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    Regards  sur Henri Michaux (3)

3.      Les Œuvres complètes de Henri Michaux , troisième volet : Un Barbare en Inde.    .

                                          (1933-1967, 1989, les Éditions de la Pléiade)


présenté par Dominique Zinenberg

L’Inde est une expérience. Rien n'y prépare ; c'est pourquoi nul aperçu de préparatifs, nulle traversée, pas d'arrivée  ni de péripéties de voyage mais dès les premières lignes d’ Un  Barbare en Inde une plongée dans la foule de Calcutta. Une foule d'individus « composée dechanoines  ». Solitaires, mais en foule. Chacun pour soi mais côte à côte pour tous les gestes de l'existence. Ils vivent concrètement  la transcendance et prient à découvert en respirant et comme ils respirent. Grâce à son œil de peintre, la foule prend vie sous la plume du poète : mouvements, couleurs, volumes, regards, gestes, prestance , tout y est, les Indiens sont croqués de façon fascinante dans leur passivité, leur impavidité, leur lenteur, leur minceur, leur religiosité qui les contraint à ne se penser que comme  âme à accomplir sa vie, quelle qu'elle soit dans ce corps d'aujourd'hui, tel qu'il est, comme s'ils étaient drapés dans leur conscience comme dans une aura amniotique divine.

  Les pages de Michaux sur l’Inde, malgré sa réticence à cet écrit, restent trois quarts de siècle après leur première publication d'une force sans pareille. Bien qu'il ait très vite pensé que ces pages ne relataient qu'une réalité d'un moment et que les impressions jetées sur le papier dateraient, on est plutôt frappé, lecteur du XXI ème siècle, à part peut-être quelques remarques qui pourraient être considérées comme « politiquement incorrectes » voire racistes, on est frappé donc de l'intemporalité de ce qu'il écrit et de la puissance de sa vision.

  Michaux ne s'embarrasse pas de fioritures ni de détours pour exprimer sa pensée. L’Inde  (Je devrais dire « les Indes ») n'est vue et décrite, n'est ressentie qu'à travers ses yeux d’Occidental, c'est pourquoi Michaux peut s'écrier « Jamais, jamais, l’Indien ne se doutera à quel point il exaspère l’Européen. Le spectacle d'une foule hindoue, d'un village hindou, ou même la traversée d'une rue, où les Indiens sont à leur porte, est agaçant ou odieux. »  Ce qui est exaspérant pour l’Occidental c'est que l’Indien semble détenir un pouvoir auquel l'européen  n'a pas accès, une force à laquelle il ne peut prétendre, une supériorité qui tient  au fait qu'être et faire  ne peuvent être dissociés. «  Ils vous regardent avec un contrôle d'eux-mêmes, un blocage mystérieux et, sans que ce soit clair, vous donnent l'impression d'intervenir quelque part en soi, comme vous ne le pourriez pas. »

  Frapper par comparaison, voilà toute la tâche à accomplir et c'est saisissant de hardiesse, de finesse, d'ampleur.

  Pour les Indiens, prier c'est agir, penser c'est prier : « Il faut qu'une pensée agisse, agisse directement, sur l'être intérieur, sur les êtres extérieurs. » La magie, d'après Michaux (qui ne s'est pas contenté de regarder vivre les Indiens, mais s'est documenté et a lu une somme incroyable de livres anciens, de textes fondateurs, a assisté à des spectacles, a vu des films etc.) est l'expérience même car la vie spirituelle se doit d'obtenir des résultats pratiques, concrets, mesurables. Les exercices respiratoires permettent de devenir efficace et d'accéder aux pouvoirs magiques, à la transcendance.

  De tout leur être, explique Michaux, les Indiens aspirent à l'adoration. « L’Hindou a l’idolâtrie dans la peau. »

 Dans le travail de différentiation effectué par le poète, il est montré que les Chrétiens recherchent l’humilité, là où les Hindous recherchent des forces en eux-mêmes pour se relier aux dieux. 

 « Les religions hindoues au contraire ne dégagent pas la faiblesse de l'homme, mais sa  force. »

  Plus loin Michaux, dans un passage admirable, décrit le sanscrit après avoir affirmé la lenteur des Indiens quand ils marchent, comme quand ils pensent et parlent.

