La Nuit remue contient
deux parties, dont la deuxième s’appelle « Mes
Propriétés ».
L’ensemble
a été publié en 1935, puis revu et corrigé
en 1967. L’écriture de « Mes Propriétés
» (59 textes) précède celle de « La Nuit
remue » (33
textes) mais lors de la publication, le poète a choisi
d’inverser l’ordre et d’attribuer comme titre général
à ses deux parties celui de La Nuit remue.
Voici ce que
Henri Michaux écrit à la sortie de son livre dans un
prière d’insérer : « Ce livre n’a pas
d’unité extérieure.
Il ne répond pas à un genre connu. Il contient
récits, poèmes, poèmes en prose,
confessions, mots inventés, descriptions d’animaux imaginaires,
notes, etc.
dont l’ensemble ne constitue pas un recueil, mais plutôt un
journal.
« Tel jour s’est exprimé
impétueusement
en imaginations extravagantes, tel autre, ou tel mois, sèchement
en un court
poème en prose, d’analyse de soi.
« Ainsi tout au long de trois ans.
« Les dates manquent. Mais les continuels
changements d’humeur marquent à leur façon le travail et
le passage inégal du
Temps. »
Attardons-nous
sur le titre. La Nuit remue. Il
contient l’intuition de cauchemars et de rêves, une vie intense
et instable,
d’états paradoxaux, touchants, agités et d’un espace
obscur, non seulement
parce que la nuit y étend son règne et sa domination mais
aussi parce que les
forces qui mènent ce monde restent énigmatiques et
souvent d’une grande violence.
Des perturbations, des changements incessants d’états surgissent
de la nuit
mentale du poète et le texte suit les méandres
désordonnés du dormeur
prisonnier de sa petite chambre assiégée de
démons. Sous le plafond bas de ma petite chambre, est ma
nuit, gouffre profond.
(p.419).
Magma,
lave,
jaillissement de mondes, de mythes qui sont arrachement, acharnement
pour
tenter de vivre, survivre et comme le dit Raymond Bellour « La
Nuit remue est une épopée du sujet.
Pour la première fois de façon aussi nette, s’accumulent
en un même livre tous
les états, lesles processus qui
n’ont cessé d’être préfigurés, qui vont se
déplier jusqu’à Face aux verrous et au-delà. Ce
livre est la première coupe d’un
Tout ouvert qui s’offre, dont chaque grand recueil rejouera, à
sa façon, la
donne. lieux, »
Tout, en
effet, est livré comme une origine, une genèse
consciente/inconsciente en des
récits minimalistes qui mettent en scène en un
théâtre de la cruauté digne
d’Antonin Artaud des personnages qui grouillent, surgis par exemple
d’une
goutte : Les corps allaient s’amoncelant, crêpes
vivantes, bien humaines pourtant sauf l’aplatissement.
Puis
les gouttes ne coulèrent plus. Je
m’étendis près d’un tas de petites femmes, la stupeur
dans l’esprit, navré, ne
songeant ni à elles ni à moi, mais à
l’amère vie quotidienne.
Le moi n’y prospère pas bien qu’il prolifère. Le moi a
beau livrer un
combat épique, il ne pavoise pas. Le moi est faible,
déconfit, vaincu, fourbu
et le combat renaît de ses cendres sans cesse. Dans ma nuit,
j’assiège mon Roi, je me lève progressivement et je lui
tords le cou. […]
Cependant
dans la nuit, la passion de mes mains l’étrangle sans
répit. Point de lâcheté
pourtant, j’arrive les mains nues et je serre son cou de Roi.
Et
c’est mon Roi, que j’étrangle vainement depuis si longtemps dans
le secret de
ma petite chambre ; sa face d’abord bleuie, après peu de
temps redevient
naturelle, et sa tête se relève, chaque nuit, chaque nuit. »
Dans
« Mon Roi » (pages 422-425) la tentative
régicide est à l’œuvre,
ingénieuse, multiple, mais elle échoue. Il
règne ; il m’a ; il ne tient pas aux distractions.
(Contrairement
au roi sans divertissement de Pascal dont l’allusion ironique et
drôle ici
renforcerait plutôt le sentiment de faiblesse et de tourment
enduré par le
moi.) Mais la lutte pour se guérir de soi, de ce tyran qui nous
cerne, nous
englue, nous domine toujours est épuisante et
inépuisable. Et dans le même
temps, ce qui reste également inépuisable dans son
énigme de mots, c’est la
poésie qui déborde en un flux ininterrompu de sens
infinis et cet excès-là,
mystérieux, actif, rend cette quête aveugle et lucide
infiniment précieuse.
