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LECTURES -CHRONIQUES
 
Les Arcanes d’Andreea-Maria Lemnaru


présenté par
Dana Shishmanian


Le recueil Arcanes d’Andreea-Maria Lemnaru1, jeune poétesse collaboratrice régulière de Recours au Poème. Andreea-Maria LEMNARU occupe encore les bancs de la Sorbonne dans l’ancienne tradition de la philosophie, et se destine à l’enseignement.   Ce recueil publé aux Éditions du Cygne, 20142, collection Le chant du cygne) déroute et intrigue le lecteur, contrariant ses idées reçues et l’obligeant à sortir de son confort. Sur le plan formel, on a l’impression, pour certains textes, d’une écriture qui se construit en référence indirecte aux classiques de la poésie française, conjuguant avec grâce les rythmes (dont l’alexandrin reste roi) et faisant émerger des rimes (embrassées ou croisées), pour un effet incantatoire très marqué. D’autre part, il y a des textes en rupture avec cette musique, rudes, abruptes, non rimés, arythmiques. Les uns comme les autres étant par ailleurs communément parcourus, comme à travers un courant sous la glace, par une coulée ininterrompue d’images oniriques, souvent cauchemardesques, parfois apocalyptiques, toujours surprenantes, mêlant constamment le terrifiant et l’apaisant, le grotesque et le beau, le sur-plein et le vide.

Un monde imaginaire dont le « je » du poète – un « je » impersonnel en fait, auquel il serait vain de vouloir identifier un vécu particulier, tellement la portée est générique – constitue en même temps le centre et l’horizon fuyant à l’infini. Quand on s’y habitue un peu, on retrouve quelque chose du sentiment qu’on a, en tant que lecteur, en entrant dans le monde de merveilles de la petite-grande Alice… pour y regarder, comme il se doit, avec ses yeux à elle, sachant qu’en l’occurrence, le personnage, c’est l’auteur.

Une première clé de compréhension serait alors le concept catoptrique d’« imaginarium », qui donne d’ailleurs le titre d’un court poème très révélateur, évoquant l’enfance, mais aussi, essentiellement, le mode de réception / réflexion / réfraction entre le « je » et le monde qui est celui de la poésie elle-même :

Dans l’âge de ma naïveté en fleurs
J’ai cru que lorsque je fermais les yeux
Le monde me répondait
(Imaginarium, p. 39)

On commence dès lors, une fois qu’on en a ouvert les portes,  à s’émerveiller de la richesse et de la diversité de ce monde poétique, et à prendre plaisir à s’attarder parmi ses « arcanes ». Plusieurs scénarios, pour ne pas dire clés de lecture, sont possibles.
Il y a d’abord le croquis, la notation brève associant images et réflexions fugaces, presque à la manière des haïkus, avec un effet d’estampe épurée dont les traits s’impriment dans l’esprit, comme tracés à l’encre de Chine :
Au printemps le ciel aveugle
Éclaire les chansons
Sur les branches oubliées
Du soleil immobile et las
Loin au-delà des voiles
Qui font danser l’arbre blanc
(Nouvelle Ère, p. 26)
Et puis, ce cadre faussement figé glisse et se met en mouvement sans crier gare, et on est d’emblée pris comme témoin aux « mystères », au sens médiéval du mot, que le je-auteur fait se jouer autour de nous, la scène étant partout et la distinction entre personnages et personnes, même grammaticalement parlant, tendant à s’effacer, comme dans le tourbillon de formules d’un sortilège :
A la merci d’Hiver
Bouche de feu et mots tonnerre
Je t’efface et te plonge dans l’oubli
Sous le son des cymbales
Le serpent qui t’enserre.

Mais aveugle arrachée à
La nuit
Folle madone vestale de la terre
Fille du torrent qui embrasse les nuées
Tu murmures sous couvert
L’aube mure déjouée
Et les jours sans prières
(Éthers, p. 28)

Subrepticement on glisse vers un horizon de projection, comme en miroir, de gestes emblématiques suggérant une dense portée de significations :

Le nid d’un volcan ou bien
L’ombre mourante qui
Brille encore au matin blême
Pour conquérir enfin
L’art de la solitude
Mais je vois au-delà du jour
Et la lumière me brule les yeux
Dans l’attente des minutes liquides
Jaillit un nom plus grand encore
(Odyssée islandaise, p. 36)

Pour se retrouver vite comme encerclé de figures mythiques et de symboles qui s’interposent entre les dires du poème et la perception, entre la parole et le sens, et dont on a l’impression en même temps de les reconnaître comme si on s’en souvenait, et de les découvrir tels les énigmes d’une sphinge à la croisée des chemins :

C’est au crépuscule que nait le savoir
Serti de souvenirs d’armes et de terreurs
Son bouclier fleuri par une tête de centaure
Dans chacune de ses mains un esprit et un cœur
Enlacés par la grâce des âmes sans corps
Qui maîtrisent le temps avec l’art des pleurs
Un seigneur accroupi chante l’aube encore
À midi tous les champs résonnent en chœur
Mais le prince décati en automne demeure
(L’effort et la grâce, p. 44)