« Le sanscrit, la langue la plus enchaînée du monde, la plus largement embrassante, indubitablement la plus belle création de l'esprit indien, langue panoramique, admirable aussi à entendre, contemplative, induisant à la contemplation, une langue de raisonneurs, flexible, sensible et attentive, prévoyante, grouillante de cas et de déclinaisons. »

  La pensée lente, la pensée qui ressasse, qui pèse et soupèse, se compartimente, s'élabore par paliers, se subdivise indéfiniment, c'est la pensée indienne même si l’Indien comme le rappelle en note Michaux «  voit d'avance tout. »  La pensée rapide, logique, qui va à l’essentiel, c'est la pensée occidentale.

  Les réflexions de Michaux se juxtaposent. Un blanc sépare une dimension d'une autre.    Voilà que l'entrée du « rose » indien fait son apparition page 295. Le rose est associé à la fadeur, à l'écœurement, à une impression dépréciative liée au sens gustatif mais aussi parallèlement (comme si l'un découlait de l'autre) à la fadeur du poète Kalidasa. L'attirance des Indiens pour le rose est ressenti comme presque insupportable d'autant qu'elle ne suppose nullement la douceur mais la cruauté comme si plus les mets, les tons, les parfums recèlent de suavité, plus ceux qui les utilisent sont ou seraient capables de violence, de dureté. (Comme on est loin du rose chez Proust, du moins en apparence!)

Quelle merveille que la recette du Taj Mahal qui vient juste après la non dégustation des loukoums et autres plats « doucereux »! (Avec l'Inde de Michaux, nul curry, nul piment ...) : c'est de l'enchantement : ce mausolée en marbre « flotte » et « dans la coupole, l'immensecoupole, un rien de trop...  » « Partout une même irréalité. Car ce blanc n'est pas réel, il ne pèse pas, il n'est pas solide. Faux sous le soleil. Faux au clair de lune, sorte de poisson argenté bâti par l'homme, avec un attendrissement nerveux. »  Le Taj Mahal serait la démonstration même quoique implicite de la force agissante de la magie en Inde. On sent bien la réticence, presque le dégoût pour cette mollesse en marbre, cette sensiblerie à découvert et comme forcée, ce « rose » dans ce blanc, cette prouesse basée sur un récit sucré d'amour et de mort qui n'est en définitive qu’illusion, illusoire beauté.

  Il ne serait pas venu à l'esprit de Michaux d'intituler son travail sur l'Inde Odeurs de l'Inde comme Tabucchi. L'odeur n'intéresse pas intensément Michaux. Ce qui l'attire davantage c'est un tableau d'ensemble, vivant, en mouvement et ce sont les chants et musiques.

  Les uns se lavent (Les Anglais) ; les autres se baignent (Les Indiens). Les critères de saleté et de propreté s'inversent. L'humour de Michaux est d'autant plus fort qu'il note le sérieux des Indiens, leur incapacité à ne pas se prendre au sérieux. Les uns peignent proprement des êtres et des demeures sales « Les déchirures des guenilles seront propres, les taches très propres ; ce qui semble indiquer qu'ils ont tout ce qu'il leur faut.» (Les Indiens); les autres ne peignent que les salissures, la pauvreté, « des murs lépreux, des joues et des têtes gluantes, des intérieurs infects. » (Les Anglais)

  Une des rares réflexions directement politique et directement liée à la colonisation est d'un humour particulièrement saisissant : «  Tous les gens  « bien » aux Indes avaient et ont depuis toujours renoncé aux Indes et à la terre entière. // Le grand miracle des Anglais, c'est que maintenant ces Hindous y tiennent. »


« L’Hindou prie nu, le plus nu possible.../ Il faut n'avoir aucun intermédiaire, aucun vêtement entre le Tout et soi-même, ne sentir aucune division du corps. »

  Prenant l'âme indienne par un autre biais, Michaux s'en vient à la comparer à l'âme arabe. Tout les oppose ; tout les rend ennemis, radicalement étrangers. Un seul Dieu, des dieux en pagaille. Sècheresse, rigueur, colère et une écriture comme « une flèche », un style rapide : « L'apologue arabe est tellement déblayé, qu'il n'y a plus rien, qu'une espèce de tension, un mot juste, une situation lapidaire... Brèves sentences, bref éclat. »

 

« Malgré leur nombre, les Indiens furent dans l'ensemble une proie. »