L’épopée du
moi est d’une portée universelle et touche (remue)
l’intimité de chacun.
La
nuit
n’échappe à personne et les faits bruts, sans concession
que Michaux relate
concerne au plus près l’humaine condition. Qu’ils soient de
meurtre, de gloire
(comme dans « Le sportif au lit »), de
paysages, d’animaux,
d’angoisses de mort, de sexualité (« Nuit de noces »),
il y a dans
ces micro récits le sentiment d’une dilatation du corps, de
l’intelligence, de
l’espace en espaces diffractés, en objets naturels (pins, mer,
lac, vent, etc.)
incorporés à la conscience comme si une part de
l’être humain contenait en lui
chacun de ses éléments et qu’ils renaissaient en lui par
la grâce du sommeil.
Le
vent essaie d’écarter les vagues de la
mer. Mais les vagues tiennent à la mer, n’est-ce pas
évident, et le vent tient
à souffler… non, il ne tient pas à souffler, même
devenu tempête ou bourrasque
il n’y tient pas. Il tend aveuglément, en fou et en maniaque,
vers un endroit
de parfait calme, de bonace, où il sera enfin tranquille,
tranquille.
Comme
les vagues de la mer lui sont
indifférentes ! Qu’elles soient sur la mer ou sur un
clocher, ou dans une
roue ou sur la lame d’un couteau, peu lui chaut. Il va vers un endroit
de
quiétude et de paix où il cesse enfin d’être vent.
Mais
son cauchemar dure déjà depuis longtemps.
(Le vent, p. 435-436)
La
nuit est
substance, elle cerne, englue, et prend consistance par le narratif, le
descriptif, le poétique et deux autres aspects de la nuit
remuante restituée au
grand jour par le travail diurne vont compléter le dessein du
poète :
faire sa première description de son état sous
éther (pages 449 à 457) et
décrire et analyser dix dessins de lui dans « Dessins
commentés »
(pages 436-440) comme s’ils étaient, au même titre que les
rêves, des
figurations de ses fantasmes, des objets de son moi primitif et
complexe. Et
comme la nuit, les dessins remuent, semblent se métamorphoser
à une allure
déconcertante ; le même processus de
prolifération des corps, mais de
corps qui tendent à la vie cérébrale et
sensible peuple la page et l’impression de peur, de menace,
d’obligation
d’être aux aguets domine dans ces commentaires qui deviennent des
parois
rupestres rappelant l’angoisse des premiers temps de l’humanité
ou plutôt
neutralisant l’espace-temps séparant les premiers hommes de
nous.
Parmi ces dix
analyses descriptives, il y a celle du cheval-flamme. Sa
représentation est une vraie idée
« cheval » et
la transcription littéraire qu’elle déclenche un petit
chef d’œuvre qui tient
de la sculpture, de la danse, de toutes les formes d’art qu’on peut
résumer par
le mot « poésie ».
Ce
serait bien une flamme, si ce n’était
déjà un cheval, ce serait un bien bon cheval, s’il
n’était en flammes. Il
bondit dans l’espace. Combien loin d’être une croupe est sa
croupe éclatante de
panaches ardents, de flammes impétueuses ! Quant à
ses pattes elles ont
des ténuités d’antennes d’insectes, mais leurs sabots
sont nets, peut-être un
peu trop « pastilles ». C’est comme ça
qu’il est mon cheval, un
cheval que personne ne montera jamais. Et une banderole
légère et certainement
sensible, dont sa tête est ceinte, lui donne une finesse presque
féminine,
comme s’il se mouchait dans un mouchoir de dentelles.
Heureusement,
heureusement que je l’ai dessiné. Sans quoi jamais je n’en eusse
vu un pareil.
Un tout petit cheval, vous savez, une vraie idée
« cheval ».
Beaucoup
plus près des brises que du sol, beaucoup plus ferme dans la
pure atmosphère
malgré ses pattes de devant posées comme deux crayons. Et
il rue vers le ciel,
il rue des ruades de flammes.
*
Il reste
l’expérience de l’éther exposée en deux
temps : une introduction, puis le
récit lui-même. Michaux soutient que l’être humain a
besoin de faiblesse. Il faut donc dépenser ses forces soit par
la
violence (guerrière) soit par le sexe. Mais s’il s’obstine dans
la continence, comment se défaire de ses forces et
obtenir le calme ?
