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    Regards  sur Henri Michaux (6)

Henri Michaux, Les Œuvres complètes en Pléiade, « Un Barbare au Japon »
(écrit en 1934 avec notes et remarques datant de 1984, soit 50 ans plus tard)

                                          (1933-1967, 1989, les Éditions de la Pléiade)

présenté par Dominique Zinenberg

Du Japon de 1934, date à laquelle, Michaux explore ce pays, on n'y lit, de sa part que critique acerbe, détestation, colère voire aversion. « Peuple, enfin, dénué de sagesse, de simplicité et de profondeur, archisérieux, quoiqu’aimant les jouets et les nouveautés, s'amusant difficilement, ambitieux, superficiel et visiblement destiné à notre mal et à notre civilisation. »

Les termes péjoratifs pour décrire le Japon et les Japonais se déversent de phrase en phrase, de paragraphe en paragraphe, en cascades, comme si le poète, décidément, quel que soit le domaine ne voyait que des défauts, presque des fautes, des manques et manquements à ce peuple.

N'est-il pas en effet à la fois sublime et effrayant que les pages qu'il consacre au Japon commencent  avec l'idée de manque ? «  Il a manqué aux Japonais un grand fleuve. » A cette absence irrémédiable  puisque géographique,  il oppose la présence d'un « volcan » « En fait de grande paix, ils n'ont qu'un volcan, majestueuse montagne incontestablement, mais enfin, un volcan, et qui les inonde régulièrement de boue, de lave et de malheurs. »

Le Japon tel que Michaux le voit à ce moment-là de son histoire (et le poète, cinquante ans plus tard, se relisant en est gêné « Je relis ce barbare-là avec gêne, avec stupéfaction par endroits. Un demi-siècle a passé et le portrait est méconnaissable. ») est étriqué, souffreteux, petit, médiocre. La description qu'il fait des arbres dès les premiers paragraphes de son étude du Japon est caractéristique du ressenti général sur le pays « Les arbres sont souffreteux, malingres, maigres, s'élevant faiblement, grossissant difficilement, luttant contre l'adversité, et torturés dès que possible par l'homme, en vue de paraître encore plus nains et misérables. »

Ce qui rebute tant Michaux chez ce peuple, c'est qu'il semble « destiné à notre mal et à notre civilisation » : en d'autres termes qu'il a tous les défauts des Occidentaux, mais comme accentués par l'insularité.

Tout en eux lui déplaît : leur physique, leur mentalité, leur langue, leur religion
(« Une religion d'insectes, le culte de la fourmilière. ») , leur bruit, leur organisation,
« Peuple prisonnier de son île, de son masque, de ses conventions, de sa police, de sa discipline, de ses paquetages et de son cordon de sécurité. », leur façon de se vêtir, en particulier celle de la geisha
« ... un habillement de bossue, une coiffure tarabiscotée... , pleine de calculs, de travail, de symbolisme, et d'un ensemble benêt. // Une cuirasse comprimant et aplatissant la poitrine, un coussin dans le dos, fardée et poudrée, elle constitue la création malheureuse et typique de ce peuple d'esthètes et de sergents qui n'a rien pu laisser dans son élan naturel. »

Oui, on le voit bien ce que hait le poète c'est le goût de l'artifice, du faux, du sophistiqué et de l'ordonné au détriment du naturel. Il hait cette attirance pour le factice, cette vénération pour ce qui est aux antipodes de la Nature, il hait ses valeurs que certains occidentaux fin de siècle ont prôné avec délectation, comme Huysmans par exemple, qui aurait sans doute apprécié cette recherche, en tout, de l'esthétisme repoussant le plus possible la simple nature). Michaux déteste absolument le jeu des acteurs et la manière qu'ils ont de s'exprimer et sa détestation devient une accumulation de verbes dépréciatifs animaliers qui mime l'effet « braillard » qu'il déplore « Il ne dit pas sa langue, il la miaule, l'éructe, et brame, barrit, brait, hennit, gesticule comme un possédé et malgré cela, je ne le crois pas. »

On se souvient avec quelle délectation l'expression allusive chinoise le ravissait et de ce fait, on comprend aisément que cette théâtralisation outrée, cette caricature, la grandiloquence des effets ne puisse qu'exaspérer un homme comme Michaux sensible aux signes, à la subtilité presque aérienne du trait, du mouvement et non à la gesticulation et aux grossissements du geste ou de la voix !