« La première raison en est l'esprit de défaitisme naturel au fond de tout Indien. »

 

  Voilà que le poète maintenant s'attaque à la physionomie des Indiens : pour lui leur laideur est générale et pour « L'Hindou et le Bengali, une fois passé l'âge  de huit ans et jusqu'à soixante, c'est l'âge ingrat. Il a l'air niais. La vie est pour lui l'âge ingrat. La tête de Tagore à soixante ans est splendide, absolument splendide. A vingt ans, c'est une tête qui ne vit pas assez, qui n'a pas assez d'élan, et qui n'est pas encore assez reposée, pas assez sage, tant la sagesse est la destinée de l'Hindou. » Michaux est implacable. Il dit sans détours, sans ambages ce qu'il pense quitte à paraître raciste. Il ajoute cependant (après une kyrielle de défauts réservés à ce peuple « cette impertinence, ce manque de honte, l'air de cupidité, l'air fat, rasta, prétentieux, égoïste enlaidissent des millions de visages. » qu'ils ont très « rarement un beau visage. J'en ai vu un seul, mais tellement éblouissant ! Je suppose que c'est à cause de cette plénitude vigoureuse exceptionnelle, qu'on a toujours dit qu'ils étaient beaux. »

 

  Depuis le début Michaux dans ce texte sollicite son lecteur mais peut-être particulièrement dans le passage où il veut démontrer le sadisme indien et aussi son indifférence aux autres, à leur pauvreté comme à leurs malheurs.

  Il donne alors l'exemple de la vache que certes l'homme hindou ne tue pas, mais qu'il maltraite, à coup sûr, en ne la nourrissant pas comme elle devrait l'être: en y étant en fait indifférent. Ne pas tuer et maltraiter du côté indien / tuer mais bien traiter les animaux du côté occidental. (N'oublions pas que le texte de Henri Michaux est écrit en 1933)

 

  L'art indien est perçu à la fois comme démesuré, long, lent, ennuyeux et fascinant, ensorcelant. Tout se présente toujours comme une vérité réversible selon le lieu et l'ambiance dans laquelle la représentation a lieu. Le Ramayana jugé une première fois excessif et rempli de morceaux « inutiles à la compréhension », devient une œuvre bouleversante et en un paragraphe le narrateur dit : «  Avec des chants pareils, on se jette sous les roues du char des dieux. Eux, mais moi-même je me serais jeté sous les roues avec un chant pareil. Le chant de l'affirmation psychique, de l'irrésistible triomphe du surhomme. »

 

  L'effet Inde du Nord sur Michaux se fait jour quand il dit quelques paragraphes plus tard: « J'ai quitté depuis deux jours le Bengale et je le regrette. Ici, il y a des gens charmants qui vous sourient ... et puis?  Mais là, on circulait dans l'opaque.

  Circuler dans l'opaque. Expérience de l'Inde. L'opaque de l'existence qu'on vit au quotidien comme si on touchait la pois du monde. L'opaque de l'illusion. Le sens de l'illusoire qui se fait matière opaque, concentré d’opacité, de mirages.

 

  Ce récit de Michaux se termine par un éloge à Gandhi: « Ghandi jeune était maniaque et raisonneur et rancunier, plus préoccupé de droiture que réellement droit, et charnel. Il est devenu meilleur. Il a vraiment cherché Dieu. » Ce portrait est une illustration de ce qu'il dit des Indiens en général, qui d'après lui, ne deviennent beaux qu'avec l'âge et après l'apprentissage de la sagesse.

 

  Les paragraphes de ce texte ne forment un tout cohérent qu'après coup, comme un vaste puzzle s'emboitant parfaitement. Les points de vue variés, les anecdotes,  les descriptions, les analyses, même les apparents coqs à l'âne se répondent et se complètent permettant d'accéder à une vision foisonnante de l'Inde.


 
Et comme il est bon de circuler dans l'opaque si c'est avec Michaux!

  À Saint-Marcel depuis le 14-07 jusqu'au 19-07 12


***

Michaux Henri
- La Pléiade sept.2015
- Écuador oct.2015


Regards sur Henri Michaux (3)
Un Barbare en Inde. (1933-1967, 1989,
les Éditions de la Pléiade)

présenté par Dominique Zinenberg

novembre 2015


Créé le 1 mars 2002

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