Excédé,
il recourt à l’éther.
Symbole
et raccourci du départ et de l’annihilation souhaités.
Abrupte
chute : En moins d’une demi-minute
l’effondrement des réserves est total. L’homme est devenu
un gisant qui ne
maîtrise plus rien. Il n’est plus que le réceptacle de
pensées en écho [qui] déferlent en
lui. Sa
pensée se dédouble à
l’infini. Mais se
fractionnant à ce jeu de miroir auquel elle est si
inhabituée, sa volonté
rompue qui ne tient plus le coup, doit céder encore, encore,
encore, laissant
éclater sa maîtrise, et se ranger à n’être
plus qu’un témoin, un témoin de
témoin, écho sans cesse reculé d’une scène
tenant en quelques secondes, qui
s’éloigne à une vitesse foudroyante.
Dans cette
expérience, le sentiment de genre a disparu. La personne n’est
plus qu’un lieu
réceptif aux bruits extérieurs. Mais
l’esprit saisissant cette situation la livre immédiatement
à son carambolage
extra-rapide, et la course au recul reprend.
Les
effets le
lendemain sont le manque de courage et le découragement. Michaux
décrit cet
état avec humour. Puis il fait allusion à la
caféine qui si on a recours à
elle, vous affole d’amour sentimental.
Le
récit de
l’expérience de l’éther dont je pourrai continuer
à faire la déficiente
paraphrase ne se distingue pas radicalement d’autres scènes
». L’ensemble a
été publié en 1935, puis revu et corrigé en
1967. L’écriture de « Mes Propriétés »
(59 textes) précède celle de « La Nuit remue
» (33 textes) mais lors de la publication, le poète a
choisi d’inverser l’ordre et d’attribuer comme titre
général à ses deux parties celui de La Nuit remue.
Voici ce que Henri
Michaux écrit à la sortie de son livre dans un
prière d’insérer : « Ce livre n’a pas
d’unité extérieure. Il ne répond pas à un
genre connu. Il contient récits, poèmes, poèmes en
prose, confessions, mots inventés, descriptions d’animaux
imaginaires, notes, etc. dont l’ensemble ne constitue pas un recueil,
mais plutôt un journal.
« Tel jour s’est exprimé impétueusement en
imaginations extravagantes, tel autre, ou tel mois, sèchement en
un court poème en prose, d’analyse de soi.
« Ainsi tout au
long de trois ans.
« Les
dates manquent. Mais les continuels changements d’humeur marquent
à leur façon le travail et le passage inégal du
Temps. »
*
Attardons-nous sur le titre. La Nuit remue. Il contient
l’intuition de cauchemars et de rêves, une vie intense et
instable, d’états paradoxaux, touchants, agités et d’un
espace obscur, non seulement parce que la nuit y étend son
règne et sa domination mais aussi parce que les forces qui
mènent ce monde restent énigmatiques et souvent d’une
grande violence. Des perturbations, des changements incessants
d’états surgissent de la nuit mentale du poète et le
texte suit les méandres désordonnés du dormeur
prisonnier de sa petite chambre assiégée de
démons. Sous le plafond bas de ma petite chambre, est ma nuit,
gouffre profond. (p.419).
Magma, lave,
jaillissement de mondes, de mythes qui sont arrachement, acharnement
pour tenter de vivre, survivre et comme le dit Raymond Bellour « La
Nuit remue est une épopée du sujet. Pour la
première fois de façon aussi nette, s’accumulent en un
même livre tous les états, les lieux, les processus qui
n’ont cessé d’être préfigurés, qui vont se
déplier jusqu’à Face aux verrous et au-delà. Ce
livre est la première coupe d’un Tout ouvert qui s’offre, dont
chaque grand recueil rejouera, à sa façon, la donne.
»
Tout, en effet, est livré comme une origine, une genèse
consciente/inconsciente en des récits minimalistes qui mettent
en scène en un théâtre de la cruauté digne
d’Antonin Artaud des personnages qui grouillent, surgis par exemple
d’une goutte : Les corps allaient s’amoncelant, crêpes vivantes,
bien humaines pourtant sauf l’aplatissement.
Puis
les gouttes ne coulèrent plus. Je m’étendis près
d’un tas de petites femmes, la stupeur dans l’esprit, navré, ne
songeant ni à elles ni à moi, mais à
l’amère vie quotidienne.
