L’Inde est une expérience. Rien n'y
prépare ; c'est pourquoi nul aperçu
de préparatifs, nulle traversée, pas
d'arrivée
ni de péripéties de voyage mais dès les
premières lignes d’ Un Barbare en Inde une
plongée dans la foule
de Calcutta. Une foule d'individus « composée
dechanoines
».
Solitaires, mais en foule. Chacun pour soi mais côte à
côte pour tous les
gestes de l'existence. Ils vivent concrètement
la transcendance et prient à découvert en respirant et
comme ils
respirent. Grâce à son œil de peintre, la foule prend vie
sous la plume du
poète : mouvements, couleurs, volumes, regards, gestes,
prestance , tout y est,
les Indiens sont croqués de façon fascinante dans leur
passivité, leur
impavidité, leur lenteur, leur minceur, leur religiosité
qui les contraint à ne
se penser que comme âme à accomplir sa
vie, quelle qu'elle soit dans ce corps d'aujourd'hui, tel qu'il est,
comme
s'ils étaient drapés dans leur conscience comme dans une
aura amniotique
divine.
Les pages de Michaux sur l’Inde,
malgré sa réticence à cet écrit, restent
trois quarts de siècle après leur première
publication d'une force sans
pareille. Bien qu'il ait très vite pensé que ces pages ne
relataient qu'une
réalité d'un moment et que les impressions jetées
sur le papier dateraient, on
est plutôt frappé, lecteur du XXI ème
siècle, à part peut-être quelques
remarques qui pourraient être considérées comme
« politiquement
incorrectes » voire racistes, on est frappé donc
de l'intemporalité de ce
qu'il écrit et de la puissance de sa vision.
Michaux
ne s'embarrasse pas de
fioritures ni de détours pour exprimer sa pensée. L’Inde (Je devrais dire « les
Indes »)
n'est vue et décrite, n'est ressentie qu'à travers ses
yeux d’Occidental, c'est
pourquoi Michaux peut s'écrier « Jamais, jamais,
l’Indien ne se doutera
à quel point il exaspère l’Européen. Le spectacle
d'une foule hindoue, d'un
village hindou, ou même la traversée d'une rue, où
les Indiens sont à leur
porte, est agaçant ou odieux. » Ce
qui est exaspérant pour l’Occidental c'est que l’Indien semble
détenir un
pouvoir auquel l'européen n'a pas
accès,
une force à laquelle il ne peut prétendre, une
supériorité qui tient au
fait qu'être et faire ne peuvent
être dissociés. « Ils
vous regardent avec un contrôle d'eux-mêmes, un blocage
mystérieux et, sans que
ce soit clair, vous donnent l'impression d'intervenir quelque part en
soi,
comme vous ne le pourriez pas. »
Frapper
par comparaison, voilà
toute la tâche à accomplir et c'est saisissant de hardiesse, de finesse, d'ampleur.
Pour les Indiens, prier c'est agir,
penser c'est prier : « Il faut qu'une pensée
agisse, agisse directement,
sur l'être intérieur, sur les êtres
extérieurs. » La magie, d'après
Michaux (qui ne s'est pas contenté de regarder vivre les
Indiens, mais s'est
documenté et a lu une somme incroyable de livres anciens, de
textes fondateurs,
a assisté à des spectacles, a vu des films etc.) est
l'expérience même car la
vie spirituelle se doit d'obtenir des résultats pratiques,
concrets, mesurables.
Les exercices respiratoires permettent de devenir efficace et
d'accéder aux
pouvoirs magiques, à la transcendance.
De tout leur être, explique
Michaux,
les Indiens aspirent à l'adoration. « L’Hindou a
l’idolâtrie dans la
peau. »
Dans le travail de
différentiation effectué par le poète, il est
montré que les Chrétiens
recherchent l’humilité, là où les Hindous
recherchent des forces en eux-mêmes
pour se relier aux dieux.
« Les religions hindoues au
contraire ne dégagent pas la faiblesse de l'homme, mais sa
force. »
Plus loin Michaux, dans un
passage admirable, décrit le sanscrit après avoir
affirmé la lenteur des
Indiens quand ils marchent, comme quand ils pensent et parlent.