À ce point de la démarche poétique intervient, me semble-t-il, un nouveau registre : celui du « je » moral voire philosophique. Mais le degré d’implication est tel – toujours, cependant, au niveau impersonnel, suggérant l’espèce et non un individu quelconque, soit-il le support, par convention, de la voix qui parle au cœur du poème – qu’on ne tombe jamais dans le gnomique ; on est plutôt dans la confession, dans l’aveu, dans l’immédiateté du geste ultime, assumé, par empathie ou par conviction :
Recycler les souvenirs
C’est là ma vocation
Car aujourd’hui encore
Je suis coupable d’impuissance
D’assassinat d’idées en bas âge
De délit de prudence

Et de génocide raisonnable des (éventualités)

Criminels, nous le sommes tous
Et nos corps s’entendent
Pour travailler main dans la main
A ce grand projet
C’est ainsi que, gouverneur général
Des crimes contre l’Humanité
Je respire l’innocence
Et ma voix (éventuelle) fait écho au silence
(Le chant des possibles, p. 41)

Le poème suivant apporte encore plus d’éclairage sur cet oxymoron qui déchire l’âme humaine – car, ne nous trompons pas, c’est d’elle qu’il est question dans ces vieux mystères, devenus tragédies modernes – puisqu’elle abrite la mort et l’amour :

J’abrite la mort en mon sein
Surgissant à chaque instant
Dans les fruits des fleurs fanées
Et les souvenirs d’automne
Souverains des heures suspendues
Des amours passées du rire sans retour des départs
brumeux qui hantent les gares
Par delà les âges où brule la nuit
Je chevauche un rêve logique
Veuve vierge du premier jour
Ses paupières sont condamnées mais sa voix ruisselle
Il te faut une vie entière pour apprendre le deuil douleur
d’un seul souffle
Main dans la main avec le dernier arcane
J’abrite l’assassin de toutes les âmes
(Le fantôme du départ, p. 64)

À partir de là, rien ne peut plus arrêter le déversement du « cortège / Des monstres / Assoiffés de songes / (…) Joyaux pendus, corps démembrés, femmes étranglées / noyées brûlées / Cadavres en quête de leur âme ». Au moins trois poèmes cauchemardesques, formant une série de Nocturnes, témoignent de cette vision noire d’une humanité damnée, autant par ses bourreaux que par ses suppliciés. « Tous ces damnés du grand hôtel » défilent comme dans un panorama des bolges dantesques, dont aucun salut n’est jamais voué les sortir :

Nul passeur dont les prières
Puissent guider vos têtes nues
Mâchoires tendues rires figés
Combattent au marché des enfers
Voyez en vain ces insensés
Qui tous fuient leurs chimères
(Le bûcher des cauchemars - Nocturne I, p. 66)

Un épuisement comme de fin de monde s’installe dans l’espace-temps qui est le nôtre :
Ferme les yeux
La nuit est longue
À jouer dans l’océan des leurres
Je plains la mort
Triste sœur
Lasse d’avoir trop vécu
Vouivre amie du néant
Tout est fait, tout est perdu
(Ère moderne, p. 69)

Il y a dans cet étrange recueil deux poèmes symptomatiques des tendances contraires qui tiraillent l’âme du poète. L’un évoque sur le plan formel la réminiscence suggérée au début, d’une poésie néo-classique versifiée avec soin, tout en charriant un contenu bouillonnant qui du coup se retrouve comme surpris dans des boucles d’images suspendues, donnant aux symboles sous-jacents un air hiératique, prophétique :

Au creux du ciel au fond de l’océan,
Sous l’Aether des vies et la terre des meurtres
Git l’or gris des maîtres et leur temps neutre
Dont la barbe ondoie à l’écume des vents

Une étoile aternie rêve aux âges blancs
Lorsque le prisme du givre sonnait encor
L’écho nébuleux de son scintillement
Mais bientôt l’hiver couvrira les morts

Lors se tisse le linceul des géants
Plaine qui fut des astres l’occultation
Des hommes valsent au gré des courants
Les nefs s’affolent de nouveaux horizons

Mais voilà que s’élève une lune de sang
Et fait son miroir de la grêle sur grève
Quand se constellent alors que tout s’achève
Quelques rouges traces d’un au-delà vivant
(Au ciel du fond des eaux, p. 65)

L’autre, faisant fi de tout carcan versifié, nous entraîne dans un mouvement de confusion totale des corps et des formes, fluidification baroque comme absorbée par un vortex de lumière aquatique, universelle :

Les corps s’entre-absorbent et forment un flux indistinct,
des liens de lumière, se dissolvent et se reforment
pour se perdre et se retrouver à nouveau
Aquanautes lunatiques
Un vortex de lumière s’ouvre sous nos pieds
Nous sommes perchés tout en haut du ciel naviguant
dans l’arène spatiale
Les corps deviennent lumière
Océans d’étoiles
Et pluies vénusiennes
Gouttelettes de feu et étincelles aquatiques
se refondent en galaxies lointaines
La mort te regarde dans les yeux
De son balcon azuré
(Collision, p. 57)

C’est mon coup de cœur de ce recueil remarquable qui montre que très jeune, Andreea-Maria Lemnaru a plusieurs cordes majeures à son arc poétique.

Liens
1. Ed. du cygne-Andreea-Maria Lemnaru
2. Arcanes, éd du Cygne

Dana Shishmanian 

Les Arcanes d’Andreea-Maria Lemnaru

présenté par Dana Shishmanian
Francopolis février 2015

 

Créé le 1 mars 2002

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