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    Regards  sur Henri Michaux (7)

Henri Michaux, Les Œuvres complètes en Pléiade, «Un barbare chez le Malais »
(écrit en 1934 avec notes et remarques datant de 1984, soit 50 ans plus tard)

                                          (1933-1967, 1989, les Éditions de la Pléiade)

présenté par Dominique Zinenberg

Le propos de Michaux s'ouvre sur un éloge, « Il n'y a pas une chose que je n'aime en eux »
et se clôt en un éloge du métissage « Il y a eu partout tellement d'invasions de races diverses, Huns, Tartares, Mongols, Normands, etc. et tant d'afflux de religions diverses, néolithique, totémique, solaire, animiste, sumérienne, assyrienne, druidique, romaine, islamique, bouddhique, nestorienne, chrétienne, etc., que personne n'est pur, que chacun est un indicible, un indébrouillable mélange.
Ainsi, quand on se retire en soi, et qu'on arrive à supprimer le multiple débat émanant des strates de cette énorme infrastructure, on arrive à une paix, à un plan tellement inouï qu'on pourrait se demander si cela aussi ne serait pas le - surnaturel -

La guirlande énumérative avec ses rimes intérieures, ses juxtapositions de civilisations lointaines ou proches et toutes nimbées d'une poésie par la grâce de cette suite d'adjectifs se lit presque comme une envoûtante prière ou une transe mystique.

Le paragraphe qui suit l'énumération ne va-t-il pas dans ce sens ? Le voyage intérieur qui s'est opéré par cette réflexion tourbillonnante conduit à une paix sacrée, comme si les « strates » innombrables qui traversent ce peuple du seul fait d'en prendre conscience permettait de les recevoir en soi, de les recueillir, d'atteindre cet autre « plan » proche du « surnaturel ».

Dans l'entre deux, le regard du poète, toujours sensible aux lignes, aux traits, est séduit par -l'oblique-. «Ils ont un goût que j'ai pour les formes obliques».  Et dans cette formule presque maladroite, on sent une identification  étonnée à ce peuple. L'architecture aux toits incurvés lui fait penser au modeste signe de ponctuation qu'est la virgule, «Tout se trouve sous le signe de la virgule.» ce qui donne la mesure de son enchantement face à cette capacité des Malais à alléger le toit qui abrite de toute lourdeur inutile. On est happé par le regard du poète charmé par le trait d'un dessin, d'une calligraphie ou de telle estampe comme la comparaison suivante le suggère
«Les maisons, aux toits incurvés, font songer à des vagues. Leurs bateaux ont l'air de se promener dans les cieux.» La représentation n'est pas impressionniste, elle ne veut pas entremêler des éléments dans une interpénétration comme dans la description picturale de Proust face aux tableaux d'Elstir, non ici, on est dans l'épure du dessin net, aux traits fins et précis, dans l'aquarelle minimaliste, dans le délicieux presque rien. 


Il n'est pas étonnant que Henri Michaux aimant l'oblique, la virgule, les vagues s'intéresse aussi au mouvement, à celui des gens qui déambulent dans les rues, des danseurs ondulant lors de fêtes ou de spectacles. Il aime capter leur allure et ce que leur maintien suggère de leur être profond. Il note les couleurs, la consistance d'un tissu, voire la forme de leurs armes, le rythme de leur musique, la variété de leurs instruments, la mélodie de leur langue.

Non loin de la virgule et des toits incurvés, le poète s'attarde aussi avec délices et malice sur l'impression que les seins des balinaises produit sur les occidentaux si peu habitués à cet innocent exhibitionnisme ! L'entrée en matière pour les décrire est savoureuse «Les femmes balinaises ont plus de sein que d'expression. Après un certain temps de Bali, on finit par regarder les hommes.» Plus loin, il ajoute «… les seins d'une femme, quand il m'arrivait de les voir dévoilés, n'étaient que beaux, alors que la figure était si travaillée par l'intelligence, par une âme bizarre et recherchée qui m'avait induit à croire en quelque sorte que les seins seraient recherchés, eux aussi, et originaux. Mais un sein n'est pas un visage. »

Le sein, comme la civilisation, est une impasse.

Le visage, introduit ici par le poète, rappelle les réflexions d'Emmanuel Lévinas dans son dialogue avec Philippe Nemo dans Éthique et Infini. C'est ainsi qu'on trouve cette phase éclairante «Mais la relation au visage est d'emblée éthique.» Et un peu plus loin dans ce même dialogue, le philosophe poursuit (rejoignant à mon sens le poète quoique par un autre biais) « Dans l'accès au visage, il y a certainement aussi un accès à l'idée de Dieu […] je pense, quant à moi, que la relation à l'Infini n'est pas un savoir, mais un Désir.» 
 
Le visage, comme l'avenir à partir duquel on doit voir sa propre Histoire, ouvre à l'Infini, au Désir, à l'Autre.  Or n'est-ce pas par la méditation sur les strates successives qui ont modelé le peuple malais que Michaux a bel et bien ressenti une paix «inouïe» ? Comme si la dernière parole de Bouddha par laquelle il clôt son parcours balinais devenait vivant, et palpable, l 'Autre n'étant pas l'ennemi de soi comme le suggère l'intériorisation à laquelle il a pu parvenir après le constat de la richesse incalculable du métissage des peuples,  les deux phrases conclusives de Bouddha :

« Tenez-vous bien dans votre île à vous. Collés à la contemplation. »,
résonnent comme une ouverture infinie à l'Autre.

Quelle belle leçon n'est-ce pas que cette ouverture à l'Autre écrite par Michaux en 1933 et face à laquelle, en 2016, tant de barbelés se dressent !

Regards sur Henri Michaux (7)
Un barbare chez le Malais, suite  (1933-1967, 1989,
les Éditions de la Pléiade)

présenté par Dominique Zinenberg
mars 2016


Créé le 1 mars 2002

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