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Quelque chose noir

ou

l’enfer poétique

de Loakira

par
Hassan Wahbi

Il faut bien le dire tout de suite : la quête poétique ininterrompue de Loakira est vertigineuse imposant un univers qui ne cesse de revenir, de s’obstiner à faire revenir une forme et un monde, de marteler – poésie à coup de marteau ?
– de ciseler les apparences et les détails d’une vie dans la puissance lyrique de sa propre vision, de sa propre inflexion. Dans son dernier recueil ou poème-récit comme il l’appelle,  Confidences d’automne (Marsam, 2011), le lecteur, dés les premiers mots, sait qu’il entre dans une histoire différente, singulière, radicale et qu’il doit laisser toute espérance devant la porte ; car on y entre comme on entre dans un pays incendié, de vie et de feu. C’est l’histoire d’un grand corps rempli de fortes paroles, débordantes, stupéfiantes qui  tournent comme des vents violents et amers en bribes de récit, en souvenirs, en souffrances innombrables et de déchirement de soi à soi : « Que me reste-il en dehors de l’évocation et de la détonation » ? (p 40). Une énergie noire est là.

Il n’est que d’ouvrir ce dernier recueil pour voir que tout le sujet poétique de Loakira est présent comme chair, ossature, peuplement de soi, possession et dépossession de sa propre existence, amplification d’un univers minimal – il parle même de son espace vital en termes de cagibi -,  chronique d’une vie ordinaire dans ses rituels, sa généalogie, ses bruits, ses fantasmes, ses hallucinations, ses angoisses et déchéances, ses humains et son bestiaire, ses inepties, ses piques, ses simulacres, ses comédies, ses rouages, ses férocités, ses usages (p. 88), ses indécences (p. 87), etc. Et la question que pose constamment le sujet poétique est comment vivre là dans cet ordinaire, là dans le déroulement contradictoire des choses, des états du corps, de la « rotation de l’insignifiant » (p 13), du sens de la vie même (p 72) du renouveau de l’apprentissage de la vie (p. 50, p. 66), de l’enclavement dans la nuit (« Mais toutes les fuites mènent à la nuit », « et les ténèbres… paraissent plus chatoyantes… », p 60 et p. 21).

Nul, mieux que lui en ce moment, n’a su traverser cet espace intérieur comme espace de vertige, de corporéité, de nerfs et de sensibilité aux confins les plus insoutenables. Rien à voir avec la poésie déconstructive finalement facile mais cela a à voir avec une multitude de tons ; car ce dernier recueil est révélateur du style de Loakira où on passe de la note intime au lyrisme le plus nu, le plus déchirant, d’images surréalistes au réalisme le plus farouche, d’évocations sincères, éruptives à l’ironie ou à l’autodérision, de la forclusion  au désir de renaissance, des plongées dans l’abîme et des flammes sombres au retour à la clairvoyance, à la lucidité, à la nécessité de la lumière… C’est finalement l’histoire poétique d’un conflit entre deux mondes : celui d’une subjectivité fragile et d’une prise de conscience aigüe de la réalité insoutenable, précaire. Et le conflit, c’est le chant même qui donne à ce recueil son sens profondément humain, en même temps qu’il définit encore une fois la démarche de Loakira qui cherche à s’affranchir de quelque chose de lourd, de pesant : les interdits, les héritages, l’étrangeté de soi, les conventions, les impostures, le rapport difficile à soi, l’altération des choses, « la douleur innommable à fleur de peau », l’amertume, le ressentiment…

Cet affranchissement s’accompagne comme d’un double vital d’une réorientation de soi, dans l’espérance difficile d’une
« Vita nova » :

« Je cherche modestement refuge dans ce que j’ai de plus secret ». (p. 37)
« Amadouer la douleur aiguë  par là ». (p. 40)
« J’aurais tant aimé changer de versant pour bien estimer la distance qui me sépare de moi-même ». (p. 47)
« Réinvente territoire, périple, héritage autres ». (p. 50)
« Expulse l’excès maléfique assiégeant tes alentours ». (p. 66)
« Mais j’aime me voir vivant, vivant… escalader la lueur qui frémit… » (p. 71)
« Tout ce qui m’alourdit, me gène… je suis le vol des oiseaux libres, éclaté, dévoyé d’avance, selon tempo et pauses de la lumière renaissante ». (p. 80)

Il y a là quelque chose de furieusement vrai dans cette expérience poétique, dans ce gong des mots, ce dispositif, qui n’est pas comme dirait Michaux du « délibéré », mais de l’ « élargissement du monde », de l’ensemencement des « graines de l’aimance » (p. 73). C’est une manière d’éclairer le réel propre en optant pour une tension entre l’être et les choses. Admirable mouvement procédant par contradiction dont les termes se nourrissent les uns des autres pour explorer le sentiment d’existence dans l’étroitesse d’une vie. La puissance parfois énigmatique de ce recueil n’est pas due à quelque jeu intellectuel ou rhétorique que ce soit ou à un hermétisme de mauvais aloi : elle vient d’une quête consistant à contourner les sensations essentielles de l’histoire de la résonance du corps, du monde et du langage comme épreuve de l’imperfection et de la part d’effroi qu’il y a dans l’espace restreint d’une vie. C’est de l’audace poétique que de se jeter dans ce néant de la vie ordinaire (dedans et dehors) parce que c’est là qu’on pressent les tensions,  le mal-être, la non-adhésion et en même temps ce qui sauve par le recourt au chant. C’est pour cela que le texte est double : d’un côté il y a les faits murmurés, suggérés et l’obscurcissement, le voilement de ces faits par un jeu de miroir d’images, par un emportement, un enchevêtrement de significations. Tout se joue là dans cette duplicité fondamentale entre la mémoire d’une vie et sa reconstruction verbale, entre l’évocation et l’épreuve de l’évocation.

Il y a encore beaucoup à dire de ce recueil dense mais c’est au lecteur d’y aller car l’enfer aussi séduit car il suppose sa vérité imaginaire ; d’autant plus que le propre de Loakira est d’être intensément présent dans ses mots, qu’on peut le lire sans se prêter à la démesure, à l’âcreté de son récit-poème. Et surtout il ne faut pas oublier que –pour aller intelligemment, ouvertement vers ce poète combien discret, affable, sans posture, - c’est dans ce halo de vie, d’angoisse que le poète taille son rythme fiévreux d’écriture, à travers lequel les formes et les tonalités d’une existence réelle se composent, se défont, se recomposent, s’écartèlent, s’emboîtent, donnant une sorte de « métaphysique » de l’ordinaire dans ses lignes de fuite. C’est dans cette manière de percevoir et de présenter son réel que Loakira fonde sa singularité, son « grain de nul désert ».

    

Mohamed Loakira
par
Hassan Wahbi
Francopolis avril 2012


Créé le 1 mars 2002

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