 Michaux ne mentionne pour ainsi dire jamais la nourriture, ni les parfums, ni les saveurs dans ses appréciations des peuples qu'il visite. Avec le Japon non plus, mais pour caractériser la musique japonaise il se sert d'une comparaison gustative très peu ragoûtante :
« Quant à la musique japonaise, même celle des geishas, c'est une espèce d'eau aigre et gazeuse qui pique sans réconforter. »

Une autre idée « glaçante » du Japon est introduite par Michaux, une idée qu'il va développer sur plusieurs plans ; elle est contenue dans la phrase suivante « Le Japon a la manie de nettoyer. »

A la veille de la Seconde Guerre mondiale, le nettoyage est d'abord politique et territorial. Il est une conséquence de son obsession de l'ordre (policier). Il s'étend à tout: on lave dans le sang en tant que samouraï, on lave le ciel, si l'on est peintre, quitte à faire oublier le climat si pluvieux du pays. On lave les voix pour les rendre « pointues et déchirantes, sorte d'aiguilles à tricoter dans l'espace musical. » On lave si bien, avec une telle détermination au Japon qu'on n'aspire finalement qu'au vide, aux lignes géométriques, à la netteté et au dépouillement de l'ameublement; ce qui fait dire au poète que « Le Japonais est moderne depuis dix siècles.» Et encore «Au Japon... tout fut toujours net, sans surcharge.»

Ne perçoit-on pas dans ces quelques lignes la possibilité pour Michaux d'accueillir enfin le Japon? N'est-ce pas la brèche d'adhésion que le lecteur (et lui-même sans doute) attend depuis le début de cette relation sans enthousiasme ? On avait commencé de percevoir cette percée positive avec son annotation sur les fleurs « Le Japonais ne se fait pas seulement petit devant Dieu, ou devant les hommes, mais encore devant la plus petite des vagues, devant la feuille recroquevillée du roseau, devant un lointain de bambous qu'il voit à peine. Car à aucun autre peuple les feuilles et les fleurs n'apparaissent avec tant de beauté et de fraternité. » Tout à coup la petitesse n'est plus mesquinerie, médiocrité ou signe de servilité mais humilité. Soudain c'est la beauté secrète qui se dégage de toute vie, c'est le lien « fraternel » qui unit l'homme à la nature que le poète reconnaît dans le regard que ce peuple répand sur ce qu'il voit et pénètre avec un rare degré d'acuité.

Ne descelle-t-on pas d'ailleurs une contradiction totale ou une sorte de chiasme sociologique entre le Japon artificiel, dénaturé, grandiloquent et sans grandeur qu'il n'a cessé de dépeindre et celui qui apparaît soudain dans sa fraîcheur, sa ténuité, sa capacité au partage cosmique ?

C'est cependant surtout dans les marges, les notes et avec le recul que Michaux loue chez ce peuple le génie du cinéma, art « moderne » fait en quelque sorte pour lui. Il faut rester sur cette impression résolument lumineuse donnée en note et faire fi (sans la nier) de la violence pressentie par le poète dans ces années où partout dans le monde, hélas, le nationalisme exacerbé préparait le pire, et arrêter ces quelques réflexions sur cette remarque du poète « Aucun peuple, dans les films, ne s'est autant réalisé, révélé. Peuple d'action, de geste, de théâtralisation, le cinéma particulièrement l'attendait, à lui prédestiné. Dans cet art nouveau pour tous, il avait à mettre quelque chose de tout à fait à part. Il allait montrer à des sociétés qui croyaient le savoir ce que c'est vraiment que du maintien. »





Regards sur Henri Michaux (6)
Un Barbare au Japon...suite  (1933-1967, 1989,
les Éditions de la Pléiade)

présenté par Dominique Zinenberg

février 2016


Créé le 1 mars 2002

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