Pessoa
garde le troupeau de ses âmes diverses,
démultipliées au fil de son existence. Comment vivre?
Pourquoi ne serait-on qu'un ? Comment ne pas faire en sorte
d'être plusieurs pour perdurer et oublier qu'on meurt?
Ce qui frappe le plus
dans l'entreprise poétique de Pessoa, c'est son angoisse
à l'idée de mourir. Tout revient à cela et avec
quelle force et quelle ampleur par mille interrogations
matérialistes ou spirituelles, qu'il écrive longuement
comme pris dans un flot irrépressible de parole et de
véhémence, qu'il soit bref, au contraire, et d'un lyrisme
de silex.
« Que ma vie
n'est-elle un char à bœufs
d'aventure geignant sur la route, de grand matin,
et qui à son point de départ retourne
entre chien et loup par le même chemin...
Je n'aurais pas besoin d'espérances – de roues seules
j'aurais besoin...
Ma vieillesse n'aurait ni rides ni cheveux blancs...
Lorsque je serais hors d'usage, on m'enlèverait les roues
et je resterais, renversé et mis en pièces au fond d'un
ravin. »
On ne
peut douter, malgré l'obsession théorique,
métaphysique et
existentielle que ce qu'on lit est poésie. Une poésie que
Jean-Paul Sartre n'aurait (ou n'a) sans doute pas
désavouée, si proche semble-t-elle être de
l'existentialisme et du roman La Nausée.
Cependant, la nullité
chez Pessoa frôle la divinité, n'en est que l'avers désespérant.
C'est à peine si la question d'aimer ou pas sa poésie se
pose.
Qu'importe qu'on soit ou non
attiré par ses déferlements de mots et qu'ils penchent au
besoin du côté de la prose. C'est une force qui va
charriant des observations d'une candeur de sage érudit. Quelque
chose se dit là, sur cette terre, à ce moment, dans
l'éphémère et le présent qui
témoigne d'un passage et de sa fragilité.
« J'ai
tout vu, et de tout je me suis émerveillé,
mais ce tout ou bien fut en excès ou bien ne suffit pas, je
ne saurais le dire – et j'ai souffert.
J'ai vécu toutes les émotions, toutes les pensées,
tous les
gestes,
et il m'en est resté une tristesse comme si j'avais voulu les
vivre
sans y parvenir. »
La
matérialité géographique, la
matérialité des paysages, des objets, des êtres qui
vont et viennent provoquent un vertige que toute sa poésie tente
de et tend à transposer.
L'existence ne tient qu'à un fil et ce que perçoit le
regard n'existe que le temps de la perception, puis disparaît. En
être affecté serait ridicule: ce serait une perte
d'énergie, une dissipation mais pourquoi ne pas se perdre dans
la marée des émotions, si l'on peut en soi-même
devenir un autre? Mais alors s'y perdre dans l'effroi de la perte.
« Vis, dis-tu, dans le présent;
Ne vis que dans le présent
Mais moi je ne veux pas le présent, je veux la
réalité; je veux
les choses qui existent, non le temps qui les mesure. »
La géographie plutôt que l'histoire.
L'espace plutôt que le temps. Car la méditation à
laquelle le temps donne lieu est source de déstabilisation,
d'angoisse et d'abîme. L'espace, au contraire, est tangible et
pourrait (qui sait ?) apporter la sérénité.
Le maître de l'intranquillité qu'est Pessoa érige
des murailles de réel pour contrer sa maladie existentielle
souterraine.
« Au volant de la Chevrolet sur la route de Sintra,
au clair de lune et comme en songe, sur la route déserte,
tout seul je conduis, je conduis presque lentement, et un peu
il me semble – ou je me force un peu pour qu'il me semble -
que je suis une autre route, un autre songe, un autre monde,
que je la suis sans avoir quitté Lisbonne ou sans avoir à
gagner Sintra,
que je poursuis, mais qu'y aura-t-il à poursuivre, sinon que
de ne pas s'arrêter, mais aller de l'avant? »
Le Gardeur de troupeaux et les autres poèmes
d'Alberto Caeiro avec Poésies d'Alvaro de Campos , Fernando
Pessoa , Poésie Gallimard, 1987
|