Du
Japon de 1934, date à laquelle, Michaux
explore ce pays, on n'y lit, de sa part que critique
acerbe, détestation, colère voire aversion. « Peuple,
enfin, dénué de
sagesse, de simplicité et de profondeur, archisérieux,
quoiqu’aimant les jouets
et les nouveautés, s'amusant difficilement, ambitieux,
superficiel et
visiblement destiné à notre mal et à notre
civilisation. »
Les termes
péjoratifs pour décrire le Japon et les Japonais se
déversent de phrase en
phrase, de paragraphe en paragraphe, en cascades, comme si le
poète,
décidément, quel que soit le domaine ne
voyait que des défauts, presque des fautes, des manques et
manquements à ce
peuple.
N'est-il pas en effet
à la fois sublime et
effrayant que les pages qu'il consacre au Japon commencent
avec l'idée de manque ? «
Il a
manqué aux Japonais un grand fleuve. » A cette
absence irrémédiable puisque
géographique, il oppose la
présence d'un
« volcan » « En fait de grande
paix, ils n'ont qu'un volcan,
majestueuse montagne incontestablement, mais enfin, un volcan, et qui
les
inonde régulièrement de boue, de lave et de
malheurs. »
Le Japon tel que Michaux le
voit à ce
moment-là de son histoire (et le poète, cinquante ans
plus tard, se relisant en
est gêné « Je relis ce barbare-là
avec gêne, avec stupéfaction par
endroits. Un demi-siècle a passé et le portrait est
méconnaissable. »)
est étriqué, souffreteux, petit, médiocre. La
description qu'il fait des arbres
dès les premiers paragraphes de son étude du Japon est
caractéristique du
ressenti général sur le pays « Les arbres sont
souffreteux, malingres,
maigres, s'élevant faiblement, grossissant difficilement,
luttant contre
l'adversité, et torturés dès que possible par
l'homme, en vue de paraître
encore plus nains et misérables. »
Ce qui rebute tant
Michaux chez ce peuple, c'est qu'il semble « destiné
à notre mal
et à notre civilisation » : en d'autres
termes qu'il a tous les
défauts des Occidentaux, mais comme accentués par
l'insularité.
Tout en eux lui
déplaît : leur physique, leur
mentalité, leur langue, leur religion
(« Une
religion d'insectes, le
culte de la fourmilière. ») , leur bruit,
leur organisation,
« Peuple
prisonnier de son île, de son masque, de ses conventions, de sa
police, de sa
discipline, de ses paquetages et de son cordon de
sécurité. », leur
façon de se vêtir, en particulier celle de la geisha
« ...
un
habillement de bossue, une coiffure tarabiscotée... , pleine de
calculs, de
travail, de symbolisme, et d'un ensemble benêt. // Une cuirasse
comprimant et
aplatissant la poitrine, un coussin dans le dos, fardée et
poudrée, elle
constitue la création malheureuse et typique de ce peuple
d'esthètes et de
sergents qui n'a rien pu laisser dans son élan
naturel. »
Oui, on le
voit bien ce que hait le poète c'est le goût de
l'artifice, du faux, du
sophistiqué et de l'ordonné au détriment du
naturel. Il hait cette attirance
pour le factice, cette vénération pour ce qui est aux
antipodes de la Nature,
il hait ses valeurs que certains occidentaux fin de siècle ont
prôné avec
délectation, comme Huysmans par exemple, qui aurait sans doute
apprécié cette
recherche, en tout, de l'esthétisme repoussant le plus possible
la simple
nature). Michaux déteste absolument le jeu des acteurs et la
manière qu'ils ont
de s'exprimer et sa détestation devient une accumulation de
verbes dépréciatifs
animaliers qui mime l'effet « braillard » qu'il
déplore « Il
ne dit pas sa langue, il la miaule, l'éructe, et brame, barrit,
brait, hennit,
gesticule comme un possédé et malgré cela, je ne
le crois pas. »
On se souvient avec quelle
délectation
l'expression allusive chinoise le ravissait et de ce fait, on comprend
aisément
que cette théâtralisation outrée, cette caricature,
la grandiloquence des
effets ne puisse qu'exaspérer un homme comme Michaux sensible
aux signes, à la
subtilité presque aérienne du trait, du mouvement et non
à la gesticulation et
aux grossissements du geste ou de la voix !
