On
lit à l’endos du livre :
« noie-toi dans la solitude mille fois – noie-toi
dans la solitude jusqu’à ce qu’une silhouette de verre
traverse la diagonale de toutes les solitudes.
noie-toi dans la solitude surtout sans solitude – la transparence
de l’absolu te laissera d’autant plus seul sur la rive
aux lèvres argentées
où le néant seulement peut encore
compter ses pas. »
Je pense que cela donne assez bien le ton du livre.
L’auteur ne se retire pas dans sa solitude pour écrire… il est
solitude, la solitude ne le quitte pas... qu’il marche au
cœur de la foule… dans la rue… dans sa chambre… la solitude l’habite.
Une solitude qui semble s’accentuer à chaque page… elle
circule dans ses veines… trompe son regard, bouche l’horizon… tout est
noir.
« à travers toutes les vies passent des barques noires
et pourries
en fait nos vies ne sont pas autre chose
les barques noires traversent les miroirs noirs
disparaissant, ou persistant tels des points d’interrogations noirs
collés à des points d’exclamations encore plus noirs
Inconnu sur la berge je jette mes pensées de pierre dans l’eau
»
Cette
poésie, FENÊTRE AVEC ESSEULEMENT me semble plus du domaine
philo-poétique… je dirais un long dialogue avec lui-même.
Sa pensée transpire sur la page mais lui, il ne se livre
pas… ne communique pas, il est seul si seul. Ses poèmes sont
comme un robinet ouvert qui laisse le flux s’écouler sans
filtre… comme si l’auteur s’abandonnait à sa plume un peu dans
un état second.
- le cœur est une chose plié en deux – un objet de doute
en écrivant je frappe à cette porte
dédoublée du cœur
je cloue toutes mes douleurs, je me crucifie
en écrivant, j’oublie mon sourire sur la table, tel un clou
mon sourire – clef de disparition. (Eucharistie p.54)
Chaque
poème est un tout en soi, et pourtant on y trouve quand
même une certaine continuité d’un poème à
l’autre, tous ont ce même regard chargé de la solitude.
Son cri est tellement vif et puissant dans chaque poème,
sans ouverture, sans espoir, aucune lumière qu’il m’a
été impossible de lire plus de 3 ou 4 poèmes sans
prendre un temps d’arrêt. (les poèmes sont longs et
intenses contrairement à une certaine tendance
québécoise de nous offrir à peine quelques lignes
par page)
Les
images se succèdent à un tel rythme et d’une couleur si
sombre mais si pénétrante qu’il me fallait retrouver mon
aplomb pour poursuivre… sinon je devenais esclave de cette douloureuse
solitude… et envahie par une sorte de tristesse comme une
culpabilité de vivre dans un pays si calme, sans guerre et
entourée de tant d’amour et de liberté malgré nos
petites chimères. Oui un livre-choc et généreux
qui réveille... et qui nous confronte avec les horreurs de la
guerre. Un cri du coeur quoi et qui devrait circuler à travers
la planète.
La solitude remplie
chaque page, une solitude comme un désespoir, une analyse du
monde à nous faire rougir :
« Quand l’insomnie se remplit d’une illumination insupportable
et les yeux explosent comme des mines
quand la solitude fend les mirages du monde
telles les chairs d’un léviathan pendu à son double obscur
quand la « corne de l’abondance » est remplacée
par une poubelle à l’écriteau « fin »
d’où ne déboule qu’un terroriste
une balle dans la caboche
tel un sinistre éculé… »
Tout
au long de ses longs poèmes, il y aura beaucoup de
répétitions… non par défaut mais comme pour nous
garder dans cet esprit d’esseulement ou une impossibilité
d’effacer, d’oublier, le cœur tatoué du « personne
»
.
