Un
monde imaginaire dont le « je » du poète – un
« je » impersonnel en fait, auquel il serait vain de
vouloir identifier un vécu particulier, tellement la
portée est générique – constitue en même
temps le centre et l’horizon fuyant à l’infini. Quand on s’y
habitue un peu, on retrouve quelque chose du sentiment qu’on a, en tant
que lecteur, en entrant dans le monde de merveilles de la petite-grande
Alice… pour y regarder, comme il se doit, avec ses yeux à elle,
sachant qu’en l’occurrence, le personnage, c’est l’auteur.
Une
première clé de compréhension serait alors le
concept catoptrique d’« imaginarium », qui donne d’ailleurs
le titre d’un court poème très révélateur,
évoquant l’enfance, mais aussi, essentiellement, le mode de
réception / réflexion / réfraction entre le
« je » et le monde qui est celui de la poésie
elle-même :
Dans
l’âge de ma naïveté en fleurs
J’ai cru que lorsque
je fermais les yeux
Le monde me
répondait
(Imaginarium, p. 39)
On commence dès
lors, une fois qu’on en a ouvert les portes, à
s’émerveiller de la richesse et de la diversité de ce
monde poétique, et à prendre plaisir à s’attarder
parmi ses « arcanes ». Plusieurs scénarios, pour ne
pas dire clés de lecture, sont possibles.
Il y a d’abord le croquis, la notation brève associant images et
réflexions fugaces, presque à la manière des
haïkus, avec un effet d’estampe épurée dont les
traits s’impriment dans l’esprit, comme tracés à l’encre
de Chine :
Au
printemps le ciel aveugle
Éclaire les
chansons
Sur les branches
oubliées
Du soleil immobile et
las
Loin au-delà
des voiles
Qui font danser
l’arbre blanc
(Nouvelle Ère,
p. 26)
Et puis, ce cadre
faussement figé glisse et se met en mouvement sans crier gare,
et on est d’emblée pris comme témoin aux «
mystères », au sens médiéval du mot, que le
je-auteur fait se jouer autour de nous, la scène étant
partout et la distinction entre personnages et personnes, même
grammaticalement parlant, tendant à s’effacer, comme dans le
tourbillon de formules d’un sortilège :
A
la merci d’Hiver
Bouche de feu et mots
tonnerre
Je t’efface et te
plonge dans l’oubli
Sous le son des
cymbales
Le serpent qui
t’enserre.
Mais aveugle
arrachée à
La
nuit
Folle madone vestale
de la terre
Fille du torrent qui
embrasse les nuées
Tu murmures sous
couvert
L’aube mure
déjouée
Et les jours sans
prières
(Éthers, p. 28)
Subrepticement on
glisse vers un horizon de projection, comme en miroir, de gestes
emblématiques suggérant une dense portée de
significations :
Le
nid d’un volcan ou bien
L’ombre mourante qui
Brille encore au matin
blême
Pour conquérir
enfin
L’art de la solitude
Mais je vois
au-delà du jour
Et la lumière
me brule les yeux
Dans l’attente des
minutes liquides
Jaillit un nom plus
grand encore
(Odyssée
islandaise, p. 36)
Pour se retrouver vite
comme encerclé de figures mythiques et de symboles qui
s’interposent entre les dires du poème et la perception, entre
la parole et le sens, et dont on a l’impression en même temps de
les reconnaître comme si on s’en souvenait, et de les
découvrir tels les énigmes d’une sphinge à la
croisée des chemins :
C’est
au crépuscule que nait le savoir
Serti de souvenirs
d’armes et de terreurs
Son bouclier fleuri
par une tête de centaure
Dans chacune de ses
mains un esprit et un cœur
Enlacés par la
grâce des âmes sans corps
Qui maîtrisent
le temps avec l’art des pleurs
Un seigneur accroupi
chante l’aube encore
À midi tous les
champs résonnent en chœur
Mais le prince
décati en automne demeure
(L’effort et la
grâce, p. 44)
À ce point de
la démarche poétique intervient, me semble-t-il, un
nouveau registre : celui du « je » moral voire
philosophique. Mais le degré d’implication est tel – toujours,
cependant, au niveau impersonnel, suggérant l’espèce et
non un individu quelconque, soit-il le support, par convention, de la
voix qui parle au cœur du poème – qu’on ne tombe jamais dans le
gnomique ; on est plutôt dans la confession, dans l’aveu, dans
l’immédiateté du geste ultime, assumé, par
empathie ou par conviction :
Recycler
les souvenirs
C’est là ma
vocation
Car aujourd’hui encore
Je suis coupable
d’impuissance
D’assassinat
d’idées en bas âge
De délit de
prudence
Et de génocide
raisonnable des (éventualités)
Criminels, nous le