« Le sanscrit, la langue la
plus enchaînée du monde, la plus
largement embrassante, indubitablement la plus belle création de
l'esprit
indien, langue panoramique, admirable aussi à entendre,
contemplative,
induisant à la contemplation, une langue de raisonneurs,
flexible, sensible et
attentive, prévoyante, grouillante de cas et de
déclinaisons. »
La pensée lente, la
pensée qui ressasse,
qui pèse et soupèse, se compartimente, s'élabore
par paliers, se subdivise indéfiniment,
c'est la pensée indienne même si l’Indien comme le
rappelle en note Michaux
« voit d'avance tout. » La
pensée rapide, logique, qui va à l’essentiel, c'est la
pensée occidentale.
Les réflexions de Michaux se
juxtaposent. Un blanc sépare une dimension d'une autre. Voilà que
l'entrée du « rose »
indien fait son apparition page 295. Le rose est associé
à la fadeur, à
l'écœurement, à une impression dépréciative
liée au sens gustatif mais aussi
parallèlement (comme si l'un découlait de l'autre)
à la fadeur du poète
Kalidasa. L'attirance des Indiens pour le rose est ressenti comme
presque
insupportable d'autant qu'elle ne suppose nullement la douceur mais la
cruauté
comme si plus les mets, les tons, les parfums recèlent de
suavité, plus ceux
qui les utilisent sont ou seraient capables de violence, de
dureté. (Comme on
est loin du rose chez Proust, du moins en apparence!)
Quelle merveille que la recette du Taj Mahal
qui vient juste après la
non dégustation des loukoums et autres plats « doucereux »!
(Avec
l'Inde de Michaux, nul curry, nul piment ...) : c'est de l'enchantement
: ce
mausolée en marbre « flotte » et
« dans la coupole,
l'immensecoupole, un rien de trop... » « Partout
une
même irréalité. Car ce blanc n'est pas réel,
il ne pèse pas, il n'est pas
solide. Faux sous le soleil. Faux au clair de lune, sorte de poisson
argenté
bâti par l'homme, avec un attendrissement nerveux. »
Le Taj Mahal serait la démonstration même
quoique implicite de la force agissante de la magie en Inde. On sent
bien la réticence,
presque le dégoût pour cette mollesse en marbre, cette
sensiblerie à découvert
et comme forcée, ce « rose » dans
ce blanc, cette prouesse basée sur
un récit sucré d'amour et de mort qui n'est en
définitive qu’illusion,
illusoire beauté.
Il ne serait pas venu à
l'esprit de Michaux d'intituler son travail sur l'Inde Odeurs de
l'Inde comme
Tabucchi. L'odeur n'intéresse pas intensément
Michaux. Ce qui l'attire
davantage c'est un tableau d'ensemble, vivant, en mouvement et ce sont
les
chants et musiques.
Les uns se lavent (Les Anglais)
; les autres se baignent (Les Indiens). Les critères de
saleté et de propreté
s'inversent. L'humour de Michaux est d'autant plus fort qu'il note le
sérieux
des Indiens, leur incapacité à ne pas se prendre au
sérieux. Les uns peignent
proprement des êtres et des demeures sales « Les
déchirures des
guenilles seront propres, les taches très propres ; ce qui
semble indiquer
qu'ils ont tout ce qu'il leur faut.» (Les Indiens); les
autres ne peignent
que les salissures, la pauvreté, « des murs
lépreux, des joues et des
têtes gluantes, des intérieurs infects. »
(Les Anglais)
Une des rares réflexions
directement politique et directement liée à la
colonisation est d'un humour
particulièrement saisissant : « Tous les
gens « bien »
aux Indes avaient et ont depuis toujours renoncé aux Indes et
à la terre
entière. // Le grand miracle des Anglais, c'est que maintenant
ces Hindous y
tiennent. »
« L’Hindou prie nu, le plus nu possible.../ Il faut n'avoir
aucun intermédiaire,
aucun vêtement entre le Tout et soi-même, ne sentir aucune
division du corps. »
Prenant l'âme indienne par un
autre biais, Michaux s'en vient à la comparer à
l'âme arabe. Tout les oppose ;
tout les rend ennemis, radicalement étrangers. Un seul Dieu, des
dieux en
pagaille. Sècheresse, rigueur, colère et une
écriture comme « une
flèche », un style rapide : « L'apologue
