Notes sur les
premiers textes
de Henri Michaux dans la Pléiade.
a. Les rêves et
la Jambe.
La
« Préface » rappelle qu'il vaut
mieux que les mots employés soient compréhensibles par
tous (« Il n'y a
plus que les va-nu-pieds pour se faire comprendre de tout le
monde »)
plutôt que la spécialisation ou le jargon qui ne
permettent qu'à quelques-uns
de comprendre et d'être au fait de ce qui est dit. Parler pour
tout le monde,
c'est par conséquent employer les termes
génériques quoique parfois les mots
des métiers soient beaux. Michaux donne celui de
« crédence » qui,
immédiatement fait surgir le sonnet en x de Mallarmé ...
et sa beauté
mystérieuse, précieuse et surannée.
Pour Michaux les rêves
naissent en quelque
sorte d'une partie du corps restée éveillée, pour
le meilleur : le rêve ou pour le
pire : le cauchemar. Et c'est
comme si le corps fragmenté ne formait plus un tout relié
au cerveau. Corps
déchiqueté en morceaux indépendants pensant chacun
pour lui-même. C'est ainsi
que la jambe, poétiquement, « ne
marchera pas sur de l'huile ou des
bulles de savon, ne s'essaiera pas à faire de la broderie. »
Toutes les
caractéristiques du rêve
(l'absurdité, l'insensibilité, le fait de passer du
coq-à-l'âne, qu'ils soient
mouvementés, qu'ils soient des réminiscences etc.)
tiennent au morcellement
actif du corps. Tout est endormi hormis une partie du corps par lequel
le rêve
se déclenche, « Un morceau d'homme est
éveillé. »
Et
l'humour toujours
en toile de fonds comme dans cette formule:
« Les imprécations de la
Bible? Une toile de Degas? Je dis que la jambe passera son
chemin. »
Je relis les
premières pages d' A la
recherche du temps perdu et je ne peux
m'empêcher de penser que Les Rêves et la Jambe fonctionne
comme une
réécriture ou comme un rappel allusif malicieux de la lecture proustienne de Michaux .
Rappelons-nous : « Quelquefois,
comme Ève naquit d'une côte d'Adam, une femme naissait
pendant mon sommeil
d'une fausse position de ma cuisse. Formée du plaisir que
j'étais sur le point
de goûter, je m'imaginais que c'était elle qui me
l'offrait. » Et
plus loin « Mais il suffisait que, dans mon lit
même, mon sommeil fût
profond et détendît entièrement mon esprit; alors
celui-ci lâchait le plan du
lieu où je m'étais endormi, et quand je me
réveillais au milieu de la nuit,
comme j'ignorais où je me trouvais, je ne savais même pas
au premier instant
qui j'étais; j'avais seulement dans sa simplicité
première, le sentiment de
l'existence comme il peut frémir au fond de l'animal;
j'étais plus dénué que
l'homme des cavernes... »
b. Fables des origines.
Pourquoi ne pas
réinventer l'origine du
monde? Pourquoi la Genèse ne peut-elle pas être
réécrite à l'infini avec
saveur, force brutale, humour ou simplicité ? Des dieux, des
hommes, des gestes
premiers, des inventions premières : tout est toujours à
réinventer, n'est-ce
pas ? Mais comment invente-t-on ? Quelle nécessité nous y
pousse ?
Dévorer – dans
les Fables des origines –
tient une place majeure. Le cannibalisme et plus
généralement le goût effréné
de la viande l'emportent sur tout et règlent tous les
problèmes. On mange
l'autre, voilà la base de la vie ! Cruauté ,
rapacité, avidité ! Michaux est
bien plus proche de Jarry avec son Ubu roi (farcesque,
fantaisiste,
cruel, cynique, immonde) que de son ami Jules Supervielle et ses Fables
du
monde où les origines se teintent de douceur feutrée
et d'un dieu
« atténué » !
Parmi les
« origines » relatées par
Michaux , il y a celle de la peinture.
Comment la conçoit-il ? Par des projections de morceaux
d'animaux sur les
parois de cavernes regardées par une femme en train de faire
l'amour et la
conclusion du texte est : « Ainsi fut établi
parmi les hommes combien l'image des choses
est
délectable. »
c. Qui je fus (1927)
Qui je fus n'est pas une formule mais
une personne. Une entité dressée comme un iceberg dont ce
qu'on voit est ce qui
n'est plus. Force du passé simple qui défait tout lien
avec le passé. L'autre
qu'on a été (qu'on n'est plus) est tenu à
distance, est un pan indivisible mais
sécable. « A
chacun son morceau du temps : vous fûtes, je suis. »
Mais immédiatement il est nécessaire de nuancer car il
n'y
a pas un « Qui fus-je » mais
d'innombrables, tous distincts les uns des autres et
séparés les uns des
autres. Chacun d'entre eux réclame la vie et supplie
« Publie-moi ».
Chacun veut sa part de gloire. Les vies
« antérieures » empiètent sur
la vie actuelle ce qui révolte le « Qui je
suis » « Vous
avez
vécu un an, deux ans dans notre commune peau et vous me faites
la loi, à moi
qui suis. »
Voilà
la manière Michaux de ne pas écrire A
la Recherche du temps perdu !