate sur la peau du rien, tangente à l’abstrait, glissant sur la coquille de «l’intérieur, ce vide blanc / ce champ de neige abandonné  (…) cette alvéole qui se tient / aux aguets / hors toute souillure », la fascination des formes, métaphores éblouissantes de couleurs, de chaleur, de lumières, d’odeurs, de toucher et de son.
 

"J’étais sur la crête du soir
sur le balcon évanescent
où le vent flagellait les fleurs
chétives changées en toupies
le flux m’y avait déversée
plus bleu que le dos d’un dauphin
arqué sur son vaste plongeon
vers les débris de la mémoire.

Puisqu’il faut te donner des noms
je t’appellerai
sel du jour
crépitement de la candeur
passerelle
entre aube et couchant
le jour m’a déposée au loin
et je ne l’ai pas vu filer (…)." (Lointitude II)


Ce qu’on reçoit en s’enfonçant dans cette lecture qui foisonne comme une forêt tropicale la nuit, ce n’est plus la beauté du monde, ou des mots, ou des êtres, c’est une beauté du néant fait fleur. Comme « des roses qui semblent / simplement rattachées / à la blancheur de l’air / et non plus / à leurs tiges » (Roses).
Miracle rare qu’on ne vit que chez les grands, lorsque le poète s’absorbe au-delà de ses propres mots : « Des mots / qui vont plus loin que lui, / que tout ce qui se peut nommer. » (Lointitude I)

D’ailleurs les poèmes n’ont pas besoin de leurs auteurs, ils se dressent tous seuls, tels des serpents lovés en érection, maîtres et non maîtrisés : que sommes-nous, poètes, sinon leurs voix ? Que sommes nous, lecteurs, sinon les témoins de la magie oraculaire opérée par le poème, qui de son exil au monde, fige le monde pour en révéler un autre ?


"Le poème lui est un animal rampant
jamais certain des chemins qu’il va emprunter
à lui aussi, on doit le respect,
       on le suit
à la merci des plus incroyables détours
le poème, en fait, n’a aucun besoin de nous
il louvoie et il bifurque sans réfléchir
sans se soucier des mots qu’il rencontrera
ou alors
qu’il refusera de rencontrer
regardez !
éblouis
loin des ventres emmurés
des cris cadenassés
des scalpels intérieurs
les rues
se sont figées
sous l’effet de l’exil,
tout s’immobilisa,
l’oracle du soleil
jouait l’obstacle latent." (L’obstacle latent)


Lointitude, c’est une grande aventure poétique. A y entrer le cœur ouvert, à en sortir pour y rentrer encore et encore autant de fois que faim et soif, en se reposant sur la suspension jubilatoire d’un instant « plein, comme une miche de pain » : « Le silence est là, lumineux. / Onctueux comme une pente douce. » (Plénitude). A y rester, au bout du souffle, en s’abandonnant  à la « densité de quiétude (…) garante du plein. Et du vide », jusqu’à ce qu’on fasse sien le paysage lunaire et pourtant chaud de ce dedans magnétique, et qu’on s’imprègne dans son être de cette matière poétique diamantine :


"La totalité de ce qui
fut émané
se brise

sur cette densité aussi
dure qu’un noyau de
diamant,
qu’une carapace d’acier,
qui jamais
n’offrira de failles" (Dedans).


Patricia Laranco, une voix singulière, à ne pas manquer dans le concert de la poésie contemporaine.  
 


***

Un peu plus sur cet auteur :

- Informations littéraires 

- LE BLOG DE FRANCE BURGHELLE REY

 

    

 "Lointitude" de Patricia Laranco,
présenté
par Dana Shishmanian
Francopolis Février 2012

Créé le 1 mars 2002

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