Le moi n’y
prospère pas bien qu’il prolifère. Le moi a beau livrer
un combat épique, il ne pavoise pas. Le moi est faible,
déconfit, vaincu, fourbu et le combat renaît de ses
cendres sans cesse. Dans ma nuit, j’assiège mon Roi, je me
lève progressivement et je lui tords le cou. […]
Cependant dans la
nuit, la passion de mes mains l’étrangle sans répit.
Point de lâcheté pourtant, j’arrive les mains nues et je
serre son cou de Roi.
Et c’est mon Roi,
que j’étrangle vainement depuis si longtemps dans le secret de
ma petite chambre ; sa face d’abord bleuie, après peu de temps
redevient naturelle, et sa tête se relève, chaque nuit,
chaque nuit. »
Dans « Mon Roi » (pages 422-425) la tentative
régicide est à l’œuvre, ingénieuse, multiple, mais
elle échoue. Il règne ; il m’a ; il ne tient pas aux
distractions. (Contrairement au roi sans divertissement de Pascal dont
l’allusion ironique et drôle ici renforcerait plutôt le
sentiment de faiblesse et de tourment enduré par le moi.) Mais
la lutte pour se guérir de soi, de ce tyran qui nous cerne, nous
englue, nous domine toujours est épuisante et
inépuisable. Et dans le même temps, ce qui reste
également inépuisable dans son énigme de mots,
c’est la poésie qui déborde en un flux ininterrompu de
sens infinis et cet excès-là, mystérieux, actif,
rend cette quête aveugle et lucide infiniment précieuse.
L’épopée du moi est d’une portée universelle et
touche (remue) l’intimité de chacun.
La nuit n’échappe à personne et les faits bruts, sans
concession que Michaux relate concerne au plus près l’humaine
condition. Qu’ils soient de meurtre, de gloire (comme dans « Le
sportif au lit »), de paysages, d’animaux, d’angoisses de
mort, de sexualité (« Nuit de noces »), il y
a dans ces micro récits le sentiment d’une dilatation du corps,
de l’intelligence, de l’espace en espaces diffractés, en objets
naturels (pins, mer, lac, vent, etc.) incorporés à la
conscience comme si une part de l’être humain contenait en lui
chacun de ses éléments et qu’ils renaissaient en lui par
la grâce du sommeil.
Le vent essaie d’écarter les vagues de la mer. Mais les vagues
tiennent à la mer, n’est-ce pas évident, et le vent tient
à souffler… non, il ne tient pas à souffler, même
devenu tempête ou bourrasque il n’y tient pas. Il tend
aveuglément, en fou et en maniaque, vers un endroit de parfait
calme, de bonace, où il sera enfin tranquille, tranquille.
Comme les vagues
de la mer lui sont indifférentes ! Qu’elles soient sur la mer ou
sur un clocher, ou dans une roue ou sur la lame d’un couteau, peu lui
chaut. Il va vers un endroit de quiétude et de paix où il
cesse enfin d’être vent.
Mais son
cauchemar dure déjà depuis longtemps. (Le vent, p.
435-436)
La nuit est
substance, elle cerne, englue, et prend consistance par le narratif, le
descriptif, le poétique et deux autres aspects de la nuit
remuante restituée au grand jour par le travail diurne vont
compléter le dessein du poète : faire sa première
description de son état sous éther (pages 449 à
457) et décrire et analyser dix dessins de lui dans «
Dessins commentés » (pages 436-440) comme s’ils
étaient, au même titre que les rêves, des
figurations de ses fantasmes, des objets de son moi primitif et
complexe. Et comme la nuit, les dessins remuent, semblent se
métamorphoser à une allure déconcertante ; le
même processus de prolifération des corps, mais de corps
qui tendent à la vie cérébrale et sensible peuple
la page et l’impression de peur, de menace, d’obligation d’être
aux aguets domine dans ces commentaires qui deviennent des parois
rupestres rappelant l’angoisse des premiers temps de l’humanité
ou plutôt neutralisant l’espace-temps séparant les
premiers hommes de nous.
Parmi ces dix analyses descriptives, il y a celle du cheval-flamme. Sa
représentation est une vraie idée « cheval »
et la transcription littéraire qu’elle déclenche un petit
chef d’œuvre qui tient de la sculpture, de la danse, de toutes les
formes d’art qu’on peut résumer par le mot « poésie
».