arabe est tellement déblayé,
qu'il n'y a plus rien, qu'une espèce de tension, un mot juste,
une situation
lapidaire... Brèves sentences, bref éclat. »
« Malgré
leur nombre, les Indiens furent dans l'ensemble une
proie. »
« La
première raison en est l'esprit de défaitisme naturel au
fond
de tout Indien. »
Voilà
que le poète maintenant
s'attaque à la physionomie des Indiens : pour lui leur laideur
est générale et
pour « L'Hindou et le Bengali, une fois passé
l'âge de huit ans et jusqu'à
soixante, c'est l'âge
ingrat. Il a l'air niais. La vie est pour lui l'âge ingrat. La
tête de Tagore à soixante
ans est splendide, absolument splendide. A vingt
ans, c'est une tête qui ne vit pas assez, qui n'a pas assez
d'élan, et qui
n'est pas encore assez reposée, pas assez sage, tant la sagesse
est la destinée
de l'Hindou. » Michaux est
implacable. Il
dit sans détours, sans ambages ce qu'il pense quitte à
paraître raciste. Il
ajoute cependant (après une kyrielle de défauts
réservés à ce peuple « cette
impertinence, ce manque de honte, l'air de cupidité, l'air fat,
rasta,
prétentieux, égoïste enlaidissent des millions de
visages. » qu'ils
ont très « rarement un beau visage. J'en ai vu un
seul, mais tellement
éblouissant ! Je suppose que c'est à cause de cette
plénitude vigoureuse
exceptionnelle, qu'on a toujours dit qu'ils étaient
beaux. »
Depuis le début Michaux dans ce
texte sollicite son lecteur mais peut-être
particulièrement dans le passage où
il veut démontrer le sadisme indien et aussi son
indifférence aux autres, à
leur pauvreté comme à leurs malheurs.
Il
donne alors l'exemple de la
vache que certes l'homme hindou ne tue pas, mais qu'il maltraite,
à coup sûr,
en ne la nourrissant pas comme elle devrait l'être: en y
étant en fait
indifférent. Ne pas tuer et maltraiter du côté
indien / tuer mais bien traiter
les animaux du côté occidental. (N'oublions pas que le
texte de Henri Michaux
est écrit en 1933)
L'art
indien est perçu à la
fois comme démesuré, long, lent, ennuyeux et fascinant,
ensorcelant. Tout se
présente toujours comme une vérité
réversible selon le lieu et l'ambiance dans
laquelle la représentation a lieu. Le Ramayana jugé
une première fois
excessif et rempli de morceaux « inutiles à la
compréhension »,
devient une œuvre bouleversante et en un paragraphe le narrateur dit :
« Avec
des chants pareils, on se jette sous les roues du char des dieux. Eux,
mais
moi-même je me serais jeté sous les roues avec un chant
pareil. Le chant de
l'affirmation psychique, de l'irrésistible triomphe du
surhomme. »
L'effet Inde du Nord sur
Michaux se fait jour quand il dit quelques paragraphes plus tard: « J'ai
quitté depuis deux jours le Bengale et je le regrette. Ici, il y
a des gens
charmants qui vous sourient ... et puis? Mais là, on
circulait dans l'opaque.
Circuler
dans l'opaque.
Expérience de l'Inde. L'opaque de l'existence qu'on vit au
quotidien comme si
on touchait la pois du monde. L'opaque de l'illusion. Le sens de
l'illusoire
qui se fait matière opaque, concentré d’opacité,
de mirages.
Ce
récit de Michaux se termine
par un éloge à Gandhi: « Ghandi jeune
était maniaque et raisonneur et
rancunier, plus préoccupé de droiture que
réellement droit, et charnel. Il est
devenu meilleur. Il a vraiment cherché Dieu. » Ce
portrait est une
illustration de ce qu'il dit des Indiens en général, qui
d'après lui, ne
deviennent beaux qu'avec l'âge et après l'apprentissage de
la sagesse.
Les
paragraphes de ce texte ne
forment un tout cohérent qu'après coup, comme un vaste
puzzle s'emboitant parfaitement.
Les points de vue variés, les anecdotes, les
descriptions, les analyses, même les
apparents coqs à l'âne se
répondent et se complètent permettant d'accéder
à une vision foisonnante de
l'Inde.
Et comme il est bon de circuler
dans l'opaque si c'est avec Michaux!
À
Saint-Marcel
depuis le 14-07 jusqu'au 19-07 12
***
Michaux Henri
- La Pléiade
sept.2015
- Écuador
oct.2015