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Le Gardeur de troupeaux et les autres poèmes d'Alberto Caeiro avec Poésies d'Alvaro de Campos , Fernando Pessoa , Poésie Gallimard, 1987

présenté par
Dominique Zinenberg


Pessoa garde le troupeau de ses âmes diverses, démultipliées au fil de son existence. Comment vivre? Pourquoi ne serait-on qu'un ? Comment ne pas faire en sorte d'être plusieurs pour perdurer et oublier qu'on meurt?
Ce qui frappe le plus dans l'entreprise poétique de Pessoa, c'est son angoisse à l'idée de mourir. Tout revient à cela et avec quelle force et quelle ampleur par mille interrogations matérialistes ou spirituelles, qu'il écrive longuement comme pris dans un flot irrépressible de parole et de véhémence, qu'il soit bref, au contraire, et d'un lyrisme de silex.

« Que ma vie n'est-elle un char à bœufs
d'aventure geignant sur la route, de grand matin,
et qui à son point de départ retourne
entre chien et loup par le même chemin...

Je n'aurais pas besoin d'espérances – de roues seules
j'aurais besoin...
Ma vieillesse n'aurait ni rides ni cheveux blancs...
Lorsque je serais hors d'usage, on m'enlèverait les roues
et je resterais, renversé et mis en pièces au fond d'un ravin. »

On ne peut douter, malgré l'obsession théorique, métaphysique et existentielle que ce qu'on lit est poésie. Une poésie que Jean-Paul Sartre n'aurait (ou n'a) sans doute pas désavouée, si proche semble-t-elle être de l'existentialisme et du roman La Nausée.

Cependant, la nullité chez Pessoa frôle la divinité, n'en est que l'avers désespérant.
C'est à peine si la question d'aimer ou pas sa poésie se pose.

Qu'importe qu'on soit ou non attiré par ses déferlements de mots et qu'ils penchent au besoin du côté de la prose. C'est une force qui va charriant des observations d'une candeur de sage érudit. Quelque chose se dit là, sur cette terre, à ce moment, dans l'éphémère et le présent qui témoigne d'un passage et de sa fragilité.

« J'ai tout vu, et de tout je me suis émerveillé,
mais ce tout ou bien fut en excès ou bien ne suffit pas, je
ne saurais le dire – et j'ai souffert.
J'ai vécu toutes les émotions, toutes les pensées, tous les
gestes,
et il m'en est resté une tristesse comme si j'avais voulu les vivre
sans y parvenir. »

 La matérialité géographique, la matérialité des paysages, des objets, des êtres qui vont et viennent provoquent un vertige que toute sa poésie tente de et tend à transposer.
L'existence ne tient qu'à un fil et ce que perçoit le regard n'existe que le temps de la perception, puis disparaît. En être affecté serait ridicule: ce serait une perte d'énergie, une dissipation mais pourquoi ne pas se perdre dans la marée des émotions, si l'on peut en soi-même devenir un autre? Mais alors s'y perdre dans l'effroi de la perte.

« Vis, dis-tu, dans le présent;
Ne vis que dans le présent
Mais moi je ne veux pas le présent, je veux la réalité; je veux
les choses qui existent, non le temps qui les mesure. »

La géographie plutôt que l'histoire. L'espace plutôt que le temps. Car la méditation à laquelle le temps donne lieu est source de déstabilisation, d'angoisse et d'abîme. L'espace, au contraire, est tangible et pourrait (qui sait ?) apporter la sérénité.
Le maître de l'intranquillité qu'est Pessoa érige des murailles de réel pour contrer sa maladie existentielle souterraine.

« Au volant de la Chevrolet sur la route de Sintra,
au clair de lune et comme en songe, sur la route déserte,
tout seul je conduis, je conduis presque lentement, et un peu
il me semble – ou je me force un peu pour qu'il me semble -
que je suis une autre route, un autre songe, un autre monde,
que je la suis sans avoir quitté Lisbonne ou sans avoir à gagner Sintra,
que je poursuis, mais qu'y aura-t-il à poursuivre, sinon que
de ne pas s'arrêter, mais aller de l'avant? »



Le Gardeur de troupeaux et les autres poèmes d'Alberto Caeiro avec Poésies d'Alvaro de Campos , Fernando Pessoa , Poésie Gallimard, 1987




Fernando Pessoa,

présenté par Dominique Zinenberg
Francopolis octobre 2014


  

Créé le 1 mars 2002

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