Ce serait
bien une flamme, si ce n’était déjà un cheval, ce
serait un bien bon cheval, s’il n’était en flammes. Il bondit
dans l’espace. Combien loin d’être une croupe est sa croupe
éclatante de panaches ardents, de flammes impétueuses !
Quant à ses pattes elles ont des ténuités
d’antennes d’insectes, mais leurs sabots sont nets, peut-être un
peu trop « pastilles ». C’est comme ça qu’il est mon
cheval, un cheval que personne ne montera jamais. Et une banderole
légère et certainement sensible, dont sa tête est
ceinte, lui donne une finesse presque féminine, comme s’il se
mouchait dans un mouchoir de dentelles.
Heureusement,
heureusement que je l’ai dessiné. Sans quoi jamais je n’en eusse
vu un pareil. Un tout petit cheval, vous savez, une vraie idée
« cheval ».
Beaucoup
plus près des brises que du sol, beaucoup plus ferme dans la
pure atmosphère malgré ses pattes de devant posées
comme deux crayons. Et il rue vers le ciel, il rue des ruades de
flammes.
**
Il
reste l’expérience de l’éther exposée en deux
temps : une introduction, puis le récit lui-même. Michaux
soutient que l’être humain a besoin de faiblesse. Il faut donc
dépenser ses forces soit par la violence (guerrière) soit
par le sexe. Mais s’il s’obstine dans la continence, comment se
défaire de ses forces et obtenir le calme ?
Excédé,
il recourt à l’éther.
Symbole et raccourci
du départ et de l’annihilation souhaités.
Abrupte chute : En
moins d’une demi-minute l’effondrement des réserves est total.
L’homme est devenu un gisant qui ne maîtrise plus rien. Il n’est
plus que le réceptacle de pensées en écho [qui]
déferlent en lui. Sa pensée se dédouble
à l’infini. Mais se fractionnant à ce jeu de miroir
auquel elle est si inhabituée, sa volonté rompue qui ne
tient plus le coup, doit céder encore, encore, encore, laissant
éclater sa maîtrise, et se ranger à n’être
plus qu’un témoin, un témoin de témoin,
écho sans cesse reculé d’une scène tenant en
quelques secondes, qui s’éloigne à une vitesse
foudroyante.
Dans
cette expérience, le sentiment de genre a disparu. La personne
n’est plus qu’un lieu réceptif aux bruits extérieurs.
Mais l’esprit saisissant cette situation la livre immédiatement
à son carambolage extra-rapide, et la course au recul reprend.
Les effets le
lendemain sont le manque de courage et le découragement. Michaux
décrit cet état avec humour. Puis il fait allusion
à la caféine qui si on a recours à elle, vous
affole d’amour sentimental.
Le récit
de l’expérience de l’éther dont je pourrai continuer
à faire la déficiente paraphrase ne se distingue pas
radicalement d’autres scènes proches de mythes originels dont
Michaux a le secret. L’esprit comme le corps traversent des temps
immémoriaux, des temporalités indéfinissables, des
états de faiblesse et de force, cosmiques, telluriques,
paranormaux.
En quoi cette
expérience appartient-elle à la nuit, Michaux l’ayant
bien intégrée à La nuit remue? C’est « une
» nuit : originelle peut-être, peut-être
létale, ou encore orgasmique. Elle ne peut être
perçue que comme nocturne, étonnamment
mystérieuse, et par certains aspects proche d’une genèse
revisitée.
La
première fois qu’on offre sa santé, sa force, son
âme ignorante à l’amour ou à l’éther, quelle
résonance profonde, mystérieuse ! Cela seul compte, cette
rencontre…
Et plus loin, et
ce sera en quelque sorte le mot de la fin pour ce retour saisonnier
à Michaux, le poète et expérimentateur reprend :
Les lendemains de l’éther sont bien étranges. On sort
dans la rue et ce n’est pas la nourriture qui vous soutient, même
si vous venez d’en prendre, mais plutôt le printemps, un
printemps général ressuscité pour vous, hors de
saison. […] Une sorte de virginité étonnée se lit,
dans vos yeux surtout (et pourtant ça provient de l’ouïe).
C’est comme si on entendait pour la première fois de sa vie.
Bien que
l’expérience elle-même se soucie dans sa description
clinique d’exactitude quasi scientifique, Michaux la présente
comme subjective et son génie créateur fait de cette
« rencontre » avec l’éther une œuvre d’art sertie
des obsessions, mythes, fables qui lui sont chers et qui constituent
son univers mental, qu’il soit ou non en liaison avec une drogue.