*
Le livre s’ouvre ainsi :
- Un morceau de lâcheté noire – rien – aucune solution
personne, personne est une solution… (Sans p.7)
et ce personne vous suivra tout au long de votre lecture...
en voici quelques-uns…
- personne se déchiffre dans le néant
rien l’imite
dans l’esseulement (Le sens du sang p.11)
-personne est un autre nom de la victime
personne est un autre nom du prix du mépris
(En souriant p.13)
-personne descend dans les catacombes
-personne se couvre d’écorce comme d’une autre voix (La
poursuite solitaire p.15)
-personne se cherchait dans le labyrinthe (Théâtre
d’ombres p.48)
-quand personne s’était noyé dans jamais (Sur les
eaux
p.67)
-personne me racontait…
...
personne avait fini depuis longtemps son conte sur les méconnues
(Le conte des méconnues p.106)
" De la nacelle du regard je feuillette les pages de l’air
la voix est un tunnel vertical qu’écoutent le vent et le sable
la voix est un livre aux milliards de pétales tissés de
lettres
remplies de sens plus que toutes les paroles des langues perdues
car le désert n’est pas une désolation de l’espace
mais la vanité dévastée du passé
le labyrinthe réduit à un sablier
oui, la voix s’écrie avec tous ces mondes enfermés
dans d’infimes grains de sable
tels des signes de ponctuation d’un texte inconnu
tel un corps de syllabes vidé du sens mystérieux du sang
oh ! le désert est une forêt d’échos voyageant dans
le vide
..... (extrait Le sens du sang p.11)
***
Je vous donne à
lire le plus court poème de ce recueil :
Le sel du soir
Je flotte tel un noyé parmi des regards
étrangers
oiseau du froid à travers des neigées méconnues –
si l’ombre est un manque
rêvant des choses sous lesquelles elle s’écoule, quel
soleil
remplit mon cerveau de souvenirs – mes ombres intérieures –
quelle main perd, sombre, ses silences
sous les fantômes des étoiles
et quelle bouche perd, fanée, son regard dans un geste ?
Le sourire me regarde depuis l’herbe comme le serpent biblique
mais hélas, je ne suis pas à même de deviner sa
tentation
inconnu reste pour moi son dessein subtil
peut-être le serpent est-il le sourire noir que Dieu a perdu
en se promenant
le dessein ténébreux d’un dieu d’obscurité
entourés d’ange châtrés…
En me couchant, j’ai mis mon diamant vivant
en hiver d’herbe devant le serpent noir
et l’ai enseveli dans le sel su soir -
le diamant de la connaissance extatique et de la vie -
je l’ai mis en corps obscur, moi, l’arbre d’ombre de l’oubli,
et caché dans l’amnésie, j’ai commencé à
flotter
tel un noyé parmi des regards étrangers,
objet incompréhensible
qui ne se rappelle de soi que l’altérité.
Ces
poèmes sont une traduction par Dana Shishmanian, et
honnêtement je suis convaincue que la qualité de la
traduction donne toute sa force au recueil en français… par la
qualité
et la transmission juste de l’âme de ce recueil écrit en
roumain.
Dana et l’auteur tiennent à remercier Nicole Barrière
pour sa relecture attentive et ses suggestions inspirées, y
compris en ce qui concerne le choix du titre…
ainsi que Christian Deudon pour avoir offert la reproduction d’un de
ses tableaux comme illustration de couverture.
Ara Alexandre Shishmanian,
Quittant définitivement la Roumanie avec son épouse
en 1983, il s’est installé en France en tant que
réfugié politique et a suivi des cours de langues...
-
Historien des religions
et auteur de plusieurs études sur l'Inde védique.
- Auteurs de nombreux
livres poésie : il est l’auteur de 14 volumes de poèmes
parus en Roumanie depuis 1997... Voir sa fiche à
L'Harmattan
Vous pouvez lire cet auteur sur le site
- Capital des mots
- Gazette
de la Lucarne des écrivains (aller page 8)
- Dans
la rubrique : Poème du mois du site Poésie
pour tous
de Pedro Vianna
- Francopolis : Salon
de lecture
***
FENÊTRE AVEC
ESSEULEMENT
d' Ara Alexandre Shishmanian, L'Harmattan -
Accent tonique -
Poésie
* Collection dirigée par Nicole Barrière
collection destinée à intensifier et donner force au ton
des poètes pour les inscrire dans l’histoire.
Ce livre est aussi disponible au Québec chez Archambault *
Où
vous pouvez y lire un extrait
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