sommes tous
Et nos corps
s’entendent
Pour travailler main
dans la main
A ce grand projet
C’est ainsi que,
gouverneur général
Des crimes contre
l’Humanité
Je respire l’innocence
Et ma voix
(éventuelle) fait écho au silence
(Le chant des
possibles, p. 41)
Le poème
suivant apporte encore plus d’éclairage sur cet oxymoron qui
déchire l’âme humaine – car, ne nous trompons pas, c’est
d’elle qu’il est question dans ces vieux mystères, devenus
tragédies modernes – puisqu’elle abrite la mort et l’amour :
J’abrite
la mort en mon sein
Surgissant à
chaque instant
Dans les fruits des
fleurs fanées
Et les souvenirs
d’automne
Souverains des heures
suspendues
Des amours
passées du rire sans retour des départs
brumeux qui hantent
les gares
Par delà les
âges où brule la nuit
Je chevauche un
rêve logique
Veuve vierge du
premier jour
Ses paupières
sont condamnées mais sa voix ruisselle
Il te faut une vie
entière pour apprendre le deuil douleur
d’un seul souffle
Main dans la main avec
le dernier arcane
J’abrite l’assassin de
toutes les âmes
(Le fantôme du
départ, p. 64)
À partir de
là, rien ne peut plus arrêter le déversement du
« cortège / Des monstres / Assoiffés de songes /
(…) Joyaux pendus, corps démembrés, femmes
étranglées / noyées brûlées /
Cadavres en quête de leur âme ». Au moins trois
poèmes cauchemardesques, formant une série de Nocturnes,
témoignent de cette vision noire d’une humanité
damnée, autant par ses bourreaux que par ses suppliciés.
« Tous ces damnés du grand hôtel »
défilent comme dans un panorama des bolges dantesques, dont
aucun salut n’est jamais voué les sortir :
Nul
passeur dont les prières
Puissent guider vos
têtes nues
Mâchoires
tendues rires figés
Combattent au
marché des enfers
Voyez en vain ces
insensés
Qui tous fuient leurs
chimères
(Le bûcher des
cauchemars - Nocturne I, p. 66)
Un épuisement
comme de fin de monde s’installe dans l’espace-temps qui est le
nôtre :
Ferme
les yeux
La nuit est longue
À jouer dans
l’océan des leurres
Je plains la mort
Triste sœur
Lasse d’avoir trop
vécu
Vouivre amie du
néant
Tout est fait, tout
est perdu
(Ère moderne,
p. 69)
Il y a dans cet
étrange recueil deux poèmes symptomatiques des tendances
contraires qui tiraillent l’âme du poète. L’un
évoque sur le plan formel la réminiscence
suggérée au début, d’une poésie
néo-classique versifiée avec soin, tout en charriant un
contenu bouillonnant qui du coup se retrouve comme surpris dans des
boucles d’images suspendues, donnant aux symboles sous-jacents un air
hiératique, prophétique :
Au
creux du ciel au fond de l’océan,
Sous l’Aether des vies
et la terre des meurtres
Git l’or gris des
maîtres et leur temps neutre
Dont la barbe ondoie
à l’écume des vents
Une étoile
aternie rêve aux âges blancs
Lorsque le prisme du
givre sonnait encor
L’écho
nébuleux de son scintillement
Mais bientôt
l’hiver couvrira les morts
Lors se tisse le
linceul des géants
Plaine qui fut des
astres l’occultation
Des hommes valsent au
gré des courants
Les nefs s’affolent de
nouveaux horizons
Mais voilà que
s’élève une lune de sang
Et fait son miroir de
la grêle sur grève
Quand se constellent
alors que tout s’achève
Quelques rouges traces
d’un au-delà vivant
(Au ciel du fond des
eaux, p. 65)
L’autre, faisant fi de
tout carcan versifié, nous entraîne dans un mouvement de
confusion totale des corps et des formes, fluidification baroque comme
absorbée par un vortex de lumière aquatique, universelle :
Les
corps s’entre-absorbent et forment un flux indistinct,
des liens de
lumière, se dissolvent et se reforment
pour se perdre et se
retrouver à nouveau
Aquanautes lunatiques
Un vortex de
lumière s’ouvre sous nos pieds
Nous sommes
perchés tout en haut du ciel naviguant
dans l’arène
spatiale
Les corps deviennent
lumière
Océans
d’étoiles
Et pluies
vénusiennes
Gouttelettes de feu et
étincelles aquatiques
se refondent en
galaxies lointaines
La mort te regarde
dans les yeux
De son balcon
azuré
(Collision, p. 57)
C’est mon coup de cœur
de ce recueil remarquable qui montre que très jeune,
Andreea-Maria Lemnaru a plusieurs cordes majeures à son arc
poétique.
Liens
1. Ed. du cygne-Andreea-Maria
Lemnaru
2. Arcanes, éd du
Cygne
Dana
Shishmanian
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