Michaux
ne mentionne pour ainsi dire jamais
la nourriture, ni les parfums, ni les saveurs dans ses
appréciations des
peuples qu'il visite. Avec le Japon non plus, mais pour
caractériser la musique
japonaise il se sert d'une comparaison gustative très peu
ragoûtante :
« Quant
à la musique japonaise, même celle des geishas,
c'est une espèce d'eau
aigre et gazeuse qui pique sans réconforter. »
Une autre idée
« glaçante » du Japon est introduite par
Michaux, une idée qu'il va
développer sur plusieurs plans ; elle est contenue dans la
phrase suivante « Le
Japon a la manie de nettoyer. »
A la veille de la
Seconde Guerre mondiale, le nettoyage est d'abord politique et
territorial. Il
est une conséquence de son obsession de l'ordre (policier). Il
s'étend à tout:
on lave dans le sang en tant que samouraï, on lave le ciel, si
l'on est
peintre, quitte à faire oublier le climat si pluvieux du pays.
On lave les voix
pour les rendre « pointues et déchirantes, sorte
d'aiguilles à tricoter
dans l'espace musical. » On lave si bien, avec une
telle détermination
au Japon qu'on n'aspire finalement qu'au vide, aux lignes
géométriques, à la
netteté et au dépouillement de l'ameublement; ce qui
fait dire au poète que « Le
Japonais est moderne depuis dix siècles.» Et
encore «Au
Japon... tout fut toujours net, sans surcharge.»
Ne
perçoit-on pas dans ces quelques lignes la
possibilité pour Michaux d'accueillir enfin le Japon? N'est-ce
pas la brèche
d'adhésion que le lecteur (et lui-même sans doute) attend
depuis le début de
cette relation sans enthousiasme ? On avait commencé de
percevoir cette percée
positive avec son annotation sur les fleurs « Le
Japonais ne se fait
pas seulement petit devant Dieu, ou devant les hommes, mais encore
devant la
plus petite des vagues, devant la feuille recroquevillée du
roseau, devant un
lointain de bambous qu'il voit à peine. Car à aucun autre
peuple les feuilles et
les fleurs n'apparaissent avec tant de beauté et de
fraternité. » Tout
à coup la petitesse n'est plus mesquinerie,
médiocrité ou signe de servilité mais
humilité. Soudain c'est la beauté secrète qui se
dégage de toute vie, c'est le
lien « fraternel » qui unit l'homme à la
nature que le poète
reconnaît dans le regard que ce peuple répand sur ce qu'il
voit et pénètre avec
un rare degré d'acuité.
Ne
descelle-t-on pas d'ailleurs une
contradiction totale ou une sorte de chiasme sociologique entre le
Japon artificiel,
dénaturé, grandiloquent et sans grandeur qu'il n'a
cessé de dépeindre et celui
qui apparaît soudain dans sa fraîcheur, sa
ténuité, sa capacité au partage
cosmique ?
C'est
cependant surtout dans les marges, les
notes et avec le recul que Michaux loue chez ce peuple le génie
du cinéma, art
« moderne » fait en quelque sorte pour lui. Il
faut rester sur cette
impression résolument lumineuse donnée en note et faire
fi (sans la nier) de la
violence pressentie par le poète dans ces années
où partout dans le monde,
hélas, le nationalisme exacerbé préparait le pire,
et arrêter ces quelques
réflexions sur cette remarque du poète « Aucun
peuple, dans les films,
ne s'est autant réalisé, révélé.
Peuple d'action, de geste, de théâtralisation,
le cinéma particulièrement l'attendait, à lui
prédestiné. Dans cet art nouveau
pour tous, il avait à mettre quelque chose de tout à fait
à part. Il allait
montrer à des sociétés qui croyaient le savoir ce
que c'est vraiment que du
maintien. »